14. Le Papillon de Nuit (1)
Vulcain fait tomber son masque, son arme et son armada de gadgets près du tas de vêtements qu'elle portait tout à l'heure. Elle a changé de tenue et d'identité après m'avoir abandonnée dans le train. Comment a-t-elle traversé la ville aussi rapidement ?
Sur son émetteur, un point rouge papillote en ma direction. Lui a-t-il permis de me retrouver ? A-t-elle rendu mon coeurtex géolocalisable ? Bon sang, mais d'où sort cette fille ? Elle façonne ces machines dans les cauchemars des ECOs ! Et en a sûrement fourgué à son père...
Je reprends mon souffle ; elle reprend ses emplettes dans la salle de bain, et revient, une autre seringue en main. Sa silhouette me surplombe. Malgré sa petite taille, elle reste le Papillon de Nuit. Elle pourrait riposter.
Autant sympathiser avec un terroriste.
Non, Vanny. Prends sur toi. Tu dois survivre.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— J'te soigne, ça s'voit pas ? Tu veux t'servir d'ta jambe, non ?
— Mais elle ne...
La seringue perce le muscle de mon mollet et y injecte un énième liquide mystérieux. Mes os craquellent. Elle me découpe la jambe avec une scie ! Mes dents m'arrachent les lèvres. Je m'écroule. Sa babiole me coagule le sang et je ne parviens pas à étouffer mon hurlement.
— J'te croyais plus forte, peste-t-elle.
— Je suis censée te faire confiance ? Qu'est-ce que tu m'as mise ?
— De quoi contrer le poison d'la flèche tranquillisante. Tu m'remercieras dans quelques minutes.
— Remercier de quoi ? Tu l'as bien vu, je courais très bien !
— Le poison d'vait être en retard. Si tu t'fais toucher, impossible d'y échapper.
Elle me bande la peau et m'offre quelques minutes d'agonie. J'avais entendu parler de la puissance de ces flèches. Cet antidote n'aurait pas du être plus douloureux.
— D'où tu sors tout cet équipement ?
— Quand tu joues au rat et à la souris avec les ECOs pendant des années, t'finis par rencontrer des gens bien utiles. Une sorte... d'marché noir. Gens qui comprennent qu'Yer'nayin vaut pas mieux qu'Yer'kir.
— C'est quoi, ça, Yer'kir ?
— Force pas ta chance, j't'ai dit. T'peux faire genre, mais j'sais qu'tu m'fais pas confiance, et moi non plus. Tu gardes mes secrets, j'garde les miens... pour l'instant, en tout cas.
— Si l'on doit collaborer, il est peut-être temps que tu me parles de toi, non ? Que je sache au moins comment tu t'appelles...
Sa mèche, dont la couleur se marie à son cœurtex, coule de son visage comme une cascade de poison. Ses yeux frêles et sombres se préparent à me découper en tranches. Un peu plus et je l'aurais jugée mignonne — plus que son masque, en tout cas.
— Tu tombes amoureuse ou quoi ?
Hélas pour elle, je ne me laisserais pas prendre à son jeu.
— Non.
— Alors arrête de m'regarder. J'aime pas qu'on m'regarde.
— Ça m'arrange.
Nous lâchons un soupir. Ce monde diffère tellement du mien que je peine à en comprendre le fonctionnement. Qu'attend-on de moi, à présent ? Quelles initiatives ? Quelles positions ?
Vulcain ferme la fenêtre qui donne sur le deuxième appartement.
— T'as peut-être raison. J'vais t'faire une douce, mais j't'avise de pas t'prendre pour la reine du monde non plus. T'peux quand même aller t'faire foutre, si j'décide pas d'te tuer avant.
— Pourquoi ?
— C'te fois, ils vont m'retrouver pour sûr. Ici. C'jamais arrivé avant... donc si j'me retrouve à la rue ou en prison, c'entièrement d'ta faute !
— Personne t'a obligée de m'aider.
— Si. Emrys.
