18. La Vengeance (1)
« Il n'y a pas de combat à armes égales. »
Cette phrase a tué Ethel et m'ouvre ses bras froids aux premières lueurs, qui me picotent les iris. Mes paupières papillotent. Mes mains me palpent la peau, collante de la fatigue qui l'envenime, puis la terre moulue, qui a pris la forme de nos corps — ou du moins, de celui d'Oriane.
Il n'en reste qu'une trace.
Elle a disparu... ?
Non. Elle se balade sûrement dans...
... les bois alentour, calmes et seulement peuplés de peupliers. Aucune silhouette ne se balance entre les rayons crépusculaires perçant leurs feuilles.
Mon coude glisse là où son dos gisait. Son absence m'écrase le cœurtex. M'aurait-elle laissée seule contre moi-même, contre... les ECOs ?
Contre mon avenir ?
— À genoux, les mains en l'air, éclate une voix. Vanadis Meesvat, vous êtes en état d'arrestation pour brisement, délit de fuite, violence envers les forces de l'ordre, violence envers les forces gouvernementales, squat et intimidation de la population. Vous êtes également soupçonnée de manipulation de personnes fragiles et de liaison avec les forces criminelles. Toutes vos actions et paroles à partir de cet instant pourront être retournées contre vous.
Le lac, dans son peignoir orangé, s'affole. Les bourrasques causées par la masse brillante qui le survole le font déborder. La forme prend les allures d'un monstre, mais il s'agit d'un véhicule — un astronef comme je n'en ai rarement vu, mais dont le contour démoniaque le fait ressortir. Là, juste en face, il attend de me bouffer. Je m'écroule contre le tronc. Ils patrouillent parfois par-delà Kavaran : dans les rues de la capitale, l'on privilégie les voitures volantes et les hélicoptères. Un engin de ce type, en revanche... n'est utilisé que pour les cas extrêmes. Oui. Grand comme un bâtiment, les parois miroitantes, capables de le rendre invisible d'un bouton, le cockpit proéminent tel un nez bossu, la gueule qui s'ouvre comme celle d'une statue de lion géante...
Ils ont peur de moi. Énormément.
Pourtant...
Je ne suis personne.
Je ne suis qu'une étudiante.
Je ne suis que la fille d'un homme.
À même l'eau, le vaisseau s'immobilise et déverse sa langue d'acier. Une poignée de SCOs armés jusqu'aux dents descendent et foulent la terre ferme. Leur uniforme brille au soleil, mais sans doute brilleraient-ils aussi à la lune, avec leurs épaulières phosphorescentes et leurs bottes cristallines. Deux d'entre eux, à moitié masqués par un casque céruléen, s'engagent.
— À genoux, les mains en l'air !
Le front de l'astronef s'allonge et déploie deux poutrelles métalliques aux allures de paratonnerre. Leur pointe brille et, sous un grésillement, elles s'échangent de vifs éclairs ramifiés. Un geste de travers suffirait pour qu'elles me crachent leur décharge. Les conséquences d'une attaque rendraient les flèches d'arbalète misérables. Et ces dernières m'ont déjà sacrément fait souffrir... Je ne peux pas m'y risquer.
Mais où est passé Oriane ?
M'ont-ils... ? bon sang. Je ne peux plus fuir.
Ils ont peur, d'accord, mais comment suis-je censée réagir face à cette arme de destruction massive pointée sur moi ? Mes jambes refusent de me retenir sous la douleur hypothétique de centaines de flèches me soufflant leur venin. Il me brûle déjà les muscles, me déchire les poumons et le cœur, me retourne le crâne.
Je suis censée avoir peur. Bien plus qu'eux.
Des pleurs de glace m'immobilisent. Mes mains tremblotantes s'enfoncent dans l'herbe tels des marteaux-piqueurs, aussi rapides que les battements de mon cœur qui m'étouffent. La transpiration a remplacé la fatigue, prête à former un nouveau lac.
Ils ne doivent pas s'en rendre compte. Pour eux, je ne suis que...
Au secours.
Comment ai-je pu me soulever face à ça ? L'amour rend-il aveugle à ce point ? Lorsque je brisais ces cœurtex et que j'opposais la loi, les ECOs n'étaient que trois vulgaires lettres matérialisées dans mon crâne. Quelle erreur. J'ai besoin de...
Un morceau de papier slalome entre mes doigts, engouffrés dans mon chaperon. Mon chrysanthème. Une chaîne froide s'y glisse également. Marga—
Hein ? Mais je...
— Je dois me répéter ?
Son cadeau m'est revenu, mais elle... ?
— Où est-elle ?
La lunette de son casque m'empêche de regarder le soldat dans les yeux. Peut-être vaut-il mieux. Détiendrais-je le courage de prononcer le moindre mot autrement ? J'ain brisé l'un de leurs collègues, toutefois, la situation a changé. J'ai tenté, lutté... mais personne ne peut passer à travers de tous les filets. Au moins, j'ai grandi heureuse, sous un toit, protégée du monde, contrairement à Ethel. Je ne connais pas la vraie survie. Je ne sais pas m'y prendre.
