2. Le Collier d'Argent (2)

— J'espère que tu n'es pas en train de chercher la petite bête. Cet endroit est devenu un véritable dépotoir.

Margaret se hâte pour jeter à la poubelle des morceaux de cœurtex couleur ébène qui jonchaient le tapis oriental.

— On m'en apporte des trop usés par le temps, ou des brisés pour la troisième ou la quatrième fois, murmure-t-elle en s'appuyant sur le comptoir boisé qui grince sous la pression. Une expertise telle est nécessaire que des décennies d'expérience ne suffisent plus. Je m'habitue presque à laisser les gens à la porte et à voir partir des Yernas de marbre... La plupart vont pourrir ici.

— Les forgeurs cordiaux et toi faites un boulot admirable et respectable. Je suis sûre que les autres ECOs finiront par trouver une solution, t'en fais pas pour ça.

— Il faudrait déjà que l'on sache ce qui provoque un tel épuisement des ressources.

Que... Comment ça?

— Vous... ne le savez pas ? Pourtant, les communiqués disent que...

— Les communiqués racontent bien des sottises, Vanadis. Les ECOs sont censés être sur un pied d'égalité. C'est ainsi que le gouvernement fonctionne. Si je ne le sais pas, personne ne devrait le savoir. Écoute, je vais te dire quelque chose, approche un peu.

La coupelle de thé grince contre une étagère. Margaret et moi nous enfonçons dans son atelier, près du rideau de perles qui délimite l'entrepôt.

— Le gouvernement veut faire croire que tout est sous contrôle, et c'est normal. Les ECOs restent extrêmement minoritaires à Yer'nayin, mais je peux t'assurer que nous craignons pour notre futur. De ce que j'entends dans l'Art-Terre, la pénurie est de bien plus grande envergure que ce que laissent penser les informations officielles. Les morts sont bien plus nombreux que ce que l'on ose avouer. Je me demande simplement quand ils arrêteront cette mascarade et qu'ils agiront en conséquence.

— Mais...

Si tant de monde se devait de pleurer leurs disparus, nous les entendrions. Toutefois, elle ne mentirait pas ainsi.

— Je suppose que je dédoublerai d'efforts pour être asociale, alors, ironisé-je.

— C'est un moyen comme un autre de se protéger, oui. Désolée de t'accabler de plus de négatif alors que tu venais ici pour repartir l'esprit léger.

— Non, c'est pas grave. On peut pas vivre comme si de rien n'était tous les jours, surtout si des gens meurent. Et peut-être que ça devrait pas, mais... ça fait que me motiver plus pour chasser des Absinthes.

Me battre contre ces fléaux de la société m'assurait un destin différent du leur. Même si je brisais accidentellement un cœurtex, c'en serait un vert, et ce ne serait qu'une avance prise sur les SCOs. On ne m'enverrait pas les rejoindre sur l'île régie par leur diable. Enfin, je doute qu'on y trouve un véritable démon — on raconte cette histoire pour apeurer les enfants. La vérité ne doit tout de même pas beaucoup s'en éloigner.

— Je ne juge pas utile le fait de placer les Absinthes dans notre ligne de mire, continue-t-elle. Le problème vient d'autre part.

— Tu vas devoir te rendre à l'évidence un jour. Ce sont eux qui brisent les cœurtex. Si des gens meurent, c'est de leur faute !

— Peut-être, mais il arrive également à des personnes exemplaires de briser des cœurtex sans le vouloir. C'est humain. Ne t'es-tu jamais retrouvée face à un garçon qui t'aimait passionnément, sans que tu ne ressentes quoi que ce soit pour lui ?

Ah...

L'amour à sens unique. Je ne connaissais que cela — pas car je tombais amoureuse d'inconnus, de pitres ou de narcissiques du dimanche, mais car eux tombaient amoureux, ou du moins, ils jouaient bien leur jeu. Je ne me suis jamais sentie investie dans l'une de mes relations. Aucune ne m'a investie comme je m'y attendais.

« Arrête. »

Bordel. En un mot, l'autre snob de Cœur d'Or s'est installé dans mon crâne comme dans son manoir, et sans payer le loyer. S'était-il doté d'un œil lisant dans les cœurtex ?

Ne pas ressentir l'amour, tel que le monde le connaît...

— Ça fait de moi une Absinthe ?

— Non, bien sûr que non ! Au contraire. Tu sais, je ne serais pas étonnée si tu avais déjà brisé le cœurtex de quelques jeunes hommes sans t'en rendre compte. Et pourtant, tu es toujours là, avec moi, et ton cœurtex rutile plus que jamais, en bonne santé.

— Je crois que tu me surestimes.

— Tu t'embellis de jour en jour, mon papillon. Regarde tes cheveux, encore un peu et tu vas redevenir rousse... aussi ardente que la braise !

— Mes cheveux sont rouges justement pour ne pas être roux. Sinon, je ressemble trop à Laurane.

— Alors, regarde-moi cette chemise ! Tu attires l'œil.

