14. Le Papillon de Nuit (2)
De l'air s'engouffre dans ma gorge et rafraîchit mes poumons. Mon corps, engourdi, vrille, aplati sur cette surface dure — le carrelage de la salle de bain. Me suis-je endormie à même le sol ? Ma colonne vertébrale menace de se briser tant je plie le dos ; mes membres se réveillent enfin d'une paralysie éternelle et je sens l'une des quatre hormones du bonheur m'envahir.
Pourquoi me suis-je assoupie ? Ethel m'a accompagnée, puis... La seringue. Elle me l'a plantée. Ensuite...
Ensuite...?
Mon cœurtex.
Il est redevenu rouge.
Oui — Le dessaignage et le saignage ! Mais... le sang à l'intérieur, à qui appartient-il ? Pourquoi cette technique fonctionne-t-elle ? Mon enveloppe corporelle a perdu de sa familiarité, pourtant, le miroir reflète le même visage de déterrée depuis vingt-et-un ans. Un syndrome de l'imposteur littéral.
Je pose mes doigts sur la poignée. Papa m'empêche de partir.
Pourquoi venais-je de me souvenir de cette scène ? Cette nuit-là, je m'étais réveillée face à son regard sombre et il m'injectait... quelque chose. Il avait aussi dû m'assommer avec un somnifère.
La douleur du dessaignement a peut-être éveillé ce souvenir profondément enfoui, mais...
Oh. Qu'importe.
Des années se sont écoulées depuis et je me porte très bien.
J'ouvre la porte. Ethel vapote à quelques pas, adossée à la fenêtre grâce à laquelle le coucher de soleil jaunit les pages de son livre. Ce dernier l'aspire tant qu'elle ne réagit pas à ma présence.
Au creux de sa poitrine, son cœurtex a lui aussi perdu son vert, comme si, finalement, rien ne s'était passé — comme si le monde ne nous traquait plus. Pourtant, ses cheveux ruissellent autant de pluie que la vitre. S'est-elle dégourdi les jambes dehors, alors que l'on a failli y passer ?
Mes lèvres se décollent, mais un glas extérieur me coupe la parole — le sonal des hologrammes. Vingt heures, déjà ? Les ECOs vont annoncer leurs nouvelles directives. Le dernier étage m'offre une vue directe sur l'hologramme d'une femme géante au cœurtex d'or. Elle travaille au Bureau Cordial, à l'Art-Terre.
— Depuis plusieurs semaines, notre utopie est plus que jamais menacée par des forces autant extérieures qu'intérieures. Si la crise a pris une ampleur inédite au monde moderne, nous mettons tout en œuvre pour accompagner nos concitoyens à travers cette période difficile et pour préparer un retour à la normale le plus tôt possible. Le conflit qui nous prive de ce bien vital, nos coeurtex, est d'ordre politique, mais à l'Art-Terre, nous favoriserons toujours, et je le dis, toujours, la paix à la guerre. Car une guerre nous menace.
Ethel grogne, menottée au monde réel, qui ne l'enchantait pas plus que moi. Le sourcil arqué, elle se décolle de sa fantaisie avec autant de mal qu'une limace au sol. Les ECOs n'avaient pas parlé de l'origine de la pénurie avant aujourd'hui — pourquoi d'autres nations en auraient après nous ?
— Pour pallier ce problème, nos chercheurs travaillent actuellement d'arrache-pied pour développer une nouvelle version de cœurtex, qui mettra à profit des ressources et des composants qui nous sont accessibles sans intermédiaire. Cependant, comme je vous l'ai dit, la menace est aussi intérieure. Les Absinthes se multiplient à chaque coin de rue et grondent sur l'équilibre de notre pays. Au grand dam de ces anarchistes de l'émotion, cependant, nous aurons le dernier mot. Nos conseils ont formulé l'intention de former de nouveaux Soldats au Cœur d'Or de façon exponentielle. Pour aider nos forces de l'ordre...
Ethel crache son venin.