Le guerrier se retourne vers son homologue, puis de nouveau vers moi.
— M'oblige pas à te forcer.
— La fille qui était là, qu'est-ce que vous avez fait d'elle... ?
— Qu'est-ce que t'as fait d'elle, plutôt, hein ? grogne-t-il en secouant son arbalète. Tu lui as sans doute brisé le cœurtex et le crâne dans ton sommeil sans t'en rendre compte ! Tu crois nous berner avec cette couleur ? Tout le monde sait qu't'es une sale Absinthe. Maintenant, grouille ! Et n't'avise pas d'nous empoisonner avec tes pensées sataniques !
Oh.
Eux aussi ignorent où elle se cache.
Ma nuque s'abaisse. Mes phalanges craquent.
Je n'ai pas d'autre choix que de m'en contenter. Pourvu qu'elle aille bien...
Tu vas forcément bien... hein ? Tu as toujours été matinale, à te réveiller quelques heures avant moi, le temps de préparer le petit déjeuner, mes affaires, notre journée...
Mais tu n'as rien eu à préparer aujourd'hui. Tu as seulement dû t'échapper avant moi. À moins que tu aies bénéficié d'un peu de chance — ou qu'ils me mentent pour m'effrayer, tandis que ta famille a usé de sa réputation pour te retrouver.
Qu'importe. On m'encercle, m'attache les poignets.
Mes narines frétillent au souffle de la brise matinale. Elle rafraîchit mes poumons, fait battre mon cœur, qui résonne cette fois comme un compte à rebours.
C'est l'heure.
Je suis foutue.
« Sale Absinthe. »
Dès qu'ils me touchent, un taser me crispe. Ils ne peuvent avoir raison. Ce rôle d'Absinthe n'a jamais été autre chose que cela : un rôle ! J'ai joué le jeu, le meilleur jeu, et...
... oh, non.
Entre toutes ces erreurs accumulées, j'ai cru être prête pour ce jour fatidique, pour ce destin funeste, mais qui ai-je voulu tromper ? Cet homme, qui me paralyse, n'est pas qu'un soldat : il a derrière lui les ECOs, l'Art-Terre, Yer'nayin en personne... et ce pays n'accepte pas les Absinthes dans son rang.
Au moins, j'ai accompli mon objectif. Pour papa. Je suppose devoir en payer le prix fort.
Ils me poussent comme un chien errant retrouvé aux abords de la route.
Je m'engouffre dans la gueule du loup.
M. Naha ne reviendra pas me sauver. Oriane ne réussira pas à me défendre devant la cour — si seulement ils me jugent. J'ai fui leur première décision, après tout, et avec tous ces crimes dans mon casier...
Ouais.
Au revoir...
papa.
— Holocœur. La cible a été appréhendée avec succès.
Le revêtement blanc immaculé du vaisseau me brûle les yeux. Une goutte s'en échappe. Elle grille mes joues comme de la lave en fusion. Je gonfle les poumons comme si l'air aspiré empêcherait la larme de tomber. Hélas, plus aucune force ne m'anime. Quelle honte de m'afficher devant eux...
— Elle pleure ?
— J'y crois pas. C'est une Absinthe. La laisse pas te briser aussi.
— Ces gens sont des bons acteurs.
À quoi bon répliquer ? Ils ne m'écouteraient pas.
Je suis leurs bottes à la trace. Elles me conduisent dans une chambre froide où je ne trouve que des pieds de lit trop bas, impossible à atteindre. Si je m'assois sur le matelas, les ECOs peuvent-ils encore me cribler de flèches ? Les blessures fraîches, mon dos tremblote. Oui — la douleur tire mes ficelles. Je ne peux en supporter davantage.
La porte claque.
Et le temps s'envole.
Que l'on me coupe les veines.
Mon pouce s'enfouit sous mes gants que Margaret avait rabibochés. Il glisse le long des cicatrices de mon avant-bras. Mon ongle les percera-t-il pour s'enfoncer dans ma chair ?
Non. Il s'échappe du tissu comme si de rien n'était. Ma peau rouille, sans aucune trace de mon passé. Je n'y replongerai pas.
Or, si je dois dire adieu à ma vie, le mieux serait que ce soit de mon propre libre arbitre et non pas de celui des ECOs...
Le temps bat des ailes.
Mes doigts se sont enveloppés autour d'un des pieds du lit. Représente-t-il un espoir ? Reste-t-il un espoir ? Je l'ai agrippé inconsciemment sans même avoir entendu la voix d'Oriane, car rien d'autre ne peut accueillir mes mains fébriles, hormis le sol et les murs, aussi blancs que le lit, les lumières et la porte... invisibles.