Encore trempée, cette dernière me colle à la peau et s'enfonce sous mes ceintures et, plus bas, les lanières attachées à mes cuissardes. L'idée que le monde puisse juger mes vergetures me coince la gorge, mais je me suis battue pour porter ces vêtements. Je le mérite. Les personnes qui n'aiment pas ce qu'ils voient n'ont juste pas de goût.

— Tu vas pas me demander de porter autre chose, si ?

— Jamais ! Laisse-moi te complimenter, Vanadis. D'ailleurs, j'ai un cadeau pour toi. Je pense que tu serais encore plus ravissante avec ceci...

Son tablier et sa robe blanche virevoltent derrière ses établis poussiéreux. Margaret revient, toute sautillante, le poing clos, et me demande de fermer les yeux.

Lorsque je les rouvre, un collier d'argent pendouille entre ses doigts — un médaillon, aussi brillants que ces derniers, se démarque du reste de la pièce, souligné de formes gracieuses et uniques. Elle le pose dans ma paume et la lumière met en valeur des initiales gravées. Lorsque je les gratte de l'ongle, l'objet s'ouvre et dévoile un cadran de montre.

— Je l'ai fait pour toi, affirme-t-elle, un sourire juvénile sur le visage.

Je ne peux que me perdre dans ces aiguilles qui cliquettent au rythme de mon cœur. Voilà la particularité de Margaret — c'est une forgeuse cordiale, oui aussi une forgeuse, tout simplement, pleine de bonnes intentions. Lorsque son regard d'ange m'envoûte, je ne deviens que guimauve. Sans que je lui demande, elle m'attache le bijou autour du cou, et le voilà réfugié entre mon cœur et mon cœurtex, à l'abri des regards.

— Merci. Il est magnifique.

Je ne le lâcherai pas.

Margaret mérite son rôle de grand-mère. Elle m'a déjà offert des cadeaux, que je préserve au chaud dans ma chambre, mais jamais un ne pouvait me suivre à tout moment. Les présents, surtout ceux faits à la main, enferment l'essence même de l'offrant, pour que son énergie nous réconforte jusque dans les moments les plus sombres. Désormais, son esprit m'accompagnera partout où j'irai.

Le cœur léger, Margaret et moi discutons jusqu'à la fermeture, annoncée par le crépuscule. Elle qui habite à l'étage, son trajet n'est pas long, mais la situation m'accule — je me vois obligée de rentrer. Je prends mon courage, ou plutôt, le cadran offert, à deux mains, et la quitte pour braver la nuit venteuse en direction du Quartier Solace.

S'ils se disputent encore...

Bah. Je les ignorerai. Comme d'habitude. Ils ne savent plus communiquer sans gesticuler d'un air menaçant ou sans dégainer des regards tranchants. Moi-même, en présence de Laurane, n'usais que d'interjections dignes des plus profondes abysses pour exprimer ma lassitude.

Je monte les marches d'un pas hésitant. Lorsque j'arrive au palier, la station d'accueil extérieure reconnaît mon cœurtex et la porte commence à s'ouvrir sur un silence d'enterrement.

Le soulagement m'arrache un soupir. Je n'aurai pas à esquiver leurs coups de couteau... mais l'entrée s'élargit encore. Des livres jonchent le sol et la table basse. Le tapis s'élève en une colline de poussière. Me suis-je trompé d'appartement, ou... ?

Mes doigts tremblotants se posent sur l'encadrement.

« Parfois, le silence parle plus que les mots. »

Et quel silence.

Ado, je me répétais ce proverbe dès que je devais affronter le mutisme de mes parents. Désormais, entre ces quatre murs étouffants, il prend une toute autre dimension.

— Papa ?

Un taudis a remplacé notre maison. Malgré l'absence de bruit, la colère, la rage et le désespoir qui ont assiégé ces murs me bouchent les oreilles. Les feuilles éparpillées, l'étagère brisée, les couleurs chaleureuses refroidies par la bouillie de pixels crachée par la fenêtre défectueuse, et là, entre deux morceaux de porcelaine, une flaque de sang. Mon cœur s'écoule dans mes intestins.

Je titube jusqu'à cette dernière. Écarte des éclats à moitié laiteux qui y nagent. Une pointe me perfore le doigt. Putain — je n'ai pas le temps de me blesser, il...

Certains morceaux ne sont pas blancs.

Ce n'est pas de la porcelaine, mais autre chose, impossible à confondre.

— Papa ! je hurle, une, deux fois.

Des souvenirs enfouis ressurgissent tels des prédateurs surprenant leur proie. Les Missions. Le brisement. Laurane. La discussion. Leur animosité. Son sourire. J'ouvre les portes à la volée.

Couloir.

Salle de bain.

Chambre. Sa chambre.

Elle stagne, gravée dans l'espace-temps, comme capturée par un appareil photo. La vie lui manque, jusqu'à —

jusqu'à une ombre, affalée par terre, près de son lit.

Non.

Pas une ombre.

Papa.

Sans cœurtex.

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