15. Le Mérite (1)


Mes cils papillonnent.

Mes épaules crient leur mécontentement d'être restées encastrées dans la porte pendant des heures. Mes membres m'élancent, m'arrachent des râles de douleur. Non seulement je me suis assoupie... mais j'ai mal dormi.

Je tapote sans conviction le mur d'aluminium. Son revêtement hydrophobe rejette mes mains, qui glissent, jusqu'à atteindre l'interrupteur qui plonge la salle de bain dans une piscine de lumière. J'ai survécu. Ethel n'y est pas entrée. Toutefois...

Je dois bien en sortir.

La nuit a sûrement gagné Kavaran, et le sommeil, la propriétaire, ce qui m'offrirait une unique chance de la fuir. Je dois la saisir. Ma paume enveloppe et presse la clenche. La porte s'ouvre. Une brise nocturne traverse la fenêtre entrouverte sous laquelle où lisait Ethel. Ma salive submerge un silence absolu. Calme, presque cosmique, le salon baigne dans les rayons lunaires.

Ethel a quitté les lieux.

Un tel soupir de soulagement n'a pas de prix : je peux enfin me dégourdir et penser à tête reposée —

            une ombre, immobile, derrière la bibliothèque.

J'ai crié victoire trop vite. Mes ongles grincent sur la table qui maintenait le vase que j'avais brandi. La silhouette lève la tête.

— C'est bon. C'est moi.

Au timbre de voix, j'aurais juré m'être retrouvée face à un enfant, mais non : c'est elle. Du moins... il semblerait. Comment pouvais-je m'en assurer ?

— Toi ? C'est-à-dire, pas... Vulcain ?

Pendant son carnage, elle avait répété ce nom.

— Non. T'inquiète pas.

— Tu vas pas m'attaquer ?

— Sauf si tu m'forces.

Le meuble près d'elle obscurcit son faciès brouillé.

— Non, m'éclaircit-elle face à mon appréhension. J'vais pas t'attaquer.

— C'est qui, alors ? Une deuxième personnalité ?

Ces heures passées bloquée dans la salle d'eau m'ont au moins offert du temps pour y réfléchir. Dans la mesure où personne d'autre ne s'est invité ici, je n'ai pu formuler que cette hypothèse. La concernée fait virevolter ses mèches rebelles et ricane doucement.

— Nan. Pas vraiment, en tout cas. Vulcain, c'le nom que j'ai donné à mes pensées, pendant mes coups de folie, quand j'étais petite, se souvient-elle avec une pointe de nostalgie. T'sais, histoire d'avoir quelque chose... ou quelqu'un d'autre à blâmer d'ma condition. Ca m'rassurait d'me dire que j'étais pas folle, et qu'c'était juste... Vulcain. Sûrement un démon, d'ailleurs. Puis c'resté, mais je sais qu'au fond, c'toujours moi. Il existe pas. Enfin...

— Il a l'air d'exister, je trouve, balbutié-je.

— Il était pas revenu depuis j'sais pas combien d'temps. En fait, c'est quand tu m'as montré l'cœurtex d'Emrys que j'l'ai ressenti d'nouveau. Et quand tu m'as sorti ces conneries tantôt, j'ai lâché prise.

Au moins, mes jugements étaient fondés : son cerveau dysfonctionnait bel et bien... mais comment ? Je n'avais jamais assisté à une bestialité telle avant, hormis durant le brisement qui a clôturé ma dernière Mission. Même ces enfoirés d'Absinthes restent relativement sains d'esprit, alors un trouble mental pareil ? À croire que cette fille vient d'un autre monde.

Mélancolique, elle s'extirpe de sa chaise, après, j'imagine, des heures à contempler la moquette. Elle titube avec légèreté vers ses affaires, sans aucun signe de méfiance ou d'agressivité. La fatigue a assombri son visage déjà meurtri et alourdi par les cernes.

— Accompagne-moi.

— Où ?

Un sourire malicieux se dessine sous ses bleus.

— À la mer.

Pardon ? Quid de notre discrétion obligatoire ? Je n'ai pas mon mot à dire — elle prépare également mes affaires, déterminée à m'emmener. D'un côté, l'idée ne déplaît pas à mon esprit aventureux (sans compter que j'adore la plage), mais d'un autre, me retrouver avec une Absinthe si imprévisible ne m'enchante guère. Et si Vulcain revenait ?

S'il revient...           ce serait de ma faute.

Souviens-toi du rôle que tu dois jouer, Vanny. T'es sortie de ton personnage, tout à l'heure, mais maintenant, tu dois te concentrer. Que tu le veuilles ou non, cette fille est ton alliée. Ton... amie.

Crois-y.