J'ai sauvé papa.
Je ne suis pas fière d'avoir détruit des innocents. Toutefois...
Lui, je l'ai rassemblé. Comme un puzzle, un château de cartes qu'on avait fait tomber.
Voilà mon seul espoir : celui de ne pas partir honteuse, la tête baissée.
Alors... autant me tenir droite. Le déchirement de mes muscles m'empêche de le faire sans douleur, mais sous les conseils de ma meilleure amie, ma colonne vertébrale s'étend. Je retrouve le peu de puissance qu'il me reste dans ma posture. Au bout d'un moment, j'y croirai peut-être. Que je suis puissante, même si je suis soumise au monde.
... Exactement de la même façon dont j'ai cru devenir une bonne personne au fil des Missions, qu'elles m'aient obligée à chasser des Absinthes ou à aider des vieillards en détresse. Ce sentiment de satisfaction m'avait poussée à persévérer envers et contre tout. Sans le brisement de papa, j'aurais mis les conseils de l'autre abruti — Nolan — à la poubelle, et j'aurais continué, sans jamais m'arrêter. Car, au-delà de mes rêves, du fait de vouloir rejoindre l'Art-Terre ou de rendre papy-papy fier... j'avais vraiment l'impression d'évoluer, de devenir une meilleure version de moi-même, et surtout, de surpasser Laurane en tout point.
Aujourd'hui, Oriane me jure que je ne suis pas une mauvaise personne, mais rien n'est moins sûr.
Tout est parti en fumée...
Et le temps se fait brûler les ailes.
La porte s'ouvre sur un « guerrier » aux yeux fuyards. En un coup de poignet, un masque valse sur son visage. Dès que j'avance — tant bien que mal —, lui recule, le sang prêt à éclater sur ses poings.
— Descends et ne dis rien.
— Pourquoi vous avez peur ? Vous pensez vraiment que je vais...
En un frottement d'armure, son arbalète pointe mon cœurtex.
— Dépêche-toi !
Je renifle de nouvelles larmes. Cette interaction n'a aucun sens. Pourquoi me considérer comme l'ennemi public numéro un ? Toute ma réflexion sur la fierté s'envole — j'obéis, le dos courbé, soumise à leurs flèches et à leurs ordres, le regard de plomb collé au sol, qui passe du platine au goudron.
Où suis-je ?
Un parfum salé m'enivre au milieu d'une jungle de lumière. Des Cœurs d'Or s'activent à la manipulation de vaisseaux ou à l'accueil de leurs homologues. Des tubes d'ascenseurs s'engouffrent dans la terre et dans les cieux, où les machineries obscurcissent ce qu'on devine être un cœurtex aux ailes de papillon, dansant avec les nuages.
Le Château de l'Art-Terre... ou du moins, l'arrière.
Ce spectacle inédit m'arrache toute réaction. D'ici, le Château ressemble plus à un système informatique débranché de son organe principal, ou à un masque électronique en attente d'un visage dans lequel enfoncer ses mandibules. Plusieurs dizaines de fils électriques — ou gigantesques tuyaux — s'agitent avec la rigidité de pattes d'insectes. L'édifice à double face prend vie. Plus de statues titanesques ou de fontaines pleureuses à l'horizon, seulement des passerelles en surbrillance, des bureaux en suspension, des ADN de couloirs. Ils se fondent dans la pierre polie et la structure plus classique qu'expose la devanture de l'édifice.
Pourtant, l'Art-Terre n'a jamais rien eu de classique.
Qui aurait imaginé que l'on avait, aux abords de l'Égée, construit un monde diamétralement opposé à celui que l'on connaissait ? Les ECOs auraient-ils réservé les dernières technologies à cette péninsule à laquelle seuls eux ont accès ? Plusieurs astronefs, y compris celui que j'ai quitté, plongent dans le pot de peinture du ciel et disparaissent derrière un rempart qui scinde la mer en deux. Un hangar ?
Ils cachent sans doute cette myriade d'objets futuristes avec la même technique qui leur permet d'effacer le Désert de l'horizon...
Deux gardes m'entraînent devant une armada de spots publicitaires, puis, sous un pont en élévation, dans la profondeur d'un escalier. Un gouffre infini se profile. Des barrières m'empêchent de chuter, mais si je valsais, j'atteindrais sûrement le noyau de la Terre. Des milliers de marches se connectent entre elles tels les neurones d'un cerveau géant.
L'on me pousse encore, m'oblige à descendre plusieurs étages identiques jusqu'à un sas de décontamination percé sous une arche métallique.
Les portes blindées s'ouvrent sur un monde océanique où prospère la faune et la flore. Ont-ils bâti un si grand complexe de verre... sous l'eau ? À quelques mètres de leur Château ?
L'un des SCOs soulève sa visière et me largue un regard empli de haine.
— Profite bien de la vue, parce que tu pars bientôt en Enfer.
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