18. La Vengeance (3)
Dès que ce malade approche avec sa pile de plateaux, dans le couloir, je me roule en boule, les yeux fermés et les oreilles bouchées. Son regard pervers m'avait filé des frissons qui m'empêchaient d'ingérer ce qu'il m'apportait. Je ne ressemble pas à une « jeune fille ».
Je ne réussirai plus à entendre ces mots sans vomir.
Le glissement de la porte s'immisce entre deux battements cardiaques, suivi du plateau posé sur la table.
Je déglutis.
Le deuxième glissement ne vient pas. Il ne quitte pas la bulle.
Mes yeux s'écarquillent. Devant les multiples tuyaux qui grouillent dans la mer, son reflet se trémousse. Il grandit, s'approche. Une main chaude empoigne mon épaule. Une main glaciale. Une main électrique. Mon cœur sursaute, moi aussi, et ma poitrine explose. Le verre craque sous mes jambes titubantes.
— Me touchez pas ! m'enroué-je.
Il lâche un soupir moite qui me bloque la gorge, me crispe les muscles. Son regard se stabilise, mais son corps tressaute comme un androïde défectueux. Il recule.
— Moi qui pensais que tu n'étais pas atteinte comme les autres.
— Atteinte ? C'est vous qu'êtes atteints, plutôt !
— Tu dois hériter ça de ton père.
— Hein ?
— Bonne chance pour la déportation.
— Quoi ? Qu'est-ce que vous savez sur mon père ?
Le sol s'est transformé en tapis roulant pour défier mes pas frénétiques. La porte glisse et m'effleure les doigts. L'ECO s'enfuit derrière les nébuleuses artificielles que le courant marin souffle sur le tube. Mes poings détalent sur la vitre à la même vitesse. Le choc émis s'alourdit à chaque coup. Seul moi l'entends.
Mes ongles s'écrasent dans l'invincible plexiglas, incapables de lui infliger ne serait-ce qu'une égratignure. L'homme s'est envolé avec un secret sous sa cape. Il existe donc une raison à mon malheur et je ne saurai jamais laquelle. Qu'a pu faire papa pour mériter cette destitution ? Est-ce en rapport avec la seringue qu'il m'avait plantée dans le bras, cette nuit-là ?
Il ne me cache jamais rien. Pourtant, ce souvenir, qui n'a remonté que récemment, semble prouver le contraire.
Une explication m'attend, il ne me reste qu'à la trouver. Papa ne m'a rien omis, ne m'a jamais menti ! Alors, cette histoire, ce que ce pervers sous-entend — j'aurais dû me douter qu'il ne me donnerait pas ce que je cherchais —, c'est... autre chose.
Malheureusement, personne ne me répondra.
ღ
« J'ai appris à fabriquer ma propre chrysalide en trouvant un peu d'lumière dans l'noir, d'vie dans la mort. Puis j'ai appris à m'transformer en papillon à travers une vie entière de... rien. D'juste savoir que quoi que j'fasse, j'irai pas bien. Mais grâce à ça, je suis devenue libre. »
Ethel avait énoncé ses mots, quelque temps avant sa mort. Les dernières semaines ont filé aussi vite que si ma vie avait défilé sous mes yeux, si bien que la date m'échappe.
Comment s'est-elle débrouillée ?
Comment trouver une lumière dans cette eau sombre ? L'on se croirait dans l'espace, à flotter éperdument dans cette bulle, sans rien apercevoir à des kilomètres à la ronde.
Quelle heure est-il ? Je n'ai pas fermé les yeux de la nuit — les ECOs emmagasinent la luminosité du monde dans ce complexe et ce n'est pas celle que je cherche. Au contraire, l'esthétique a beau me plaire, mes heures de sommeil s'éparpillent, inégales.
Un glissement. Une goutte de transpiration s'écoule.
Un tank blindé au cœurtex doré m'attend à la porte. Celle-ci s'ouvre partiellement. En pleine nuit ?
— Préparez-vous. Vous quittez le pays.
Que...
Non.
C'est...