— Leurs SCOs sont déjà promus selon leur pointure d'pied et ils en veulent d'autres ? Laver encore plus d'cerveaux pour nous torturer ? C'est ça, leur utopie ?
— C'est facile, en même temps. J'ai cru toute ma vie à cette utopie, car jusque-là, je me suis jamais sentie trahie par l'Art-Terre. Comme, peut-être, 99 % des gens.
— Les défends pas.
— Je...
Ma paume effleure mon cœurtex. Il a perdu sa couleur verte en un claquement de doigts, mais cette poudre aux yeux ne changera rien à ce que Kavaran a vu cet après-midi. L'hologramme parle de moi. Il parlera toujours de moi, alors que quelques jours plus tôt, je luttais pour éradiquer les Absinthes. Alors que je me sentais aux anges lorsqu'ils disparaissaient des radars. Alors que je vivais leur utopie.
— La crise doit pousser plus de gens comme moi dans leurs derniers retranchements. C'est pour ça... peut-être... qu'ils disent ça.
Je me suis retrouvée le cul coincé entre deux chaises, mais je ne peux plus continuer ainsi, et Ethel semble d'accord : son majeur se lève en direction de la femme.
— Et ils osent les appeler « forces de l'ordre » ? Au lieu d'nous attaquer, pourquoi ils essaieraient pas d'comprendre qu'on essaie juste de survivre, et qu'c'est leur système qui nous a mis dans c'te position-là ? On n'a aucune envie d'être haï par l'monde ! T'as envie d'être haïe par le monde, toi ? jacte-t-elle, ce à quoi je secoue le crâne. J'ai bien aimé ton discours, d'ailleurs, dans l'escalier. « C'est comme ça qu'on devient Coeur d'Or ? » T'as des couilles, mine de rien.
— J'étais juste en colère.
— Et on sait les deux pourquoi.
L'ECO demande sans gêne aux Yernas de participer aux Missions anti-Absinthes. Ils ajoutent que, le temps de la crise, les Morc'Or recoltés pourront être utilisés pour gagner des chances de non seulement rejoindre l'Art-Terre, mais également d'obtenir un nouveau cœurtex si besoin.
Éliminer les Absinthes pour survivre à la pénurie...
— Prendre part à ces Missions constitue une exemption au couvre-feu et aux gestes barrières, bien que ces derniers doivent être rigoureusement respectés dans tout autre contexte. Limiter ses interactions est crucial si nous voulons éviter un scénario à la Guerre des Sans-Cœurs. Néanmoins, n'oubliez pas : Yer'nayin a vécu pire. Nous avons déjà prouvé notre bravoure et...
— Putain, si seulement on pouvait baisser le volume, grince Ethel, en broyant son livre dans son étagère.
Dans un monde parallèle, j'aurais sauté de joie à l'idée d'accumuler les Morc'Or en bottant le cul des méchants Absinthes. Hélas, tout le pays peut sûrement lire mon nom sur...
Non.
Non. Ne dis pas de conneries.
Pense à autre chose.
— Tu t'es dessaignée aussi, du coup ? murmuré-je.
— Ouais. Pendant que tu dormais.
— Je dormais pas, je... me suis évanouie, je crois ?
— Peut-être. J'ai à peine eu l'temps d'retirer l'aiguille que t'étais déjà partie. T'as même pas attendu la dernière goutte de sang. Atypique, j'te l'dis. J'ai carrément pu faire le mien et sortir un peu l'temps d'ton retour.
Tout le monde n'a pas l'expérience d'une criminelle assidue. Je me retiens de le lui cracher, mais... elle a raison.
— Je m'en souviens même plus. Je t'ai juste vue appuyer sur le bouton et... j'ai dû dissocier. Après, c'est le vide. Je ressens encore la douleur de quand la tige a pénétré mon cœurtex.
Les frissons, les tiraillements, les coups de poignard, les glaçons dans le cerveau...
