18. La Vengeance (2)

Est-ce ainsi qu'ils caressent les Absinthes dans le sens du poil avant de les jeter à leur mort ? En les encageant dans la plus belle prison du monde ?

Connectées à des tuyaux entremêlés dans lesquels divaguent des ECOs, des dizaines de bulles comme celle dans laquelle on m'a enfermée flottent dans cette vaste mer. Ils sont malins... et leur technique fonctionne : je devrais me morfondre et pleurer toutes les larmes de mon corps, pourtant, je ne peux m'empêcher de divaguer entre les bancs de poissons et les parois des couloirs desquelles glissent éclats d'étoile et tâches nébuleuses.

Au moins, je me souviendrai longtemps de mes premiers pas ici. Même si je suis devenu le monstre que j'ai toujours détesté, j'aurai découvert un landerneau sublime, entre océan et voie lactée. Qui plus est, le tapis à l'entrée nettoie automatiquement les semelles ! Pourquoi ne rendre cette technologie accessible ? Les quartiers populaires ne la méritent-ils pas ?

Un soupir m'échappe.

Quel gâchis d'utiliser cet endroit pour emprisonner des âmes perdues...

Dans l'infini turquoise, une silhouette s'anime, une pile de plateaux dans les mains. À manger, enfin! D'après mes observations, toutes les bulles liées à ce tube sont remplies d'Absinthes, du moins, aux yeux de l'Art-Terre... mais alors, pourquoi l'ECO s'amuse-t-il à converser avec l'un d'eux ? Derrière un rayon solaire, un homme à l'organe vert accorde un sourire éclatant au garde. Ils rient. Toutefois, leur camaraderie ne dure pas. Une torpeur débridée déforme le visage de l'Absinthe, qui écrase son cœurtex d'une poigne féroce comme s'il lui insufflait une rage et une douleur impénétrables. Le Cœur d'Or s'éloigne, s'approche de ma bulle insonorisée. Je me redresse sur le canapé en diamant. Que s'est-il passé?

La porte vitreuse disparaît. Pas de soldat ou d'armure à l'horizon — le servant arbore un habit simpliste pour la richesse de Kavaran. Or, il brille de mille feux.

— Vous m'apportez à manger ? tenté-je.

— Il semblerait.

— Je vous ai vu parler avec l'Absinthe, dans la... « chambre » d'à côté. Il avait l'air de vous apprécier.

— Il va être déporté. Il a bien besoin d'un petit remontant.

Une main gracile dépose le plateau scintillant. Ma mâchoire peine déjà à mastiquer le poisson qui fume sur l'assiette. J'aimerais lui demander pourquoi nous servir de la véritable nourriture, mais d'autres questions priment.

— Pourtant... vous devriez pas lui parler. Le monde est censé détester les Absinthes. Les ECOs l'ont toujours fait et... y'a encore un mois, je le faisais aussi, si non pas toujours. Alors, pourquoi ?

— Tu veux dire que tu ne mérites pas que je t'adresse la parole ?

— Je suis pas...

Je ne maîtrise plus rien. Suis-je courageuse ? Fière ? Suis-je un monstre ? Je m'engouffre dans mes paumes, perdue dans la profondeur de la mer sous mes pieds.

— Une Absinthe ? maugrée-t-il. La grande majorité d'entre eux n'assument pas qui ils sont. Peut-être bien même qu'ils ne s'en rendent pas compte ! Pour eux, ils restent des Yernas victimes de malchance ou d'injustice. Et je vais te dire une chose, jeune fille : peut-être qu'ils ont raison. En ce sens, rien ne m'empêche de taper la causette et de rire un peu avec eux. Ils ne me briseront pas le coeurtex avec quelques anecdotes ! En revanche, les crimes qu'ils ont commis restent irréparables. Ainsi, je ne m'attache pas à eux.

— Vous savez si j'aurai un procès ?

— Si tu es là, n'y compte pas. Tu es bonne pour la déportation !

— Mais...

— Les ECOs ont toujours une bonne raison pour mettre un procès aux oubliettes. J'ignore ce que tu as fait, mais penses-y, tu comprendras peut-être.

Perversement léger, il m'a jeté ce pic comme à une vieille amie. Je n'ai pas besoin de telles condamnations. Si l'on me refuse un procès équitable, quid de leur justice ? Où sont passés mes droits en tant que citoyenne ? Si seulement Ethel ne m'avait pas...

Si elle ne m'avait pas...

— C'est pas de ma faute ! Je me suis faite entraîner par cette Absinthe, ce... ce Papillon de Nuit ! Vous le connaissez, non ? Elle s'insaigne le cœurtex avec le sang d'Yernas pour pas qu'il soit vert ! Je savais pas qui elle était, ou que c'était une Absinthe ! Elle m'a embobinée dans son histoire, alors s'il vous plaît, laissez-moi au moins me défendre.

