16. La Forgeuse Cordiale (1)

Les livres tombent. La bibliothèque s'écroule. Les meubles s'effondrent. Les murs tournent. Ils se rapetissent. Les fenêtres se moquent de moi. Leur bouche rectangulaire vapote des nuages bas. La fumée m'enveloppe, me tire vers la chute ; je tourbillonne dans un cyclone, une tempête de douleur, qui m'entraîne dans des montagnes russes émotionnelles. Elles me broient le cœur. Mes organes remontent. De l'air, de l'air. Les vitres m'avalent. L'obscurité m'ingurgite. Le sang coule dans mon crâne. Je flotte, vacille. Le vent souffle comme pour mieux me croquer. Son haleine me frigorifie les muscles, calme mes veines et ma peau ébouillantés. Je dévale le bâtiment de pierre. Non. Le logement me retient. Il se bat avec le vide pour me garder. Mes genoux cèdent. Je m'écrase contre le parquet et la fenêtre claque sous mes doigts. Oriane.

              Oriane.

Margaret.

Elle m'a... expliqué, je crois. Détaillé comment elle l'a appris. Mais je n'ai pas écouté.

Elle ment. Déblatère de l'invraisemblable. Que raconte-t-elle, d'ailleurs ?

Qu'importe. Margaret ne peut être morte. Je ne...

               Je ne lui pas dit.

— T'es sûre ? tremblé-je.

— Son atelier est condamné. Il était rempli de policiers quand je suis arrivée. Ils m'ont dit de ne pas approcher, mais... je l'ai vue, par-delà la vitre, sanglote-t-elle. Ils ont soulevé son... corps, derrière le comptoir, et l'ont embarqué dans leur vaisseau. Complètement recouverte... je n'ai pas aperçu son visage, mais c'était elle.

— Arrête...

— Et... et... je leur ai demandé, ils m'ont avoué qu'ils privilégiaient la piste du meurtre, car, je cite « son cœurtex et sa poitrine ont été lacérés avec une arme qui n'a pas... été... retrouvée. »

Je ne pleurais pas. Du moins, je crois. J'hyperventilais, mais à l'écoute de ma meilleure amie fondant en larmes, je ne peux que faire de même. Ma peine attisait sa tristesse, qui aggravait mon affliction. Nous nous tirions vers le bas dans un puits de désespoir, car elle ne voulait pas y croire, et moi non plus.

Aucune goutte ne cajole toutefois mes joues. Elles devraient couler, mais s'y refusent — ou n'en ai-je plus en réserve ?

Mon dos s'affaisse. Je manque de tomber aux côtés de ce cadavre, « derrière le comptoir ». Il repose dans un lit de sang qui prend comme source sa poitrine, mais aussi son cœurtex, et qui s'écoule entre les parquets de l'atelier. Voilà sa façon de pleurer, et peut-être la mienne. J'avais tant donné que tout témoin, face à mon impassibilité, me croirait meurtrière. La terreur ressentie lors de ses derniers instants a capturé son visage pâle, d'habitude maternel et bienveillant. On a explosé ses lunettes. Des bris se mêlent à ses cheveux bouclés grisés par la poussière.

Cette scène, je peux la décrire, car je l'ai déjà vécue. J'avais six ans lorsque j'ai trouvé papy-papy derrière ce comptoir, lorsque ma vie s'est vue bousculée.

Je n'avais pas pu lui dire non plus.

Je n'accomplis jamais mes objectifs. Pourquoi ? Pourquoi dois-je tout laisser partir en fumée ? Je n'ai...

Je n'ai même pas gardé le collier qu'elle avait fabriqué pour moi.

— Je dois y aller. Je dois lui dire au revoir. J'ai promis.

— Tu ne peux pas, Navy. Elle n'est plus là.

— Qu'est-ce que vous foutez ?

Ethel nous apostrophe par-delà la ruelle. Elle s'agite dans l'encadrement de la fenêtre, comme un personnage de film d'horreur qui sortirait de l'écran dans lequel il est enfermé. Je souffle ma tension.

— On discute.

— J'entends des trucs qui claquent, des gens qui tombent, l'autre pleure alors qu'elle s'est incrustée chez moi ! Tu lui as dit quoi ?

— Ça ne vous concerne pas, réplique Oriane d'un ton tranchant.

L'Absinthe fait sortir son félin intérieur et change d'appartement d'un saut calculé. La future avocate gémit de surprise.

— J'ai juré d'la protéger, alors si ça la concerne, ça m'concerne. Dites-moi d'quoi vous parlez, maintenant, sinon vous allez le...

— Quelqu'un de ma famille est mort ! éclaté-je. C'est ce que tu voulais savoir ? Elle s'en fout de toi, elle est juste venue m'annoncer le décès de quelqu'un qui m'est plus que cher. Ce qui te regarde pas.

— Ton père ?

— Non. Pas mon père.

Oriane, perle ténébreuse, se réfugie dans sa coquille pour se protéger de ce prédateur dont elle avait compris l'aspect impondérable. Ce dernier, sans mot doux ou excuse, pénètre dans son laboratoire où reposent les fioles de sang dans lesquelles il se perd.

— Merde.

Perplexe, Ethel roule des yeux puis court rejoindre sa tanière, de l'autre côté. Où est passé la femme de la plage interdite ? D'où vient cette toxicité soudaine ? Désormais, elle laisse traîner un silence suffocant entre mon amie et moi, que je brise.

Encore quelque chose que je brise...

— Je dois aller à l'atelier.

— Comment ça ?

