16. La Forgeuse Cordiale (4)
Mon coeurtex m'incendie. L'atmosphère électrique le frappe. Il tire le signal d'alarme. Mon bras la dégage et brise tout contact avant l'arrêt système. Par Soracle ! Cette rupture me renvoie contre l'olivier, qui vacille face à la pression.
— T'es folle ? me révolté-je. Pourquoi t'as fait ça ?
Mon organe rougeoie, sans doute de dégoût. Pourtant, je suis en colère, je crois. La jeune insensée me sourit.
— Désolée... mais tu devrais t'décoincer un peu. Profiter d'la vie et du peu d'liberté qu'on a tant qu'tu peux.
J'humecte mes lèvres. Le goût de rouille fait vibrer ma colonne vertébrale. Une Absinthe. J'ai embrassé une Absinthe — elle...
Elle se fout de moi !
— J'ai pas besoin de me « décoincer », juste qu'on me demande ma permission, en fait ! Ou au moins qu'on me prévienne !
Je ne suis pas légitime de l'accuser ainsi. Pourtant, l'ancienne couleur de son cœurtex agit comme une raison de m'en prendre à elle. Son regard s'assombrit, ses mains voltigent, prêtes à frapper quelqu'un, mais pas moi — elle-même. Elle-même... ou quiconque dirige les ECOs en coulisses.
— Super... Vraiment, super. Si seulement on m'avait demandé mon consentement à moi quand on m'a pris ma mère ou mon ex.
Je reprends mon souffle.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Rien. T'as jamais embrassé une fille ?
— Quoi ? Bien sûr que si, comme tout le monde, mais...
— Oh, t'avance pas trop, « comme tout le monde ». Certains ont jamais embrassé qui que ce soit.
— Je t'ai pas embrassé. Tu m'as embrassée.
— Ouais, j'ai compris, j'aurais pas dû ! Désolée d'avoir voulu ressentir quelque chose avant... enfin. Laisse tomber. La prochaine fois, j'saurai qu'faut demander. Va t'reposer, la journée va être longue.
Longue ? Mieux vaut pas.
— T'es vraiment spéciale.
— Je sais, c'est ce qui me rend spéciale.
Ma langue claque. Même Yohri m'avait demandé mon consentement..
— Je suis sérieuse. Déjà, désolée parce que j'ai jamais rien ressenti pour quelqu'un, donc c'était peine perdu. Ensuite, si tu demandes pas si la personne est d'accord, que ce soit pour embrasser ou pour baiser, je suis sûre que même les Absinthes te banniraient.
Si l'on m'avait jeté une pierre pour toutes les fois où j'ai embrassé des garçons sans leur demander... autant attendre que ce bâtiment s'écroule sur moi. Toutefois, j'ai appris de mes erreurs, et j'y crois, elle aussi peut le faire.
Elle s'est excusée. C'est déjà un bon début.
« Les leçons que tu donnes aux autres. Applique-les. »
Oriane m'avait sorti cette phrase, un jour. Pendant longtemps, je n'y avais pas réfléchi, et je n'ai pas toujours appliqué cet adage, toutefois, je m'améliore.
Mais bon, pourquoi s'améliorer si c'est pour finir dans les griffes des... ah.
C'est reparti.
Retour à la réalité.
Je traîne toujours avec une Absinthe. J'en suis toujours une, aux yeux du monde. Nous sommes toujours poursuivies.
« Ressentir quelque chose avant... »
... avant qu'on meure. Elle n'a pas fini sa phrase, mais ça crève les yeux.
Ce baiser a ravivé des mauvais souvenirs que j'avais — que mon cerveau avait — lutté pour enfouir. Leur fraîcheur aurait dû m'alerter, et pour cause : cette nuit seulement, Oriane m'a...
m'a...
Je me caresse la gorge, mais elle vibrera quand même, et je ne m'en retrouverai pas calmée, surtout avec ce parfum cuivré, et ses lèvres qui refusent de me libérer. La jeune femme s'est pourtant retirée. Elle m'a laissée avancer vers le cadre devant nous, m'a laissée poser une main sur la blessure graveleuse du bâtiment comme si c'était la mienne.