Impossible.
— Levez-vous. Maintenant.
Mes rêves. Réduits en poussière.
Ma vie. Jetée à la poubelle.
Mon cœurtex. Prêt pour la casse.
Papa. Seul à jamais.
Et papy-papy... Bien heureux de n'être que cendres pour ne jamais avoir à entendre ces mots.
Je ne peux pas respirer le même air que ces personnes-là. Plus maintenant.
— Allez !
Le grondement prend en ampleur entre ces parois et me pousse sur mes pieds. J'avance, mais recule. J'ai rompu la promesse que je lui ai faite. À quoi lire son journal en boucle aura-t-il servi ? À mieux désobéir ? À moins bien écouter ses conseils ? À tacher l'honneur de ma famille, assez salie ?
On me bouscule en lieux inconnus. Je remonte à la surface, je crois. S'il vous plaît, non. Enterrez-moi. Lâchez-moi dans la mer, que je me noie. Je suis habituée. Je me suis déjà laissée submerger par mes émotions et cette erreur me coûte aujourd'hui la vie, une vie de joie et de succès. J'aurais dû le savoir — il ne faut jamais laisser les sentiments prendre le dessus sur la raison, car ces derniers sont indomptables. Ils font de nous leur marionnette et se jouent de nos rêves, de nos peines.
Cette saleté de cœurtex m'a fait mettre un nombre incalculable de personnes en danger. Comment me regarder dans le miroir après cela ?
Le dessin de chrysanthème, enfoui dans la poche de mon chaperon, m'effleure le doigt. Je n'aurais pas dû douter de toi. Tu es toujours là, toi, au moins. Et tu n'es pas toute seule.
Je loge le bout de papier dans le cadran que Margaret m'avait offert, et qu'Oriane avait du glisser dans me remettre en cachette, en prenant soin de le fermer. Il tintinnabule contre mon cœurtex et s'abrite dans le creux de ma poitrine. Les deux femmes de ma vie. Tant que je suis debout, sous le même ciel que le vôtre, vous ne voudriez pas me voir abattue ainsi.
J'inspire un coup, perdue dans le labyrinthe d'escaliers marbrés.
J'expire.
J ' i n s p i r e.
J ' e x p i r e.
Le rythme de mon cœur s'atténue. Je suffoquais sans m'en rendre compte.
Voyons le bon côté des choses. Là-bas, ces démons, non — ces gens sont comme Ethel. Oui. Ils le sont ! Ils...
Ah, raconte pas des conneries, Vanny ! S'ils sont comme Ethel, c'est bien en Enfer que je me dirige ! Et l'espoir se meurt...
Une nouvelle salle se dévoile, infestée de machinerie et d'ECOs qui débordent de chaque mur. Ils m'acculent dans un coin entre plusieurs Absinthes qui me jettent des regards noirs. Mes poils s'en hérissent. Tout le monde veut ma peau.
— Qu'est-ce qu'on fait ici ? demande l'un d'eux.
— Vous ne pouvez pas partir sur cette île avec votre cœurtex, mais comme nous l'oblige la Charte, que nous comptons bien modifier, nous vous laissons le choix : comment voulez-vous vous en débarrasser ? Nous pouvons vous le briser ou vous le dessaigner.
Oh.
Alors ils peuvent dessaigner. Étant donné l'interdiction de cette technique dans nos rues, j'imagine que les lois s'allègent par magie lorsque l'on pénètre dans l'Art-Terre.
Ethel manipulait ces seringues, ces bijoux de technologie, avec plus de délicatesse que le cr'x'tal qui la faisait planer. Plus rare que l'or, elles représentaient l'adrénaline qui la faisait vivre. Pendant ce temps, entre deux averses de lustres scintillants, des robots antiques qui ne servaient qu'au dessaignement poussaient du marbre et des prismes du Château comme du lierre luxueux.
— Toi.
Le doigt d'un ECO masque son casque. Les regards se retournent vers moi. Ils veulent que je sois la première à sacrifier mon organe ? Je ne me suis pas décidée ! J'aurais besoin d'heures de réflexion...