— T'es tombée comme une crêpe et tu m'as attrapée comme si j'étais ta mère, ricane-t-elle, puis plus rien.
La honte. Je me suis servie d'elle comme d'un coussin, d'un... pilier ? Je m'ébroue. Ce dessaignage m'a droguée et plongée dans une transe sans pareille. Comment aurais-je pu me rendre compte que je fondais dans les bras d'une...
Bref.
Je ne veux plus jamais revivre cet enfer.
— Comment tu fais pour t'y habituer ?
— J'm'y habitue pas. J'suis juste bien trop forte.
Ses chevilles gonflent. ? Maintenant que je connais le contenu de ses placards — ou d'une partie —, j'évite de répondre. L'enrager m'effraie encore plus qu'avant.
— Mon sang... c'est celui de qui ?
— J'en sais rien. C'dommage. J'espère que c'pas un violeur.
Dans tous les cas, comment m'en servir ? Je ne peux dessaigner mon visage. Les appareils ne reconnaîtront pas mon organe, mais le reste ? Il suffirait qu'un Yerna m'aperçoit dans la liste des Missions que...
Les Missions. Encore.
Je ne peux pas penser à autre chose.
Mon nom y figure-t-il ?
Ma tempe se colle à la vitrine, qui grince au contact. Ethel vit à une vitesse déconcertante, et moi...
— À quoi tu penses ? souffle-t-elle en s'approchant — elle n'a pas l'air d'apprécier mes regards curieux par-dessus son étagère.
— Oh. Je me demandais s'il y avait nos noms dans la liste des Missions.
— J'sais pas et j'm'en fous. Le mien y est pas en tout cas.
— Mais si le mien y est, j'ai aucune chance de me racheter...
Pourquoi continuais-je de rêver d'un avenir doré ? Ce dernier s'est dissipé, envolé. Ils me voient comme un monstre. Je n'ai plus de réputation à sauver.
Tempête dans le calme du salon, Ethel s'agite.
— Qu'est-ce que tu veux vraiment, Vanadis ?
Que... ? D'où sort cette interrogation ?
Ce que je veux vraiment...?
— Sauver mon père.
Bien entendu. Cette volonté même a tout fait basculer.
— T'es sûre ? demande-t-elle en levant le ton. Car sauver ton père m'a plus l'air d'un prétexte pour t'sauver toi-même.
— De quoi tu parles ?
M. Naha ne m'a, à ma connaissance, pas renvoyée vers une thérapeute. Alors quelle mouche la pique, tout à coup, pour qu'elle prétende avoir découvert une fausse vérité sur moi ? Cette curiosité me pousse vers elle. À en juger par les marques sur sa peau, elle en a vu de toutes les couleurs, mais de là à pouvoir analyser la première venue ?
— T'sais très bien de quoi j'parle...
— Depuis le début, j'essaie de sauver mon père. J'aurais pas risqué ma réputation et ma vie, sinon... détruit, même ! Elles sont détruites. Tout ça, je le mérite pas et lui non plus !
— Ta réputation, encore... Ta réputation, puis ta vie après ! Ah, ça, tu peux pas juste penser à ton père, faut qu'tu penses au coût qu'ça a sur toi.
— Mais pour qui tu te prends ? J'ai personne à convaincre, de toute façon. Surtout pas toi. J'ai pas envie de devenir ton amie.
— Personne à convaincre, à part toi-même, visiblement.
— Ferme-la. Tu me connais pas. T'en sais rien.
— Et pourtant, j't'ai sauvé la mise. Sans moi, t'serais déjà sur Yer'kir.
— T'as fini ?
Encore ce Yer'kir. Ce nom sonne, tout autant qu'elle, comme une contrefaçon malfamée — dans ce cas, de Yer'nayin. Je sais davantage que tout Yerna qui je suis et ce que je désire.
J'aurais dû me douter que derrière ce faciès d'enfant battu se cachait une peste invétérée. Voulait-elle utiliser mon propre égoïsme pour m'étouffer ? Je n'ai pas besoin d'elle pour ça !
