15. Le Mérite (3)

Le retour dans les égouts m'épuise.

Si j'écoutais mes muscles, je m'assoupirais dans la rue. Toutefois, mieux vaut ne pas me montrer faible face à Ethel, qui escalade la dernière barrière comme la première, jusqu'au labyrinthe de son pâté de maisons. Nous grimpons silencieusement l'escalier d'acier encastré dans son immeuble, puis l'échelle qui mène au toit.

— Tu penses avoir une autre couette pour moi, du coup ? l'amadoué-je.

— Continue d'poser des questions et t'auras...

Mes doigts se cognent contre ses talons trempés. Je retiens un juron et la finesse d'une demande — bouge-toi le cul! Pourquoi s'arrêter à quelques barres de l'arrivée ? Sa poitrine se penche sur l'échiquier géant, mais rien ne se passe.

— T'attends quoi ? lâché-je. J'ai les paumes moites, j'ai pas envie de...

Elle me jette son pied, me frappe presque. À la maison, cette agitation signifie « ferme-la ». Comme doutant de moi, elle pose un doigt sur ses lèvres, puis, enfin, grimpe sur le toit. Je l'imite. Pourquoi me demander de rester silencieuse ? Personne ne peut...

L'une des cases de l'échiquier géant a glissé sur une autre. Ethel avait pourtant refermé le passage en partant. Ses regards électriques me le confirment — nous ne sommes plus deux.

Quelqu'un est entré chez elle.

— Ca peut pas être ton frère ? chuchoté-je.

Elle secoue la tête, et sur la pointe des pieds, dégaine une arme, plus petite qu'une arbalète, formée d'une sorte de crosse, d'un long canon et d'un réservoir camouflé dans l'acier.

L'appartement vacant baigne dans la lumière et le silence, comme si l'intrus s'était échappé, déçu de n'avoir rien trouvé. Ethel s'allonge dans la gracilité d'un serpent et s'enroule autour de l'ouverture. Je me rue derrière elle pour ne pas être laissée pour compte. Le haut de son corps tombe. Le deuxième appartement brille par-delà la fenêtre. La personne a sauté.

— Personne ne m'aura aujourd'hui.

— Tu penses qu'ils sont plusieurs ?

— J'sais pas, mais vu qu'personne fait la garde, c'pas des pros. Ou il est seul. C'peut-être même pas un ECO.

— On sait pas. Ils nous ont suivis sur les toits, la dernière fois. Ils ont peut-être deviné la technique.

— Alors il regrettera d'être venu.

Elle pousse l'une des gâchettes de son arme, qui cliquette.

— Qu'est-ce que tu comptes faire avec ça ? l'interpellé-je.

— J'sais pas.

— Défends-toi que s'il attaque. OK ? J'ai pas envie d'avoir plus de sang sur les mains.

Parler de crimes avec autant de frivolité devrait m'apeurer — je ne dois pas m'habituer. En espérant que ce rôle soit éphémère. Comme un papillon de nuit...

Nous tombons délicatement dans l'appartement. Au loin, des bocaux s'entrechoquent et éclatent. L'intrus n'est pas parti, il farfouille le deuxième bâtiment. Toutefois, ces bruits de verre ne me disent rien qui vaille.

Une goutte de transpiration scintille sur la tempe d'Ethel. Sa crainte aggrave la mienne.

La salle de bain.

Les secrets du Papillon de Nuit, révélés.

La coupable, arrêtée.

Je ne peux pas la perdre maintenant. Je sympathise enfin avec elle et son aide m'est cruciale.

Avec l'agilité d'un chat, Ethel grimpe sur le rebord de la fenêtre et s'élance sur celui d'en face. Elle retombe sur ses pattes sans alerter la souris qui viole son territoire. Mon cœur se serre. Dès que je pose un talon sur la bordure, mon cerveau l'imagine s'effriter sous mes pieds. Alors pas de temps à perdre. Je saute et m'écrase sur le ventre. Un râle m'échappe. Ethel ne manque pas d'exprimer son mécontentement face à mon air de manchot cherchant désespérément à voler, et pour cause : la salle d'eau s'est fermée. Elle m'aide malgré tout à la rejoindre.