Ma salive me griffe la gorge. J'avance à pas hésitants vers la dalle montrée par le garde, vers un réceptacle de cœurtex surélevé. L'un des bras métalliques qui pend du plafond s'agite en ma présence, ses doigts se courbent en un rond parfait devant ma poitrine, prêts à le démolir d'une chiquenaude.
— Ce sera ?
Revivre le dessaignage ne me tente pas. Mon expérience et celle de M. Naha m'urgent de choisir le brisement, peut-être plus bref, moins douloureux, comme l'avaient vécu papa et cet Absinthe que j'avais capturé.
Je n'avais jamais connu plus vive déception que lorsque la vie m'a confronté à la dure réalité. Les ECOs, loin du rêve dont le monde nous parlait, ne sont finalement qu'un gouvernement comme un autre — facile à supporter avec un peu de poudre aux yeux, mais au fond, bon à donner la gerbe. Mon rôle a déteint sur mon esprit, car cette pensée me hante : ils ne méritent pas de récupérer mon cœurtex. S'ils veulent se débarrasser de moi, qu'ils se débarrassent aussi de cet organe dont ils ont tant besoin. Qu'ils le brisent sans espoir de réparation ultérieure et tant pis s'ils finissent par en manquer. Ils comprendront ce que les concitoyens lambdas comme papa et moi avons subi toutes ces semaines.
Ils ont ouvert le passage droit vers mon pire cauchemar. Laissez-moi les guider vers le leur.
— Brisez-le moi.
— C'est toi !
— Comment... ?
Aucun des Enfants au Cœur d'Or n'a prononcé ces mots. À la place, une montagne cadavérique dissimulée dans le groupe d'Absinthes fait rouler ses chausses rocailleuses vers moi. L'un des gardes lève nonchalamment son arbalète, sans réaction en retour. Il ne comprime pas mon corps, il le broie, sans même le toucher, et m'aplatit du regard, et mon visage s'affaisse, les paupières lourdes.
— T'as brisé mon neveu. Tu cherches à me provoquer jusqu'à mes derniers désespoirs, petite peste ?
— J'te conseille de t'calmer, l'Absinthe, grince un ECO, avant qu'tes derniers désespoirs s'transforment en derniers souffles.
Nafwel. Ma dernière Mission. C'est — c'est son oncle. Sa famille.
— Je... Je ne voulais pas...
— Gâche pas ta salive !
Une masse me fracasse le crâne et je survole le monde. Mon cœur tournoie. Ma cervelle va surchauffer. Mon coude se cogne contre le réceptacle. Mon corps suit.
Une infinité de seringues me tiraillent le visage. Je souffle mes cheveux. Le garde me fixe, immobile. Son collègue pose une main sur son épaule. Ne veulent-ils pas m'aider ? Me sauver d'une souffrance gratuite ?
Ma cheville glisse, ma jambe se plie en mille et je flanche, regard au paradis, crâne contre le marbre — boum.
De nouvelles tiges frigorifiées. Elles m'injectent leur venin. Ma nuque s'affaisse ; mes paumes ne me soigneront pas, alors pourquoi les poser dessus au lieu de me défendre ?
La silhouette de l'Absinthe m'engouffre dans sa folie. Ses poings s'élancent. Mes poignets les contrent, mais se brisent. Une massue enfonce mon nez dans mon cerveau.
Les molécules du poison éclatent. Sous murmures et grognements, j'explose en une mare de sang.
Pourquoi n'interviennent-ils pas ?
Mes gencives pleurent. Pourvu que je ne perde pas de dents.
Réagir.
Pour ne pas m'effondrer, je dois réagir.
Une rivière de lave coule sur ma mâchoire. Les ombres me martèlent. L'orage et le blizzard se déchaînent. Le venin aspire mon énergie. Je dois concentrer cette dernière... dans mon ventre.
Abdomen de titane.