Je comprends mieux sa réaction — son explication au sujet du cerveau de tout à l'heure. Avec cette dissociation, le mien a voulu me faire oublier la mort de...
Non. Non.
J'agrippe le médaillon entre mon cœurtex et ma poitrine, mais mon poing ne se ferme que sur une brise innocente. Mes épaules s'alourdissent. Bon sang. Comment survivrai-je, sans elle ? Sans sa force pour me faire avancer ? Voudrait-elle seulement que je progresse aux côtés de...
J'inspire un bon coup pour mieux réprimander les larmes qui menacent de couler.
L'ombre d'Ethel est revenue sur ses pas, assise où elle était posée tout à l'heure.
Se pourrait-il qu'Oriane se trompe ? Que Margaret ne soit pas morte, que personne ne l'ait tuée ? Sous la pression, j'ai suivi cette criminelle imprévisible en abandonnant ma meilleure amie, mais aurais-je dû ? Quelques aveux au gré de la mer ne suffisent pas à connaître une personne : ils ne font pas le poids face à une décennie d'alchimie.
Je ne peux décidément pas la considérer comme une amie après cette accusation et cet énième coup de folie. La juriste n'aurait pas pu la pointer du doigt sans raison, sans preuve. Pas aussi près de la dorure de son cœurtex. Pas après avoir autant étudié la justice et m'avoir démontré à quel point la vérité lui importait plus que tout au monde.
Vivement que ce cauchemar se termine.
Je saigne encore et ne peux restreindre un geignement de douleur en m'affaissant, telle une statue déchue, contre la brèche, entre les pierres déchiquetées et le vide. Un vide impossible à combler. Mon cœur, lui, arrête de battre. Je n'ai besoin de personne... hormis de lui. Seul lui peut accepter mes larmes.
Mais il n'est pas là.
— Excusez-moi ?
Une voix féminine. Lointaine. Inconnue.
Je bondis, virevolte vers elle — une ECO ! Ils nous ont...
Quoi ?
Perdue dans les broussailles de l'entre-falaise, une jeune femme agite sa main pour nous saluer, sans or devant sa poitrine — seulement un rouge éclatant. Un soupir de soulagement m'échappe, coupé court par les iris tranchants d'Ethel.
— Te laisse pas avoir.
Les mots se coincent. La fille continue de nous faire signe, comme une mère quittant ses enfants en pleine gare.
— Excusez-moi, vous pouvez m'aider ? Vous êtes des touristes ?
À mesure qu'elle s'approche, les doigts d'Ethel craquent autour de la crosse de son arme, cette petite arbalète métallique d'un autre genre.
— Qu'est-ce que vous voulez ?
— Oh, je... je suis désolée si je vous dérange, je peux me débrouiller seule, ricane l'inconnue nerveusement.
— Vous nous dérangez pas. De quoi avez-vous besoin ?
Les dents de l'Absinthe grincent. Je n'aurais peut-être pas dû intervenir. La touriste s'approche du monument avec engouement, s'interrompt de nouveau lorsqu'Ethel enfile sa capuche. Elle a peur, non pas de moi, mais de mon alliée, et pour cause : elle porte son masque le plus terrifiant. La balance penche plus vers Vulcain que vers la femme qui admirait le paysage il y a quelques minutes.
— Ne vous inquiétez pas, je sais que c'est illégal de grimper ici, mais je ne reporterai rien aux autorités. En fait, j'aimerais même vous rejoindre. J'explore les restes de la Grande Guerre. Je trouve ça excitant de défier la loi en explorant ce bâtiment, pas vous ?
Entre son timbre fluet et ses cheveux tombants jusqu'aux hanches, elle a l'air d'un bébé géant, une petite fille qu'on aurait agrandie pour assouvir les besoins de monstres pédophiles. J'ai honte de penser à ce genre d'atrocité, mais plus les secondes s'écoulent, plus la suite des événements s'annonce sombre. Je regrette déjà de ne pas avoir écouté Ethel, prête à dégainer.
— Alors, je peux me joindre à vous ?
— Nan.
— Je croyais que vous aviez besoin d'aide, pas que vous vouliez venir avec nous, grincé-je.
De par le fossé qui nous sépare, le visage de l'inconnue se décompose.