— Ah, ton frère ?
— Tu ferais n'importe quoi pour ton pôpa, non ? J'devrais peut-être être différente, moi, hors-la-loi ou Absinthe d'toujours ? Détrompe-toi.
Non. Nous ne sommes pas pareilles, toi et moi.
Et pourtant, mon cœurtex...
Je n'ai pas pu me poser depuis son changement de couleur. Il me perce la poitrine. Jouais-je toujours un rôle, à semer des vies détruites ? La situation, tout comme papa, m'a glissé des mains, et dans ces rues, une soif de vengeance m'a habitée. J'ai menacé une innocente. J'ai brisé un ECO. Sans hésiter. Je n'aurais jamais agi de la sorte — comme une véritable Absinthe — en temps normal. Ce vert me rend-il folle ? Me pousse-t-il vers une cruauté, une déshumanisation immuable et inévitable ? Forcément. Mon âme n'aurait jamais dicté ces actes autrement.
Tout ça... à cause de ces gens qui ne cessent de m'aider !
Oh.
La maladie des Absinthes corrompt déjà mes pensées. Pourquoi les blâmer ? Sans eux, le monde m'aurait tuée. Depuis le brisement, je ne fait que m'apitoyer sur mon sort, sans me rendre compte que je dois ma liberté à Oriane, à Margaret, à ces adelphes de l'ombre et à cet esprit divin qui me suivait, et qui ne m'a peut-être pas quittée. Me protège-t-il toujours ? Me garde-t-il sur cette balance entre chance et malchance ?
Dans tous les cas, cette pièce de théâtre n'est pas terminée. L'heure du troisième acte sonne à peine.
— J'ai besoin d'savoir, avant. Tu regrettes d'm'avoir suivie ?
— Quoi ? balbutié-je. Euh... Non. Tu m'as... sauvée.
Je dois m'enfoncer la main dans la gorge pour m'arracher l'aveu d'avoir échappé au pire grâce à une Absinthe. Même s'il sonne comme un mensonge, Vulcain mérite techniquement que je lui donne la pareille.
— T'as pas l'air convaincue.
— Désolée, mais tu restes le Papillon de Nuit. Forcément, si j'avais eu un autre choix, j'aurais...
— T'aurais ?
— Je t'aurais pas suivie. Tu peux pas m'en vouloir.
— Bon sang, t'as un certain talent pour t'faire des alliés en brisant le cœurtex des autres.
— Enfonce pas le couteau dans la plaie, s'il te plaît, grogné-je. C'est assez difficile comme ça, alors... aide-moi, plutôt.
Aide-moi à te voir comme une humaine et non pas comme un démon, ne serait-ce que le temps d'un espoir. Ou voudrais-tu ajouter à ce ragoût d'enfer et de désolation qu'est ma vie ?
— Tu t'appelles comment ? Pas Vulcain, si ?
— D'où tu sors c'prénom, d'ailleurs ?
— Je t'ai entendu parler de...
— J'veux plus l'entendre sortir d'ta margoulette.
À croire qu'elle ne veut pas de mon empathie. Je m'efforce à m'excuser, même si ça ne devrait pas être moi.
Elle fouille dans une étagère et son regard s'immobilise sur un cadre incrusté au mur. Il diffuse l'image d'un homme souriant. Son frère ? Hélas, je n'ai pas le temps de l'analyser — un claquement de doigts le fait disparaître.
— Comme tu l'as remarqué, j'suis un papillon. Mystérieux. Gracieux. Symbole de catastrophe. J'vois tout. J'entends tout, mais en vrai, ma mère m'a appelée Ethel. Et toi, j'te nomme officiellement Absinthe et fugitive, j'espère qu't'es chaude.
— Qu'est-ce que je viens de te demander ?
— Comment j'm'appelle ?
— D'arrêter de me rappeler cette situation de merde ! Je suis pas une vraie Absinthe. Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait avec un objectif noble en tête !
— Bien sûr.