De toute façon, tout le monde est égoïste.
Surtout elle.
— Tu sais, me nargue-t-elle l'air frivole, pendant que j'te sauvais encore la mise en insaignant ton cœurtex et en t'faisant disparaître aux yeux des ECOs dans l'espoir qu'tu survives et qu'tu finisses par t'en sortir comme m'a demandé mon frère, j'pensais à notre discussion.
— Et ?
— J'crois qu'y a certaines choses qu'tu comprends pas.
— J'ai rien à apprendre d'une Absinthe.
— Bah voilà — exactement ! T'es aussi une Absinthe, madame j'me crois sortie d'la cuisse d'Jupiter ! Autant qu'moi ! Et si ça t'plaît pas, tu dégages et tu vas t'sauver toute seule vu qu'ça a carrément fonctionné la dernière fois ! Hein ?
À tout moment, je me défenestre et crève cinq étages plus bas.
Cette fille ne me dit rien qui vaille, avec sa veste tombante, ses cicatrices et son trouble mental. Sérieusement, quelque chose cloche, chez elle — mais si elle veut me blesser, je ne la laisserai pas faire.
— Si je pars, tu continueras ta fuite pitoyable en sachant que ton frère s'est sacrifié pour rien. C'est ce que tu veux, peut-être ?
Son rire se fond en martèlement respiratoire. L'ironie de la situation l'essouffle. Ses mèches noires et vertes couvrent son visage en filaments. Son corps bascule et renverse quelques babioles. Le noyau du cyclone.
— Tu vas m'faire vriller, rouscaille-t-elle. J'te conseille de t'calmer.
— Me calmer ? C'est toi qui me provoques !
— Bordel, bordel, bordel... pourquoi est-ce qu'il t'a sauvé toi ?
La tornade se déchaîne ; ses bras voltigent. Elle projette son livre avec la force d'un canon. Mon poing me protège. La reliure l'écrase. Mon sang ne fait qu'un tour, calciné par une bouffée d'adrénaline. Ma main rencontre une arme. Mon poignet craque. Mes muscles tremblent. Ma respiration — entre les deux. Rien ne m'empêche de contre-attaquer avec ce vase.
— J'ai déjà blessé des Absinthes et je le referai avec plaisir !
Son crâne se heurte au coin de sa bibliothèque. Une. Deux. Trois fois. Son front vire à l'écarlate. Elle se mutile, comme dans la ruelle, mais cette fois, elle ne s'arrête pas. Le choc, creux et lourd, résonne comme un zombie se cognant indéfiniment à la porte d'entrée.
— J'espère... qu'il avait... une bonne raison... de te sauver, halète-t-elle. Car tu le mérites pas !
Je ne le mérite pas ?
Le méritais-je ?
Son fracas cesse, laisse la place à ses convulsions, pesantes.
— Merde. Je sens qu'il revient. Pour d'vrai, cette fois. C'est pas revenu depuis des années. Enferme-toi dans la salle de bain.
Vase en main, je détale dans la pièce d'à côté. La porte claque. Je m'écroule de tout mon poids. Il revient ? Qui revient ? La symphonie discordante reprend de plus belle, mais les percussions ont changé. Cette fois, c'est elle qui frappe à la porte, pas un zombie. Son courroux déborde de sa gorge en souffles de tuba. Le rythme effréné m'entraîne. Je vacille.
L'animal sauvage s'est libéré de sa cage. La porte menace de s'ouvrir sous la puissance des coups. Elle doit s'y fracasser le corps. Encore. Et encore. Telle une cannibale assoiffée par une proie piégée.
Ce n'est qu'un défi que la vie a décidé de me lancer.
Un autre.
Alors, une nouvelle fois, je dois tenir bon. Ne pas lâcher cette poignée. Ne pas me décoller de ce métal.
Jusqu'à ce que la bête s'épuise.
Et elle devra s'épuiser.
Elle n'a pas le choix.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top