5. L'Art-Terre (1)
Je descends l'escalier en colimaçon de l'Art-Terre et mon moral dégringole à chaque pas. Mon crâne s'affaisse, mes épaules tombent, dans l'impuissance.
Plus rien à faire.
Le spectacle du paysage ne me procure plus aucune émotion, à croire que le brisement m'a aussi touchée. Pourtant, mon âme d'artiste, elle, s'éveille. Il reste difficile en heure dorée de ne pas se sentir inspirée.
Les spirales de l'édifice que nous quittons chatouillent les cumulus. Le Château de l'Art-Terre, demeure des ECOs, resplendit par sa grandeur et son architecture unique. Entre danses de pierres sculptées et murailles de verre teinté, ses couleurs représentent la ville et apaisent l'œil. Au sommet, le cœurtex aux ailes de papillon sourit sur la capitale, mais sa joie m'esquive. Il me juge, moi, pauvre scarabée perdu dans cette tornade d'escaliers, qui descend jusqu'aux champs de l'Espoir. Tout bas, des fourmis yernas se baladent entre les étangs chatoyant formés des cascades que crache le Château, qui semble flotter. Toutefois, plus je m'approche d'eux, plus l'illusion se dissipe. Les titans de terre, construits en des temps immémoriaux, soulèvent l'édifice d'une force gargantuesque. Ils représentent ceux qui, d'après les légendes, ont permis à la nation de se relever, autrefois. Les passants prient sans doute à leurs pieds. Au loin, derrière les falaises rocailleuses de la Crique de Verre et les tours de villas saupoudrées entre les cours d'eau, la mer scintille, bercée par le soleil. Kavaran, plus calme que d'habitude, se couche dans son drap crépusculaire.
Comment as-tu pu me décevoir ?
— Papa ?
Il me suit sans broncher. Même moi ne ressemble pas autant à un androïde, alors que ma combinaison donne à mes bras un air de poupée désarticulée.
— Je profite de ton manque d'émotion pour te poser une question. Parce que je sais que t'as plus de fierté, de honte ou quoi que ce soit derrière laquelle te cacher.
Je m'interromps sur l'une des marches de marbre beige, extensions du château, et me retourne. Papa Ours m'imite, les yeux rivés sur l'océan qui se défile derrière les habitations, sans attention pour moi, comme si notre lien ne signifiait plus rien. Je déglutis.
— Pourquoi t'es plus ECO ? Pourquoi ils veulent pas t'aider ?
La femme de l'accueil lui avait accordé un regard noir dès qu'il avait pénétré dans le Centre d'approvisionnement. S'il avait préservé son Cœur d'Or, on lui en aurait offert un nouveau sans problème, mais non. Ils mettent leurs citoyens de côté, y compris leurs anciens membres.
Cette fois, ses yeux de pierre m'acculent près des clôtures, et sa voix me fait froid dans le dos.
— J'ai protégé ta mère.
Il me contourne pour continuer sa descente. Pardon ? Suis-je censé me contenter d'une réponse aussi vague ?
— Tu l'as protégée de quoi ?
— Je ne m'en souviens plus. Je sais seulement qu'elle le méritait, comme je méritais mon dédorage.
— Comment ça, tu t'en souviens plus ? Ça t'a coûté ta place au Château et tu vas me faire croire qu'avec un cerveau comme le tien, ça s'est tout bonnement effacé ? Quand est-ce que t'as commencé à mentir comme ça ? J'espère vraiment que c'est à cause du brisement.
— Tu as raison, lâche-t-il du tac au tac. Je m'en souviens. Il m'est juste impossible d'en parler.
— Pourquoi ? Avec tout ce que je fais pour te sauver, là, tu te défiles pour une seule question ?
— Tu te trompes peut-être, Vanny. Il se peut qu'avec mon cœurtex, j'aurais fini par craquer et à tout t'avouer. Cependant, je ne ressens rien. Je sais que je ne peux rien te dire. La raison prime sur l'émotion... mais regarde — je reste une pomme de terre mignonne, non ?
Doigts embourbés dans ses joues, il reprend son chemin jusqu'aux étangs de l'Art-Terre, mais je ne le suis plus. Il perçoit le monde différemment, désormais, et cet humour artificiel me glace le sang. Il ne m'avait pas autant parlé depuis le brisement, pourtant, j'aurais préféré ne rien entendre.
