17. Le Lac (2)

                    Et fonce.

Fonce encore.

               Jusqu'au bout.

Jusqu'à maintenant.

«Le retour à la terre ferme? Accablant. Je ne tenais pas debout. Le lac paraissait si loin, pourtant, j'ai commencé ma marche. Je boitais, mon dos m'élançait, je m'arrêtais toutes les deux minutes... mais je marchais. »

«Je me suis tenue aussi loin de toute civilisation que possible. Je me retournais à chaque passage de train, de voiture, dans l'air, sur terre. »

«On m'a repérée. J'ai couru à perdre haleine entre des habitations pittoresques, enclenché une ou deux fois l'arme d'Ethel. Personne n'a été blessé, mais elle a fait énormément de bruit, comme une vive détonation. Ça a effrayé tout le monde, moi y compris. Je l'ai échappé belle. »

«J'ai eu l'impression de me retrouver dans un cratère géant, à imaginer les bordures du pays, surélevées comme Kavaran. Ces remparts empêchent l'eau de la mer de déverser son courroux. En y pensant, je me suis retrouvée piégée, tel un rat de laboratoire n'attendant qu'à être submergé. »

«J'ai voulu rejoindre des égouts, me suis perdue. Ils empestaient. Ce n'étaient pas les mêmes que la capitale. J'ai dû revenir sur mes pas. Tu parles d'un rat... »

«En parlant de pas, j'ai voulu retracer les nôtres. J'ai volé un vélo qui traînait par là et ai emprunté le même sentier que lorsqu'on était petites. Les mêmes collines, les mêmes montées escarpées... plusieurs routes les survolent, maintenant. »

«Le soleil a eu le temps de se recoucher, et mon ventre de mourir de faim. Je n'ai rien mangé. Rien bu. Pendant des heures... interminables. »

«Heureusement que l'on n'a pas reconstruit certaines régions après les grandes guerres — enfin, d'après les vestiges de ces dernières que j'ai croisées. J'ai pu continuer mon chemin assez tranquillement. J'ai retrouvé les bois, piqué quelques baies. »

«Quand j'ai vu le lac, je me suis écroulée et ai bu un peu de son eau. Si je meurs intoxiquée, tu sauras pourquoi. Au moins, ça m'a fait du bien... »

... mais maintenant, le moindre doigt refuse d'obéir à mes ordres.

La nuit est noire, la lune est pleine et je n'ai pas trouvé d'autres occupations que d'imaginer comment je pourrais raconter mon épopée à Oriane... si elle arrive.

Oui.

Elle arrivera, sinon, le poste Artériel le plus proche m'ouvrira ses bras, et je m'y jetterai sans problème.

Mon doigt roule sur ma clavicule, où s'était logée l'une des flèches. Quatre orifices rappelle les griffes qu'elle avait plantées. Heureusement, plus une goutte de sang s'en échappe. Malgré les picotements, je peux m'allonger sur le ventre la conscience tranquille, sans risque de me déchiqueter un peu plus la chair.

La lune illumine son miroir — le lac étoilé, sage. Au cœur d'un petit bosquet, lui-même situé au centre d'un bois bordant quelques villages frontaliers, il repose. Plusieurs de nos meilleurs souvenirs se sont déroulés ici. Dans ma tête, ils s'enchaînent, puis en attirent d'autres datant de la même époque, comme lorsque nous étions allées au Musée de Mars. Nous nous étions juré de partir sur la planète rouge un jour ou l'autre. Heureusement, cette promesse s'est envolée, je crois. Je n'ai ni l'argent ni l'envie d'abandonner ma vie bâtie ici... Quoique. Au point où j'en suis, je ne refuserais pas une mission suicide dans l'espace.

           Un sifflement.

Le sol tremble. Mon cœur palpite. La terre dans mes narines. Sur ma langue. Les genoux s'y enfoncent.

Puis... plus rien. Seulement des battements.

Toujours les mêmes battements.

Aucune flèche n'a fendu l'herbe, ou les arbres, ou l'eau comme laissait présager ce glissement.

Un autre retentit, plus fébrile, fluet. Il ne provient pas d'une arbalète.

           Son auteur...

— Navy ?

          ... est Oriane.

Ma course ne m'a pas rendue folle : elle est là. Mon chrysanthème m'a rejoint. J'avais bien compris son message. Les larmes me brûlent les joues et bouillent jusqu'aux yeux. Enfoirés de démons intérieurs... et de douleur, qui a pris possession de mon corps! Dégagez! Laissez-moi avec ma femme, ne serait-ce que quelques instants. J'ai besoin d'être moi-même.

— Navy !

— Je suis là, murmuré-je.