La souris nous a entendues, mais n'a pas plus d'échappatoires que lorsque je luttais contre Vulcain. Prise au piège... Attirée, non pas par le fromage, mais par le sang.

L'appréhension grandit en intensité et se fait palpable. Elle coule sur mes mains moites, m'étouffe la gorge, contracte mes intestins. Je ne suis pas armée. Seule Ethel peut me défendre. J'aurais peut-être dû rester de l'autre côté, mais je l'ai suivie comme un chiot, alors autant me rendre utile.

— Laisse-moi lui parler. On sait jamais.

Elle opine, mais de sa paume, enveloppe la poignée. J'y pose ma main. Ne pas ouvrir, surtout. Enfermé, l'intrus ne peut que nous parler.

— Qu'est-ce que vous cherchez ? scandé-je.

Ma poitrine palpite. Des yeux, je ne lâche pas la lueur qui s'échappe du bas de la porte. Ethel respire à peine.

— Je sais que vous m'entendez. On peut toujours s'arranger, mais si vous ne répondez pas, vous risquez de le regretter.

— Navy ?

Une voix fluette, étouffée.

Je le dévisage, mais le Papillon de Nuit n'a émis aucun son. Non. Derrière la porte, une jeune femme m'appelle. Son timbre cristallin fait trembler l'appartement. J'ai entendu ces syllabes prononcées ainsi maintes et maintes fois. Cela n'a aucun sens.

— Qui est-ce ?

— Navy, c'est toi ?

Merde.

Une seule personne m'appelle « Navy ».

Je griffe la main d'Ethel. Ouvre, ouvre...

— Ouvre !

— Quoi ?

Nos doigts s'entremêlent. Mes épaules s'enfoncent dans la porte. Je tourne la poignée. La lueur grandit. Des pas s'affolent. L'étrangère bondit en arrière, son arme à deux pouces de l'ouverture.

— Non !

Ma paume gifle son canon métallisé. La salle de bain me brûle les pupilles. Une silhouette tangue, les deux mains en l'air. Sa longue chevelure blonde me fait louper un battement, et rapidement, son visage me plonge dans une lave d'émotions.

Oriane.

— Bouge et j'tire !

— Ethel, arrête ! Elle est pas méchante.

— Qu'est-ce que t'en sais ? Elle est entrée par effraction chez moi ! Personne connaît c'passage ! Personne !

Frissonnante, ma meilleure amie balbutie des bribes d'explications :

— Je suis désolée. Emrys Naha m'a expliqué comment vous retrouver. Comment te retrouver.

Nos regards se croisent. Ses yeux océaniques. Ses boucles. Sa mâchoire aiguisée. Son menton saillant. Je ne peux pas me retenir — je tends mes bras. Mon corps flanche vers elle.

Il épouse le sien.

— Putain, tu m'as manquée. Mon chrysanthème...

Je ne jouis de cette joie que quelques secondes. Elle retire son masque et une honte la remplace.

— Navy, la course poursuite que j'ai vue aux infos, les explosions... c'était toi ?

— Lui dis rien, gronde Ethel.

Je suis devenue une fugitive. J'ai brisé son frère. J'ai menacé des innocents. Je me suis échappée du tribunal... où je l'ai croisée. Par Soracle, comment puis-je l'étreindre de mon impureté ? Je représente tout ce qu'elle s'est engagée à combattre, ce qu'elle devrait détester. Lui cacher de telles immondices ne sert à rien, alors j'opine, et m'éloigne.

Les bottes de ma nouvelle alliée s'approchent. Son arme nous menace toujours du coin de l'œil.

— J't'ai dit de rien lui dire, bordel !

— Désolée d'avoir des amies en qui j'ai confiance !

— Toi ! crache-t-elle vers la blonde. Comment ça, tu connais mon frère ?