— J'ai besoin de prendre l'air, de toute façon.

— J'sais.

Nous quittons la demeure comme nous y sommes entrées : par le toit du bâtiment d'en face. Comme si les stratagèmes ne suffisaient pas, elle m'emmène, par une bouche d'égout, dans les gigantesques canalisations d'Yer'nayin — il en faut, de l'eau recyclée, pour alimenter les cascades de l'Art-Terre et les rivières de la capitale...

Nous ressortons de l'autre côté de Kavaran. Les falaises de la baie en Verre nous attirent. Nous esquivons la résidence luxueuse d'Oriane pour nous faufiler dans un chemin caillouteux plus escarpé, non destiné aux touristes. Entre broussailles et enrochements, nous nous enfonçons dans l'interdit, accueillies par une paroi en calcaire qui prend pied dans la mer. Elle nous protège du Château et nous permet de nous poser en paix sur les gravats de cette plage bannie, en contrebas de celle de la Crique. Les constellations flottent dans l'océan illuné ; l'air marin ravit mes narines et mes papilles. J'en oublie presque la fugitive, près de qui je m'assois.

— Alors ? Qu'est-ce qu'on fait là, à quatre heures du matin ?

Ah, ouais. J'voulais t'montrer quelque chose. Autant profiter d'la liberté tant qu'on peut, nan ? Généralement, à cette heure, les plus couche-tard viennent de s'coucher et même les lève-tôt les plus timbrés sont pas encore levés. J'appelle ça l'heure d'personne. Des fois, j'aime en faire la mienne.

La sienne... pas en piquant les travailleurs de nuit ou les fêtards avec une seringue, j'espère — encore moins en laissant Vulcain prendre le dessus.

Le pire, c'est qu'à côté de cette face « sombre », Ethel n'a pas l'air si désagréable. Dans un autre univers, elle aurait pu être mon amie — dans un autre univers. Car elle reste dangereuse, que ce soit chez elle ou ici, en communion avec les vagues, les doigts entrelacés avec les galets.

— Ça répond pas à ma question, noté-je.

— Attends un peu, ça va arriver.

— Quoi exactement ?

— Tu verras. T'baragouines trop d'questions, toi !

À chaque coup de vent, les buissons frémissent et je vérifie que personne ne nous espionne. Ethel, calme comme une image, ne s'en préoccupe pas. Il faut dire que je ne suis plus habituée à vagabonder sans être poursuivie. Peut-être devrais-je aussi souffler et relâcher la pression. Peut-être m'avait-elle amenée ici pour cette raison...

J'inspire. Les effluves océaniques m'emportent ; la fraîcheur emplit mon corps. J'expire. L'air emporte quelques pensées néfastes. Mes jambes glissent sur la plage. Quelle vue. Les chances de prendre en photo des paysages et atmosphères pareils se font rares. Si seulement j'avais mon appareil...

— Regarde.

Le doigt d'Ethel effleure une saillie rocheuse, près de la ligne d'horizon. Sur la mer plate et obscure, difficile de discerner quoi que ce soit, toutefois, sous le rayonnement lunaire, une embarcation pointe le bout de son nez. Sa taille, minuscule à côté de son ongle, m'indique qu'elle n'aurait pas pu remonter l'encre au port alors d'où vient-elle ? A-t-elle contourné le Château, qui lui aussi surplombe l'Egée ?

— Qu'est-ce que c'est ?

— Une déportation. Ton pote doit être dedans.

Ton pote... Drôle de façon de rendre hommage à un frère, elle qui semblait si attachée à lui.

Croit-elle seulement à ce qu'elle dit ? Moi, non. Pourquoi l'auraient-ils envoyé au Désert ? Pour avoir offert son cœurtex à une personne en besoin ? Ce sacrifice culmine pourtant à l'apogée de l'altruisme.

Ma colonne vertébrale frissonne. Nous n'avons pas reçu de nouvelles de lui depuis le dessaignage. L'imaginer sur ce bateau rempli d'Absinthes n'a donc rien d'impossible, mais... à cause de moi ? La fraîcheur devient gel et mon corps se crispe. Je ne connais pas cet homme. Je n'ai jamais voulu le rencontrer. Or, je me retrouve responsable de sa déchéance.

Aide-moi à comprendre.

Ethel, les cheveux au vent, ne bouge pas d'un pouce. Elle aussi désire une explication. Le regret alourdit sa voix :

— Les bannis sont enfermés dans les cachots du Château. Ils les déportent tous les jours à la même heure, à quatre heures du mat', les lundis, mercredis et vendredis, quand personne regarde. Enfin... sauf moi.

— Et tu me montres ça... pourquoi ?

— J'pensais juste que ça t'intéresserait. Ou qu't'y réfléchirais.