La silhouette frêle d'Oriane agite un bâton lumineux qui s'éteint d'un mouvement de pouce. Elle accourt et s'élargit jusqu'à caresser ma peau. Sa chevelure d'or absorbe les rayons de la lune ; sa main se creuse un abri dans mon dos. Hélas, ses bras ne m'enveloppent pas comme d'habitude, et elle en tremble.

— Qu'est-ce que tu... seigneur, Navy, ces flèches !

Mon coeurtex crie, alors je l'enlace de moi-même.

— Je sais. On m'a tiré dessus.

— Encore ?

La souffrance réitère : elle m'électrise. La redondance de ma vie nous accable ; le cycle ne change jamais. À jamais, je finirai mutilée d'une façon ou d'une autre et Oriane me soignera.

            Alors que...

Je déglutis.

— ... Tu devrais pas être là.

— Bien sûr que si. Où devrais-je être, sinon ?

— Chez toi. En train d'étudier.

— Il n'y a pas de chez moi si tu n'es pas avec toi. Nous deux... ça dure depuis bientôt dix ans et ce n'est pas près de s'arrêter. On est faites pour être ensemble, tu comprends ? Même si tu fais des erreurs, même si... j'en fais aussi.

— Plus maintenant, grincé-je. Pas après ce que j'ai fait. Mes erreurs sont impardonnables. Tu vas juste te mettre en danger, avec ta famille. J'espère que t'en es consciente.

— Navy. Je t'aimerai toujours et je te retrouverai toujours, clame-t-elle d'une sagesse réconfortante, qu'importe ce que j'encours. D'abord, je vais t'enlever ces flèches, que je puisse au moins te faire un câlin convenable. Tu risques d'avoir mal, par contre. Pardonne-moi.

— T'inquiète pas. Je m'en suis déjà enlevé une.

— Bon sang... je suis désolée que ce soit tombé sur toi.

— T'excuse pas. T'y es pour rien, et puis... je le mérite.

— Quoi ? Tu sais tout autant que moi que c'est faux.

— Comment tu peux le savoir ?

Un souffle d'acide me recouvre mon dos. Un poignard électrique le taillade. Les pointes glaciales des flèches remuent dans ma chair. Un liquide chaud coule le long de mon échine, imbibe mes vêtements. Ses maigres doigts s'y trempent. L'on pourrait m'arracher un muscle du corps, ou une veine du bras, la sensation serait la même. J'étouffe un râle qui me démange.

Un blizzard s'engouffre dans ma plaie. Oriane soupire.

— Je le sais, c'est tout. Je vais t'enlever l'autre.

— Ça... Ça fait mal.

— Le fait que tu sois couverte de bleus n'aide pas... Ah, si au moins ces flèches avaient moins de grippe ! Pattes de mes deux... !

— Fais gaffe, tu t'énerves, ironisé-je, le sourire pourtant absent. Ah—aah !

La méticulosité d'Oriane rallonge l'extraction et la rend bien plus douloureuse. À chaque pointe extirpée, une dizaine d'autres me percent la peau en long et en large, et je piaille comme une gamine. Heureusement, l'opération se conclut par un succès. Le sang coule jusqu'à mon pantalon, mais je suis libre. L'étudiante me retire le t-shirt et me laisse dos nue pour mouiller un tissu dans le lac. Elle le passe sur les balafres.

— Où est l'Absinthe ?

— Elle est morte.

Sa main se fige. Des gouttes glaciales glissent le long de ma peau. Elles me la brûlent. Mes dents claquent. Oui... il aura fallu vingt-quatre heures.

— Elle est tombée du haut d'un bâtiment de l'avant-guerre.

— Je... je suis désolée.

De longues minutes s'écoulent pendant lesquelles elle panse mes blessures et arrête le saignement autant que faire se peut. Certains blessures lui resteront malheureusement hors de portée.

— Deux morts en moins d'une journée. Comment est-ce qu'on fait, dans ces conditions ? Comment je devrais réagir ?

— J'aimerais avoir les réponses à toutes tes questions, vraiment. Mais... Je ne sais pas. Désolée.

Ses doigts traversent mon enfin exempt de flèches, ils retombent. Son cou aussi, je le sens.

— J'ai aussi une question, mais tu vas me détester. L'Absinthe. Est-ce mal d'être... soulagée de son absence, en un sens ? s'inquiète-t-elle en replongeant son mouchoir dans le lac. Elle a sûrement tué Margaret, après tout.

— Je sais pas, est-ce que c'est mal de se réjouir de la mort d'une personne ?

— Non, ce n'est pas ça, oh, j'avais peur que tu le comprennes ainsi. Et puis... tu l'as vue mourir ?