— Je dois tenir ma promesse ! Lui dire au revoir ! Et elle aussi doit tenir la sienne !

— Navy, tu t'entends ?

— Mais toi, tu comprends ? Je me bats depuis toute petite pour une poignée de personnes seulement ! Et là, ils tombent comme des mouches ! Il va rester que toi !

— Vanadis !

Ces trois syllabes m'électrisent. D'une ardeur inconnue, Oriane plante ses iris glacés dans les miens. Derrière cette apostrophe se cache un ordre, que j'exécute en me taisant. Les larmes dévalent ses joues rougies. Mes doigts les frôlent, mais son visage s'effrite, comme si le moindre contact le briserait. Sa peau n'est pas forgée dans la porcelaine. Elle est plus fragile encore. Peut-être davantage que Margaret.

— On n'est jamais prêt pour un au revoir, je le sais. Je suis désolée, parle-t-elle entre ses dents.

« Au revoir » ? Il n'y a jamais eu « d'au revoir ». Elle est partie sans un mot.

— Je peux pas y croire tant que je l'ai pas vue...

— Je peux te montrer la preuve sur la borne d'entrée, les dernières informations y sont toujours...

— Non. Non, non. C'est juste que...

Comment ramener quelqu'un de déjà envolé ? J'ai affronté la loi pour papa, mais là...

Les technologies pour ressusciter existent, malheureusement, elles manquent d'humanité et d'éthique. Braver ces épreuves requiert le mental — le bon comme le mauvais — d'un scientifique fou.

Je soupire.

— Tu l'as vue quand ?

— En fin d'après-midi.

Donc... pendant que je m'épuisais dans la salle de bain, durant ma lutte contre Vulcain, Margaret... attendait que je la sauve ?

Oriane s'éloigne à contrecœur vers la fenêtre qui donne sur le deuxième appartement, dans lequel Ethel a jeté des objets de première nécessité. Ses paroles s'apparentent à des messes basses. Elle ne veut pas se faire entendre par la propriétaire. Pas après son intervention.

— Tu sais pourquoi je n'arrivais pas à parler, quand vous m'avez trouvée ?

— T'avais peur, c'est normal. J'aurais dû être là...

— Non.

— Non ?

— Enfin, techniquement, tu as raison, j'ai eu peur, mais pas pour les mêmes raisons. J'ai eu peur quand je l'ai vue. Cette fille.

— C'est... Je sais, déglutis-je, c'est une Absinthe, mais je suis obligée de rester avec elle.

— Tais-toi et écoute-moi ! gronde-t-elle. Tu ne comprends pas. Elle était là. À côté de l'atelier, je l'ai vue.

La fenêtre d'en face se vide. Mes jambes tremblent encore, à force de visualiser Margaret. Un coup d'œil suffisait pour que les lunettes d'Oriane deviennent rectangulaires, comme les siennes.

— C'est-à-dire ?

— Ça ne te choque pas, qu'elle soit là lorsque l'on retrouve le corps de Margaret ? Et elle n'a même pas essayé de comprendre, comme moi ! Elle était cachée derrière un bâtiment. Comme si elle savourait sa vengeance.

— Oriane... je t'aime, tu le sais, mais tu vas trop loin, là, non ?

— Je croyais que tu détestais les Absinthes ? On ne s'est jamais totalement accordées sur ce point-là, mais celle-là, je n'aurai aucun mal à la détester tout autant, parce que c'est elle qui a tué Margaret, j'en suis sûre ! Tu devrais me croire !

— Mais... elle se vengerait de quoi ? Non ! C'est une Absinthe, mais elle est différente, elle... on a beaucoup parlé. Pourquoi elle ferait ça ?

— Son frère a été condamné par ta faute ! C'est pourtant évident !

— Alors il a bien été condamné ? À la déportation ?

— Oui. J'étais là. Le pire, c'est qu'à la sortie, il m'a remerciée. Je ne me suis jamais sentie aussi mal, alors que je t'ai sauvée. Sa sœur a tué Margaret. Tu me racontais toi-même à quel point tu méprisais les Absinthes, à quel point ils sont calculateurs, malins dans la douleur et je peux comprendre si en être devenue une t'a fait changer d'avis, mais...

— Non, c'est pas ça, et je suis pas Absinthe, d'ailleurs. Je l'ai jamais été ! D'où... D'où tu sors ça ?

— Tu recommences.

— Recommencer quoi ?

— Refuser de l'admettre.

Ethel ne détient pas l'expérience pour s'improviser thérapeute, mais Oriane, si. Dix ans à mes côtés lui ont forgé une connaissance improbable de ma psyché. Peut-être refusais-je de l'admettre — en même temps, je ne comprends plus rien ! ECO, Absinthe, gentil, méchant, mérite, pas mérite, tout s'embrouille.

— Les hologrammes parlaient de deux Absinthes et tu m'as confirmé que c'était vous, ajoute-t-elle. Je ne veux pas savoir pourquoi vos cœurtex sont devenus verts, et... je te l'ai dit mille fois, et c'en est la preuve : tout le monde peut devenir Absinthe, cela ne définit en rien la personne. Tu es quelqu'un de bien.

Si je le suis, comment pourrais-je accuser quelqu'un de meurtre sans fondements ? Bien sûr, la tentation de me ranger du côté de la juriste, allégorie de l'intégrité, me fait de l'œil. C'est ma meilleure amie et je lui fais confiance. Toutefois, je ne peux m'empêcher de rester sur mes gardes : l'explication ne peut être si simple... si ?

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