Qu'a pu faire Laurane pour mériter un tel sacrifice ? Pour que papa la fasse passer avant son statut d'Enfant au Cœur d'Or ?
Rien. Absolument rien. Mais alors, devrais-je arrêter de lui faire confiance, lui qui m'a béni de ses vérités, de sa passion, de ses attentions ? Devais-je hurler au mensonge ?
Non plus. Cet homme souffre, aveuglé par l'amour, plus que quiconque en ce monde.
Mes jambes tremblotent. Il a sans doute déjà atteint le champ de l'Espoir, mais les marches s'étendent, je ne peux plus les fouler. Retenue par la clôture, je laisse le poids de mes sentiments et de mes certitudes m'écraser. Il m'a quitté sans m'accorder d'option : il ne veut pas vivre. Les ECOs ne veulent pas le sauver. J'ai insisté, pourtant. Forcé. Je me suis montrée faible, éplorée, me suis ridiculisée pour être entendue. En vain.
Oriane, mon chrysanthème, je suis désolée, mais je manque d'idée. Le monde ignore mon entêtement et mon désespoir. La loi refuse de jouer en ma faveur.
Je crains qu'elle soit en passe de devenir mon ennemie.
Méritais-je une telle sanction ? Papa méritait-il un tel dessein ?
Si oui, j'aurais préféré que l'on m'explique pourquoi. Que l'on me détaille pourquoi le karma s'en est pris à nous de façon aussi virulente.
Et pourquoi... il me force... à lutter. Car seuls les perdants baissent les bras. Et tant que je ne m'avouerai pas vaincue, je ne les rejoindrai pas.
Briser le cœurtex de quelqu'un...
Oh, si je le pouvais, je m'attaquerais aux Absinthes, mais comment blesser la psyché de criminels insensibles ? L'échec se profile rien que d'y penser. Non, lorsque l'on se sent trahi, détruit, violé, ce n'est pas à cause d'inconnus, mais de personnes auxquelles on faisait confiance, que l'on aimait.
Alors, pour sauver papa, dois-je sacrifier quelqu'un d'autre ? Quelqu'un qui m'aimerait ? Quelqu'un qui n'aurait pas de difficulté à obtenir un nouveau cœurtex en cas de brisement ?
Un ECO ?
Comme...
Margaret ? Impossible.
Oriane ? Je ne pourrais m'y résoudre. De toute façon, dans sa famille, seule elle ne travaille pas à l'Art-Terre...
... mais son frère — Yohri ?
Les légèretés qu'avait lâchées ma meilleure amie lorsque je suis entrée dans sa chambre s'alourdissent.
« Tout ce qu'il fait, je le fais mieux, et c'est pas moi qui le dis. »
Pire qu'un chiot, ce gars-là me renifle à la trace, me suit partout où je vais, s'accroche à mes jambes pour assouvir ses plaisirs. Avoir couché avec lui n'implique rien de ma part, mais il se le persuade.
C'est la victime parfaite.
Putain.
Vanadis.
Qu'est-ce que tu racontes ?
Après des mois, des années à chasser les Absinthes, tu envisages de te mettre volontairement dans leur peau, et de détruire des... un cœurtex ?
Où sont passées mes valeurs, bon sang ?
Si je cède maintenant, papa mourra.
Soit je laisse tomber la personne la plus précieuse à mes yeux et romps la promesse que j'ai formulé après le décès de papy-papy...
soit j'enfile mon masque d'Absinthe,
et me risque à recevoir les plus cruelles sanctions.
Non.
Je n'y arrive pas.
Je ne peux pas choisir.
Et personne ne peut me conseiller.
Mettre Oriane dans la confidence, alors que je vise son grand frère ?
Impossible.
Sinon... Margaret ?
Bordel.
Vanny.
Concentre-toi.
Accroche-toi.
Margaret pourrait en savoir plus à propos des dessaignages manuels.
Les parents d'Oriane pourraient accepter sa proposition.
Il reste de l'espoir.
Je m'ébroue, dans l'espoir de chasser mes pensées sombres, et dévale les escaliers. Je ne me sens plus à l'aise. Je ne me sens plus à l'aise nulle part.
J'ai besoin d'aide.
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