— Tu l'as vue tuer Margaret ?

Je tousse, étouffant ma voix déjà assez faible. Comment m'entend-elle encore ? Elle secoue la tête.

— Ce que je t'ai dit ne t'a pas plu.

— Pas vraiment.

— Je n'ai rien contre les Absinthes, tu le sais très bien. Je n'oserais jamais me réjouir de la mort de qui que ce soit. C'est juste... comme un soulagement, vraiment. J'avais peur qu'elle te fasse du mal. Et pour répondre à ta répartie, je ne l'ai pas vue tuer, mais tu n'as pas vu non plus la façon dont elle a regardé la scène. Ça ne veut peut-être rien dire, mais ça m'a donné les chocottes.

— Et pour te répondre, oui, je l'ai vue mourir. J'ai dû enjamber son corps ensanglanté et désarticulé. D'ailleurs, t'as pas entendu...

Le cadavre, puis le passé d'Ethel m'arrache les mots. Ses coups de folie, plus jeune, les lynchages qu'elle a subis, la décapitation de sa mère, les familles qui l'ont manipulée, les rues qui l'ont accueillie, le marché noir, son frère...

Oh, je me suis attachée à elle. Je ne peux plus m'attacher à personne sans les assassiner d'une façon ou d'une autre. Le pavé que j'avais utilisé pour frapper cette fille — je le sens tabasser mon coeurtex.

— Elle m'a beaucoup parlé d'elle, tu sais. Elle m'a dit qu'elle venait du Désert. L'île des démons que t'as peinte, la dernière fois... elle y est née.

— Pardon...?

— Le tableau que tu voulais faire exposer.

— Oui, je sais, je... Excuse-moi, j'évite juste d'en parler.

— Pourquoi ?

— Tu m'as bien dit qu'elle venait de là-bas ? Je n'ai pas rêvé ? Mais comment est-ce possible ?

Sur les bords du lac, Oriane, curieuse, et moi, nous faisons face comme deux femmes abattues par la nostalgie. Notre enfance s'est envolée si vite. Les années où nous ne parlions que de superficialité qui nous rendait heureuses me manquent. Oh, ce que je donnerai, pour de nouveau voir ce monde à travers les yeux d'un enfant, le sentir à travers la peau d'un enfant... le vivre avec mon âme d'enfant. Tout semblait si facile, si juste, si habituel. Pourtant, je souffrais, déjà, entre mon poids, la mort de papy-papy, les moqueries... ! Et je réussis à regretter cette époque?

Je secoue la tête. Le désespoir parle à ma place et relaie les mésaventures de l'Absinthe qui m'a sauvé la vie. La juriste m'écoute, abasourdie. Elle me laisse conclure ma tirade sans interruption.

— C'est affreux, avoue-t-elle finalement.

— Tu comprends pourquoi je doute ? C'est tout à fait possible que ce soit elle...

... qu'elle l'ait tuée après mon dessaignage...

— Mais elle l'aurait fait juste avant de me raconter tout ça ? Elle m'a semblé si... normale. Si humaine. Pas comme une Absinthe ou une criminelle, juste comme une fille qui a simplement jamais eu de chance. Et qui ne tuerait pas quelqu'un qui n'a pas voulu la tuer.

— Car c'était sans doute ce qu'elle était.

Il a fallu mon arrivée pour que sa vie meure. Elle est née au-delà de la mer, a survécu des années sur Yer'nayin, et j'ai tout gâché dès que j'ai pointé le bout de mon nez ! Bordel! Tout est de ma faute! Que l'on me réponde sérieusement : qu'ai-je fait pour devoir porter un tel fardeau, un paratonnerre à malchance sur mes épaules, et pour que soudain, toutes les personnes que je côtoie s'en retrouvent foudroyées ?

Je laissais derrière moi une traînée de chaos. Malgré les efforts décuplés de mon entourage, proches comme inconnus — papa, Margaret, M. Naha, Ethel, Oriane —, rien n'y fait. Soracle m'a imputé du fléau de l'humanité. Pourquoi avoir tenté de m'empêcher de briser ce cœurtex, alors ? Pourquoi avoir voulu prendre les rênes de mes émotions si j'étais destinée à me retrouver ensevelie par le désespoir ?

Ces histoires... ne sont que des mythes. Soracle n'existe pas. Dieu n'existe pas. Il n'a jamais existé. La seule toute-puissance de ce monde se cache dans le château de l'Art-Terre, et peut-être ici, dans cette futaie. Je possède la toute-puissance de faire de la merde, après tout. Je devrais sortir un livre : briser une famille pour les nuls.

«Faire déporter le frère.

Tuer la sœur. »

Point final.

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