— Je voulais savoir... si l'on pouvait descendre de la falaise via le bâtiment. Vous savez, descendre les étages pour atterrir en bas plus rapidement... je ne resterai pas avec vous si vous ne le souhaitez pas. Je vais prendre votre manque de réponse comme un oui, ricane-t-elle après un long silence. Alors je vais sauter vers vous et descendre par moi-même sans vous déranger plus que ça.
— N'y pense même...
Ethel n'a pas le temps de finir sa phrase. La touriste saute avec une agilité et une dextérité anormale pour un corps si chétif. Sans plus tarder, l'Absinthe la vise.
Un sifflement. Deux.
Pas de détonation comme son arme avait provoqué la dernière fois.
Un jet de sang m'éclabousse.
Ethel dérive. Elle n'a pas tiré. On lui a tiré dessus.
Des flèches s'écrasent contre les pierres, le marbre, qui proviennent de nulle part — de la forêt. Du cratère. De...
La main de l'inconnue plonge dans un sac.
Ils sont là. Elle s'apprête à m'en cribler.
Mon talon glisse sur le carrelage sablé et je fonce. Ses yeux s'écarquillent. Une arbalète s'échappe de sa gibecière, mais l'adrénaline me propulse. Nos corps s'entrechoquent. Nous dérivons.
Ses os me broient. Elle s'écroule sur le dos. Partage l'impact avec moi. Puis continue de glisser. Moi aussi, à travers un trou dans le sol — un précipice. Et les étages s'enchaînent. Le sang virevolte. Mon crâne brûle. Mes organes s'écrasent entre eux, me remontent à la gorge. La poigne de l'inconnue m'arrache la peau. Les coups de marteau s'entassent jusqu'au dernier, jusqu'à ce qu'une masse me broie les clavicules.
Je tousse des amas de poussière. Plusieurs détonations retentissent, des cris aussi. J'entends Ethel se défendre, mais trop tard, nous sommes foutues. Nous n'aurions jamais dû prendre de pause ici. Nous nous sommes jetées de la poudre aux yeux et n'avons jamais échappé à personne. Ils ont simplement attendu le moment opportun pour frapper... et nous voilà séparées.
— Arrêtez-les !
— Repliez-vous !
Des ordres contradictoires retentissent plus haut, mais les martèlements reprennent de plus belle. Un coup de boule. Mon nez explose, je chavire. Mon visage s'apprête à accueillir une rivière de sang, et les coups ne cessent alors qu'elle ne me touche plus.
Son arbalète.
Je fais volte-face. Elle la dégaine — sifflement.
Des griffes se plantent dans mon torse et m'arrachent un râle de douleur. Leur puissance m'oblige à reculer, comme si m'enfuir m'aiderait à éviter les prochaines.
Non. Je dois attaquer. Comme lorsque...
Un déchirement. Dans les trapèzes.
Un autre. Dans le dos.
Mes jambes cèdent. Je tombe à genoux. L'un de mes ongles éclate. Je broie le carrelage, mais c'est lui qui me broie. Mes muscles se tendent, à deux doigts de claquer eux aussi. La bave coule. Des centaines de seringues se plantent dans ma peau à l'unisson et injectent leur venin dans mes veines. Ces flèches ne m'ont pas transpercée, elles s'agrippent à moi, comme la paralysante que je me suis prise l'autre fois. Si ce sont les mêmes...
... alors c'est terminé.
— Je ne me laisserai pas faire sans un combat à armes égales ! hurle la voix étouffée d'Ethel.
Des gravats roulent. Mon ennemie s'est relevée — elle glousse.
— Je savais que vous ne feriez pas long feu. Les rebelles dans votre genre ne peuvent pas apeurer Yer'nayin bien longtemps.
Le désir de l'incendier d'insultes et d'explications boue, mais je n'y arrive pas. Si ne pas accepter l'injustice et voulu sauver papa fait de moi une rebelle, alors tant pis. Toutefois, l'on ne m'a pas élevé pour subir ce genre de critiques et de ton condescendant. Papy-papy ne serait pas fier de me voir succomber de nouveau aux moqueries.
Mes paumes crissent contre le sol. Mon regard balaie la pièce — presque — vide. Mes doigts rencontrent un pavé épais, sans doute tombé de plus haut. Il grince sur le carrelage jusqu'à mon ventre. La femme m'épie et me tourne autour comme d'un animal dans un zoo.