Heureusement qu'elle n'est plus là pour me jeter son dévolu en retour...

Le garde se pince les lèvres, le regard évitant.

— Jeune fille, je suis navrée, mais je ne peux rien faire pour toi. Si jamais tu veux prouver quoi que ce soit, en revanche, je t'encourage à ne pas te rebeller plus que tu ne l'as déjà fait. Prépare-toi à accepter la décision et tâche de survivre là-bas. La seule personne à laquelle tu pourras prouver quoi que ce soit, c'est toi, seulement toi.

— Mais, je vous assure, je mérite pas de me retrouver «là-bas»!

Ce n'est pas moi que tu dois convaincre. Désolé, jeune fille. Je te souhaite bonne chance, et un bon appétit.

Le servant tourne les talons.

                « Toi, seulement toi » — mais tout du long, c'est...

— Non, attendez !

                ... c'est à papa que j'ai voulu me prouver.

L'homme soupire, agacé de voir les plateaux des autres prisonniers refroidir.

— Vous connaissez un Adei Nohr ? C'est mon père.

— Non, navré, somnole-t-il déjà.

— Je me suis battue pour le sauver et... apparemment, les ECOs ont accepté de lui offrir un cœurtex, alors qu'il n'en est plus un lui-même. J'allais vous demander si vous saviez pourquoi il a justement été destitué, mais j'imagine que ça sert à rien. De toute façon, c'était y'a longtemps. À quoi bon...

— Je suppose que je peux me renseigner.

Son flegme bouleverse le sens de ses paroles... mais ces dernières résonnent.

— Vraiment ?

— Pourquoi pas ?

Un souffle.

Quelle utopie nous aurions vécu s'il n'avait pas été limogé ! Alors, quitte à partir, autant savoir pourquoi l'Art-Terre m'aura mené la vie dure, pourquoi elle m'aura obligée à me rebeller pour le sauver. Je m'étais tant posé la question qu'une réponse paraissait inespérée, pourtant... cet homme me l'offrira peut-être.

A travers cet inconnu, je reconnais enfin les ECOs et les valeurs qu'ils portent.

— Je n'aurais jamais pu rêver devenir comme vous. Merci... Vous me faites penser à ma meilleure amie et son étrange sympathie pour les Absinthes, ricané-je. Dire que je voulais joindre vos rangs...

— J'ai à faire, marmonne-t-il en agitant son nez. Si tu as une dernière question, je te conseille de ne pas attendre.

— En fait... oui, peut-être.

Dissimulé par des étincelles, l'Absinthe qu'il avait visité fracasse son canapé, forgé dans un prisme cristallin, mais il a beau enchaîner les coups, l'objet ne bouge pas. Sa mâchoire se déboîte. Il s'éclate le crâne par terre. Son corps suit. Sa jambe désarticulée glisse entre ses bras.

Ce n'est... pas normal.

— Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ? Vous discutiez et... c'est comme si un démon avait pris possession de lui.

— Son coeurtex reste malade. Ce genre d'événements n'est pas rare. Il trouvera bien sa place sur l'île.

— Ça ne m'est pas arrivé, pourtant. Vous voyez que je vais bien ! Je ne suis pas...

— La couleur du cœurtex ne fait pas l'Absinthe, jeune fille.

Je n'avais été témoin de telles crises que face à des Absinthes... ou à Ethel. Toutefois, cette dernière m'avait avoué en subir depuis son enfance. À Yer'nayin, les dysfonctionnements de cœurtex, voire de cerveau, n'existent pas. Alors comment a-t-il viré de l'interlocuteur sympathique au monstre à exorciser ? La couleur joue-t-elle réellement un rôle ?

Je me l'étais déjà demandé, autrefois, et la réponse m'avait parue évidente. Toutefois, mon propre organe s'est pâmé de cette couleur radioactive alors que j'avais jugé agir pour le bien. Si Ethel ne me l'avait pas dessaigné, si le sang d'un inconnu ne l'animait pas en ce moment, aurais-je aussi sombré dans la démence ? Si oui, cela signifie que nos erreurs nous maudissent de ce rôle d'Absinthe, et que notre cœurtex s'assure que l'on y décrépisse. Cette injustice, si avérée, ne laisse aucune place au pardon ou a une seconde chance — comment pouvions-nous nous rattraper ?

Ah. Je me voile peut-être la face. J'invente autant d'excuses qu'il ne le faut pour nier mon avenir.

— Eh bien, bon appétit, jeune fille. Je t'interpellerai si j'ai du nouveau au sujet de ton père.

— Merci. J'ai vingt-et-un ans, par contre. C'est assez... perturbant, que vous m'appeliez « jeune fille ».

Sans accord ou réponse, il ferme la porte, et par-delà la vitre, me glisse un clin d'œil qui me broie la colonne vertébrale. 

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