4. Le Chrysanthème (3)

À l'époque, la seule avec qui j'ai su me lier d'amitié malgré notre différence de classe était Oriane. Nous ne nous sommes jamais quittées depuis.

— Ils vont bien, tes parents, d'ailleurs ?

— Oh, quand est-ce qu'ils vont mal ? rit-elle. Ils bénissent la ville et la ville les bénit. Tant mieux pour eux.

— Alors qu'il y a des montagnes de cadavres à cause de la crise, derrière le Château ?

— Quoi ? Qui t'a dit ça ?

— Oh, j'imagine juste.

— Je sais que mon père est très impliqué dans la pénurie, mais c'est vrai qu'il est souvent évasif lorsque je tente de lui soutirer des informations. De plus en plus d'Absinthes et de Sans-Cœurs sont jugés à la Cour, au point que l'on manque d'avocats. D'ailleurs, je crois que je vais devoir leur venir en aide.

— Sérieusement ? Félicitations !

— Merci.

— Vraiment, je suis fière de toi.

— C'est pour ça que j'essaie de comprendre un peu mieux comment ils fonctionnent.

— Comment ça ? Tu vas pas défendre des Absinthes, si ?

— Je vais être avocate. On se retrouve à défendre n'importe qui. Ce qui compte, c'est...

— Ouais, je vois. On défend l'ennemi pour payer sa vie, soupiré-je. Faut bien que quelqu'un le fasse.

— ... Que la vérité l'emporte.

Ah, ma meilleure amie et son obsession pour la vérité. Elle la perdra, un jour.

— Les Absinthes sont coupables, affirmé-je. Toujours. Il n'y a pas d'autres vérités.

— Si tu le dis... Il n'empêche qu'en plus de crédits, ça devrait me rapporter quelques Morc'Or. J'en avais déjà récolté pas mal lorsque je travaillais à la crèche. Si tu veux, je pourrais te les offrir et...

— Non, ça sert à rien, j'en ai pas. Je deviendrai pas ECO comme ça. Mais merci quand même.

— Mh.

Elle s'égare dans une armoire où elle range la majorité de ses toiles, et moi, dans mes pensées. L'Art-Terre adore sa famille et son parcours lui permet de décortiquer le système de façon si détaillée qu'elle m'est inaccessible. Pendant ce temps, papa agonise dans sa chambre.

— On doit trouver une solution.

— Pour ton père ? Je demanderai à mes parents, je te l'ai dit.

— Non. Tu comprends pas. Ça fait plusieurs jours qu'il meurt à petit feu, il est seul, et stoïque, c'est horrible. Je peux pas rester plantée là sans rien faire. Et pour être honnête, je connais tes parents, ils sont gentils, mais c'est les premières à prôner le respect de la loi et j'en ai assez bouffé quand j'ai appelé l'Art-Terre.

Un silence. Elle hésite, les yeux voguant dans le vide.

— Toi aussi, je te connais, lâché-je. T'es pas pire qu'eux. Si vraiment je peux pas suivre la loi, je vais devoir trouver autre chose...

— Je sais pas, Navy. Je peux pas contredire mes valeurs ainsi.

— Il va crever ! Si c'était ton père et que personne voulait l'aider, tu resterais ici à rien glander ? À te dire « tant pis, c'est la vie, il l'a mérité » ?

— Le mérite fait pas tout dans la vie, tu sais !

Nous nous regardons, toutes deux éberluées.

— Désolée, ravale-t-elle. Je voulais pas dire ça.

Une vague de froid m'engourdit, et d'un coup, je ne me sens plus à ma place. Je crois que je traîne un seau de désespoir qui se déverse partout où je me pointe.

— J'étais venue ici pour de l'aide. Pas pour une leçon de morale.

— Non ! Excuse-moi !

Ses doigts boursouflés par les traces de bagues croisent les miens.

— On va trouver une solution. Je te le promets. D'accord ? Il faut que je sorte de ma bulle de privilèges, de légalité et tout ce toutim. Je vais t'aider.

— Enfin je retrouve ma petite vendeuse de cr'x'tal ! me moqué-je.

— OK. Baisse d'un ton, prends pas la confiance, arrête de m'appeler comme ça et là je t'aiderai.

Cette fois, mon rire ne germe d'aucune émotion négative, mais de sa grimace, purement amusante, et de son timbre aigu, identique à l'une de nos professeures que l'on imitait pendant des heures au collège.

Pour débuter notre remue-méninge, elle ouvre sur l'écran holographique de son bureau une page blanche qui n'attend qu'à se remplir d'idées — toutes celles pouvant aboutir à une solution est la bienvenue, du moins, en théorie.

— Tu vas me détester, mais on pourrait en voler un.

— Je... te déteste, affirme-t-elle, mais je viens de te promettre quelque chose, alors je note, en espérant que personne n'espionne mon compte. Par contre, j'ai besoin de conceptualiser pour survivre. Comment on ferait ?