Son cœurtex ne brille pas d'or, mais elle travaille avec eux. Et si elle se l'était insaigné avec le sang d'un autre, comme le fait Ethel, pour en changer la couleur ? Dans ce cas... comment des Cœurs d'Or réussissent-ils à vivre avec les souffrances qu'ils infligent à de parfaits inconnus qui ne leur ont rien fait ? Leur a-t-on donné l'ordre de nous traiter comme des bêtes sauvages dès que l'une de nos actions ne leur plaisait pas ? Ne réalisent-ils pas qu'en voulant éliminer les Sans-Cœurs, ils deviennent comme eux ?
« Arrête. »
Lors de ma dernière Mission, cet homme... avait-il voulu me prévenir ? S'était-il fixé l'objectif de dissuader les aspirants comme moi de rejoindre ce gouvernement ? Ou bien savait-il déjà que même sans l'or, j'en ruisselais les défauts ? J'avais pris son conseil comme une insulte, car il ne croyait pas au fait que je puisse devenir ECO...
... et devinez-quoi ?
Il avait raison.
Je n'aurais pas dû persévérer.
J'aurais dû juste...
... vivre comme un putain de mouton !
Mon bras s'élance. Le pavé explose la mâchoire de la femme. De la poussière voltige. Du sang. Des dents. Dans la lueur du soleil, qui transperce les ouvertures des murs, elle titube et s'effondre à la manière d'un jouet mal assemblé. Elle hurle. Moi aussi — des chaînes invisibles, que je suis déterminée à briser, me lacèrent les muscles. Les flèches me déchirent comme pour me retirer ce veston de peau accolée à ma chair.
Mes poings s'enfoncent dans la pierre ensanglantée, dans le col de la femme. Mes jambes se dressent, déplient son corps mou, que je traîne vers la lumière, qui m'appelle. Ses bras se balancent dans le vide. Sa vie ne tient qu'à un fil. Si je lâche, elle tombe de qui sait combien d'étages. La gueule en sang, elle bouge à peine, geigne seulement, incapable d'implorer ma grâce.
Mais je ne veux pas la tuer.
Je ne veux pas non plus lui briser le cœurtex. Elle réalisera que non, je ne suis pas un monstre. Toutefois, la peur — que dis-je, la terreur, que j'ai ressenti ces derniers jours, à tenter de fuir leur emprise, je veux la voir dans ses pupilles.
Je veux qu'elle me craigne, que sa vie défile devant ses yeux, qu'elle se dise que son heure a sonné, comme je l'ai déjà fait. Cet effroi, qui coule entre ses plis, qui glace ses iris, fait battre mon cœur. La vengeance est un plat qui se mange froid et je n'avais pas dégusté de si bon repas depuis longtemps.
— Il n'y a pas de combats à armes égales.
Pardon ?
Un homme a soufflé cette phrase, quelques étages plus hauts. Entre coulées de larmes et de sang, ma prisonnière ouvre les yeux vers le ciel. Sa mâchoire se déboîte. La peur qui l'envahit ne vient plus de moi.
Un éclair gronde à travers les feuilles des plus grands arbres. Le bâtiment tremble. Des cailloux glissent des interstices du plafond. Mes talons claquettent près du précipice... mais je ne lâche rien. Pas la femme, pas le mur. La douleur qui me congèle le haut du corps m'en empêche. Je grince des dents. J'ai l'impression que ma propre force les éclatera comme avec le pavé.
L'intruse hurle de nouveau. Une forme grise la frôle. Un objet, une pierre, peut-être, est tombé. Je ne peux pas la laisser...
Un second éclair. Une explosion. Des oiseaux s'envolent.
Une énorme masse s'écrase contre elle. Son col s'échappe de mon poing.
Plus rien.
La forêt. Les villages. Le ciel. Le soleil. Le paysage.
Et un écroulement.
Le plafond s'affaisse. Des roches s'abattent près de moi. Ma main glisse vers l'extérieur. Mon crâne tombe.
Deux corps inertes reposent au pied du monument. Celui de l'inconnue, qui pendulait devant moi il y a quelques secondes...
... et celui d'Ethel.
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