Entre deux coups, encaissés, je m'élève telle une cascade vers le ciel. Ma mâchoire s'ouvre et se referme sur sa chair. Mes bras prennent son crâne en sandwich. Ils glissent. Mes dents mastiquent son épiderme. Son cri me perce les tympans, il tombe en même temps que son propriétaire.
Je rampe. La douleur me tord la gorge, je tousse des pâtés non identifiables. La silhouette m'enveloppe de nouveau. Mes jambes l'enchaînent. Un. Deux. Trois coups. Elle s'écroule, ses doigts plantés dans mes joues, tels des crocs dans son dîner. Telles mes dents dans son cou... en pire.
Une poutre me compresse le cou. L'air s'estompe.
— Allez, ça suffit, maintenant, sinon j'tire !
— Ils vont mourir de toute façon, fais pas chier et laisse-les s'buter ici.
— Ta gueule, toi. Absinthe ! beugle un garde. Mains en l'air !
La souffrance. Les bras qui s'entrechoquent comme des épées. Le métal sous ma langue — mon sang ou le parterre ? Le monstre ne réagit pas, n'obéit pas, il suffoque plus fort que mon cœur ne bat, et il joue la pire des symphonies.
— J'veux profiter de ma colère une dernière fois pour la libérer contre celle qui m'l'aura fait perdre !
L'Absinthe s'envole, torse bombé, poings liés. Une larme coule, et son visage se dessine : une gueule torturée, des yeux incendiés, et un cœurtex génocidaire. Je...
Ses phalanges s'écrasent contre mes orbites. Ils éclatent, me badigeonnent de filets de sang. Mes os craquent, ils voltigent, sonnent le glas contre le mur. Mon cerveau s'effondre en une flaque de spaghetti.
Pourtant, il ne m'a pas touché.
Et mon corps reste entier.
Plusieurs sifflements me frôlent. Une douche rougeâtre m'étouffe. Je m'y noie comme dans un océan. Ce n'est pas le mien. Ma paume tremblote contre mes cernes. La gueule de l'Absinthe a disparu, remplacée par le déchirement de flèches plantées dans son crâne, dans son cou, dans son torse, dans son corps, qui s'écrase. Les munitions se brisent. Leur pointe métallique carillonne dans un clapotement humide.
C'en est trop.
Vite, que l'on me brise, car une mer d'émotions me submerge de nouveau, moi, pauvre île sans défense. La vie a quitté ce monstre, mais la tempête ne s'est pas apaisée. Les vagues de terreur s'écrasent toujours contre mon cœurtex. Pourquoi sont-ils restés si longtemps sans répliquer ? Les éclairs de douleur me foudroient la peau. Mes pieds glissent sur le sol inondé.
J'ai brisé. J'ai tué l'autre.
L'histoire de M. Naha et d'Ethel se répète.
Je suis la pire de tous.
Les murmures continuent. Pleurer me sauverait-il ?
L'air se coince dans mes poumons.
Un morceau de papier coule dans le sang. Une feuille de forme fleurie.
Oriane.
Son cadeau.
Son âme.
« Tu peux être fière. »
Elle se noie, s'effrite, mais m'encourage, me procure la force nécessaire pour ne pas abandonner, pour me battre.
Jusqu'au bout.
Mes paupières papillonnent.
Impossible que je termine comme lui.
S'ils m'envoient là-bas, ma mort est toute tracée.
Alors je dois—
Mes membres s'agitent.
Je—
Mon cœurtex.
Dans le réceptacle.
Le bras métallique.
Ses doigts.
— Atten...
Crac.
Crac.
C R A C.
Il explose.
Un trou béant creuse ma poitrine.
Les cadavres de papillons s'éparpillent au sol.
Mes cheveux fondent.
Le monde fond.
Je fonds.
Le poison des seringues n'est pas parti.
Je m'enveloppe dans mon corps.
Il m'a gâché...
mes dernières secondes.
Douleur. Souffrance. Martyr. Déchirement. Brisement. Rupture. Martèlement. Mutilation. Acide. Brûlure. Folie. Dieu.
Je...
papa...
Je t'aimerai toujours.
Au—
revoir.
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