— Je sais pas si j'ai envie d'y réfléchir en ce moment.

Je laisse le plaisir d'imaginer l'avenir de ces gens à Oriane. Elle en fera un magnifique tableau. Quant à la possibilité de se mettre à leur place ou de chercher une explication à leur bannissement... à ma place, tout le monde la fuirait.

— Tu parles beaucoup d'mérite, toi.

Mon cœur tremble.

Cette accusation soudaine m'arrache du bateau.

Bien sûr, le mérite joue un rôle crucial, à Yer'nayin. Personne n'en doute. Mais j'ai pas réalisé l'avoir mis sur un piédestal.

— Et donc ?

— Tu penses qu'mon frère mérite d'être emmené à Yer'kir ?

Yer'kir. C'est donc le nom qu'elle donne à cette île — au Désert.

J'ignore tout de cet Emrys. Il aurait pu être une horrible personne. Il aurait pu m'avoir sauvé au hasard comme simple tentative d'annuler tous ses péchés.

— Je sais pas, je le connais pas.

— Moi, si. Il a jamais rien fait d'illégal, à part p'têt' m'aider à survivre et à trouver un toit. C'est c'qu'il a fait pour toi qui l'déporte. Alors, il le mérite ou pas ?

L'écume me chatouille les doigts. L'esprit de la mer s'élève, prêt à me juger — comment oserais-je dire autre chose que...

— Non ? Je pense pas, en tout cas.

Car même si l'admettre m'est difficile, elle a raison. Il m'a sauvé la vie. Pourquoi finirait-il avec des Absinthes ?

Non, Vanny. Encore.

Si lui atterrit là-bas, il ne peut pas s'agir que d'Absinthes, si ?

Ethel déglutit et opine.

— Au moins, t'l'avoues. Tout est pas juste dans c'pays.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Que tu t'accroches à d'la merde. Une ficelle. L'mérite, ça existe pas, y'a que d'la chance. Plein de gens méritent pas ce qui leur arrive. Qu'importe si c'qui leur arrive est positif ou négatif. Rentre-le toi dans la tête. Mon frère mérite pas d'voir ces gens.

Mon père non plus. Cette phrase pend sur le bout de ma langue, mais ces derniers mots la retiennent.

— Ces gens... ceux d'Yer'kir ? J'avoue que j'ai du mal à suivre. Pourquoi t'appelles le Désert ainsi ? C'est pas abusé d'utiliser un terme qui ressemble autant à Yer'nayin ?

— C'le nom officiel.

— Officiel ?

— Ben ouais.

— Et tu sors ça d'où ?

— J'suis née là-bas.

Une énième vague s'écrase contre les éboulis de la Baie. Cette vois, la mousse effleure les pieds nus d'Ethel. L'éveil de la mer a déformé sa phrase, je crois. Elle n'a pas pu...

Son visage me fait face pour la première fois depuis notre arrivée. Mes nerfs se tendent. Son regard désintéressé creuse mon âme à la recherche d'une réaction. Comment la verbaliser ?

— Tu prends peur, m'analyse-t-elle.

— Non.

Si.

Elle retourne à l'océan, véritable miroir étoilé. Ce qui m'anime... De la... déception ? Une Absinthe, elle? Je devrais la dénoncer, aller... Enfin, une fille née sur la terre des bannis n'a rien à faire ici ! Comment... ?

Mes pensées s'entremêlent.

Je n'y arriverai pas.

Cette vie n'est pas pour moi.

Toutefois...

Je ne pense pas avoir la force de la dénoncer. Même si je pouvais me pointer à l'Art-Terre en public, quelque chose me chiffonne à cette idée.

Et ce, malgré le fait que son attaque m'ait effrayée ; malgré le fait que je le sois peut-être encore.


Inspire.

Respire.

Cette fille est ton amie.

Tu as besoin de son aide.


— Tu comptes pas m'expliquer, du coup ? Ou tu préfères me faire « peur » en me regardant comme une chouette ?

— On m'avait prévenu qu'les rousses avaient un putain d'tempérament, se bidonne-t-elle.

— Je suis pas rousse.

— Soit. S'tu veux tout savoir, ma mère est morte pour m'emmener ici. C'était pas joli à voir.

Les gens m'ont toujours paru barbants en racontant leur vie. Pourtant, cette fille, aussi terrifiante, imprévisible et haineuse soit-elle, a tant piqué ma curiosité que je ne peux m'empêcher de vouloir en savoir plus, ne serait-ce que comprendre ce qui a forgé un tel personnage.

— Tu veux toute l'histoire, c'est ça ?

— Vas-y.

De toute façon, nos chemins se sépareront bien assez tôt.

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