— Tu pourrais réessayer de soutirer quelques informations à tes parents... plutôt à ta mère vu que ton père est souvent sur la réserve.

— Parfait. J'efface.

Elle joue la carte des gros yeux, mais moi, celle du chien battu — elle n'y résiste jamais.

— Mets entre parenthèses, si tu veux. C'est qu'une idée.

Nous passons plusieurs dizaines de minutes à nous torturer l'esprit en quête de suggestions farfelues pour sauver papa, à décortiquer le réseau internet de Yer'nayin, à y comparer les informations disponibles avec ceux cachés dans les livres d'Oriane et dans nos cerveaux. De fil en aiguille, nous abordons l'hypothétique disjonction entre un cœurtex et son propriétaire autrement que par le brisement. Mes études m'ont poussé à pratiquer la technique du saignage, maîtrisée des sanguinaires cordiaux, qui consiste en l'injection dans l'organe d'une quantité suffisante du sang pour qu'il se vêtisse de rouge et autorise la liaison avec la personne. Quid de l'inverse, toutefois, le désaignage ? L'un de mes professeurs m'avait assuré de l'impossibilité d'y procéder, mais l'idée me nargue. Si seulement je pouvais tester...

— Je trouve rien d'autre que ce que le monde entier sait déjà. Quand un cœurtex est vieux, défectueux ou brisé, le sang en coule. Il se dessaigne donc seul et n'appartient techniquement plus à personne. Le problème, c'est que ceux qui sont réparables le sont souvent avant le dessaignage complet.

— Si ça ne tenait qu'à moi, je briserais le cœurtex d'un Absinthe à la main et le réparerais moi-même...

même si je ne suis pas encore qualifiée pour remplacer un quelconque forgeur cordial.

Oriane se creuse la tête.

— Pourtant, je suis persuadée d'avoir déjà entendu mes parents et d'autres ECOs parler de dessaignage manuel. C'est peut-être utilisé seulement pour recycler les cœurtex des Absinthes envoyés au Désert, justement. D'ailleurs, je serais pas surprise si leur réserve actuelle survit grâce à ça.

J'écoute à peine.

Briser le coeurtex d'un Absinthe...

Le réparer moi-même...

Le fil rouge de la conversation m'échappe lorsqu'une nouvelle idée m'assomme. Le dessaignage manuel à l'aide d'un quelconque outil ne nous mènera à rien ; le dessaignage automatique, en revanche...

— On pourrait briser le coeurtex de quelqu'un, s'assurer qu'il est réparable, mais attendre qu'il se dessaigne avant de le réparer.

— Je veux bien m'aventurer dans l'illégalité. Peut-être même tester les limites de la Charte. Tous les plus grands avocats savent qu'il faut parfois se salir les doigts et user de son imagination pour l'emporter... mais ça, briser une vie ? C'est cruel. Je te reconnais pas, là.

— Pas une vie. Un Absinthe.

Un moment d'absence.

— Je te reconnais mieux, mais de mon côté, ça ne change rien.

Oriane me plante un couteau de déception dans le dos. Son jugement de valeur me déchire l'égo... car elle a raison. Je ne peux pas me résoudre à penser comme eux. À trop vouloir jouer aux héros, on termine chez l'ennemi, et je n'ai pas encore poussé les ECOs dans leurs derniers retranchements. La juriste m'ôte les mots de la bouche :

— Déjà, avant de réfléchir à tout ça, écoute-moi bien, Navy. Tu dois t'agripper à l'espoir qui subsiste. Même s'il n'en reste qu'une cordelette effilochée. Malgré leurs valeurs, les ECOs restent une institution, et une institution, c'est de l'administration. Et pour qu'une administration t'écoute, tu dois insister. Donc, si tu m'accuses de battre de l'aile et de me dégonfler, j'assume, mais j'ai aussi peur. Avec ça, tu peux risquer l'emprisonnement ou le bannissement, et oui, les Absinthes restent des êtres humains et à ce titre, ils ont des droits. Tant qu'on n'a pas essayé tout ce qui est légal, je ne veux pas que tu tentes autre chose.

Elle m'analyse si bien que j'ai parfois peur qu'elle lise dans mes pensées.

Insister.

— Je peux emmener mon père au Château, leur redemander qu'ils lui donnent un cœurtex jusqu'à ce qu'ils me dégagent, mais après ? Je peux pas continuer indéfiniment ! Même la meilleure des nounous pourrait pas garder un putain de Brisé plus de trois semaines. Sans cœurtex, ça sert à rien.

— Je sais. Je sais... Habille-toi.

— Quoi ?

Elle ramasse mes chausses et mon sac, l'air pressé.

— Vous allez au Château, toi et ton père. Maintenant. Moi, je vais interroger mes parents. On va y arriver. Accroche-toi à cet espoir.

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