Entre la colère et le soulagement, cette question dérive sur une perte de puissance. Je n'ose malgré tout pas me décaler et libérer son champ d'action. Oriane se penche pour l'observer.

— Je le connais, mais très peu. Je suis avocate aspirante et l'avais déjà croisée lors de stages. Nous nous sommes mutuellement retrouvés lorsque j'ai appris qu'il était l'avocat... de Vanadis. Il cherchait quelqu'un et m'a convaincu de l'aider à la faire s'échapper en me donnant des indications pour la retrouver ensuite. Il a assuré ma sécurité, alors... j'ai paniqué et j'ai fini par accepter. Je suppose que tu es membre de sa famille. Pour être honnête, je n'avais pas l'intention de venir, surtout en aval des récents événements. Je sais que je risque beaucoup et que je vous mets aussi en danger, mais... je n'avais pas le choix.

Le bras armé d'Ethel tombe. « Aider à la faire s'échapper »... alors, la défense de M. Naha, cette fumée, au tribunal, et ce regard, lorsque nous nous sommes croisées...

— Tu m'en veux pas ? murmuré-je.

Oui. Ce sont ses yeux qui m'ont relevé dans le grand couloir. Brillants de soulagement, ronds de surprise et malgré tout tremblants de rancoeur. Si elle m'offre une deuxième chance, elle ne me pardonne pas pour autant, et l'absence de réponse me le fait comprendre.

— On... en reparlera plus tard. Je suis désolée, mais le temps presse. J'ai entendu mon père parler avec quelques collègues. Il sait où vous êtes. Ils préparent une perquisition demain dès l'aube, dans le bâtiment, mais dans toute la résidence aussi. Vous devez partir.

— Pourquoi j'devrais t'faire confiance ? jacte Ethel.

— Je ne t'oblige pas. En revanche, toi, Vanadis... si.

— Je serais toi, je lui ferais confiance, adressé-je à l'Absinthe.

La langue de cette dernière claque.

— J'comptais pas rester, t'façon. Ils nous ont vues, c'évident. Par contre, c'pas peut-être pas moi qui paie ces apparts, mais j'veux pas perdre les deux. Faut qu'celui d'en face donne l'impression d'être l'seul que j'ai.

— Bordel, j'arrive toujours pas à croire que tu m'as retrouvée... tu es sûre qu'on doit partir ? Mais on va aller où ? Ethel ?

— Qu'est-ce j'en sais, moi ?

— Je croyais qu't'avais l'habitude de fuir.

— J'avais. Mais j'ai réussi à faire d'cette ville mon terrain d'jeu jusqu'à ce que tu fasses tout capoter.

Face au silence gênant qui s'installe dans cette salle ensanglantée, l'Absinthe abandonne.

— J'vais m'débrouiller pour aménager l'autre appart' toute seule, j'ai compris. Mais j'vous ai à l'œil. Si vous pensez que j'vous fais confiance, vous vous gourez.

— Pourtant, tu m'as bien raconté ta vie, là-bas.

Elle claque la porte. Oriane s'éloigne, incertaine, et essuie ses yeux de... larmes ? Ils rougissent autant que ses joues. Non... Mon chrysanthème, s'il te plaît. Nos peaux se caressent de nouveau.

— T'inquiète pas, j'irai pas. J'ai survécu, alors je survivrai encore, la chouchouté-je.

— Ce n'est pas ça.

— Comment ça ?

— Je ne suis pas venue juste pour t'annoncer la perquisition.

Qu'importe ce qu'elle porte sur le coeurtex, le poids lui écrase ses faibles épaules. La sensibilité de ma meilleure amie explose le plafond. Habituellement, elle se plie en quatre pour ne pas m'inquiéter plus que nécessaire, alors...

— Ça doit être sérieux.

Elle opine, incapable de replonger ses yeux dans les miens. Ses ongles griffent son bras ; elle s'avance comme si elle traversait un blizzard.

Enfin, elle déglutit. Ses fines lèvres se séparent.

— Margaret est morte.

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