Elle éjecte mes arguments comme de la poussière sur une table, si bien que l'envie de caler un « Enchantée, Ethel » disparaît. Elle concentre son attention sur ses affaires, qu'elle range avec minutie dans des compartiments dédiés. Une véritable maniaque. J'ai tout intérêt à ne rien toucher durant mon séjour. Le moindre livre décalé mettrait ses nerfs à vif et mon sang aimerait éviter de rejoindre ses seringues rouillées ou sa collection.
Yohri m'en avait parlé. Le Papillon de Nuit sévirait surtout une fois le soleil couché. Il volerait des échantillons de sang aux Yernas qu'il trouve dans les rues, sans aucune violence (enfin, sauf contre moi). Maintenant, il me fait face — cette fille à l'air innocent, mais à la peau balafrée et violacée. Je refuse de rester les bras croisés sans savoir à qui j'ai affaire.
Je lui demande la véracité de ces allégations.
— Ouais, c'vrai, confirme-t-elle, et tu devrais en être bien contente, car on a qu'un seul moyen d'passer sous le radar des ECOs.
— Qui est ?
— Disparaître.
Son doigt m'invite dans sa fameuse salle d'eau. Je tremble à l'idée de ce que je pourrais y trouver. Nous longeons un jeu de peluches, mis en scène sous la fenêtre qui ouvre sur la grande rue. D'abord ses lectures, maintenant ça ? Puise-t-elle sa force à fuir l'Art-Terre dans son imagination débordante... presque adorable ?
La porte franchie, nous passons du jour à la nuit. L'un des placards afflue de flacons de sang plus ou moins vides et divisés en deux groupes. Les premiers arborent une étiquette indiquant le nom du propriétaire, les seconds, non.
Pas de doute — son crâne recèle de dangers.
Malgré mes bottes, le carrelage me glace la peau, l'atmosphère de laboratoire aussi. Un gisement d'outils, des rideaux, des protections étanches parsemées ça-et-là, une réserve des mêmes seringues, encore et toujours — voilà que s'ouvre à moi l'antre d'un vampire, le repaire d'un criminel.
Ces piqûres qui font le tour des journaux atterrissent ici et...
Une réalisation m'enflamme.
Ethel m'observe, incrédule, comme dans l'attente d'un retour positif sur la décoration. Elle déterre une seringue du tiroir.
Le sang.
Les protections.
L'organe.
Sa discrétion.
— T'es pas éboueuse.
— T'as cru que j'travaillais pour eux ? Pour la vraie vie ? Non seulement c'contre mes valeurs, mais ils m'chopperaient en deux-deux.
— Alors...
Le regard coquin d'Ethel confirme mes pensées.
Elle se dessaigne le cœurtex ici et l'insaigne avec le sang d'autres Yernas. Elle leur vole leur identité, leurs fonctions... et la couleur de leur organe. Si elle pouvait ouvrir les caves à ordure, c'est car elle s'est imprégnée du sang d'un véritable éboueur.
Cette femme n'est pas devenue Absinthe aujourd'hui.
Elle avait seulement... disparu.
Et elle disparaîtra de nouveau.
— T'es prête ?
— Quoi ?
— J'vais t'le faire d'abord. Tu vas avoir besoin d'temps pour t'en remettre.
Elle se caresse le menton ; un gloussement m'échappe. J'ai officiellement perdu tout contrôle. Je suis en train de tomber d'une falaise, je n'en vois pas le fond, et n'ai que le droit de fermer les yeux, d'accepter, d'attendre. Mes doigts s'encastrent dans l'évier. Un film transparent se déroule autour de mon cœurtex verdâtre. Vulcain — Ethel enfile des lunettes de protection et y approche l'aiguille.
Ma poitrine se replie déjà. La tige ne m'a pas touchée, mais la douleur — celle ressentie face à M. Naha — entraîne des secousses que je ne peux dompter. Et s'ils avaient tout planifié ensemble ? S'ils dessaignaient toutes leurs victimes ainsi avant de les tuer ?
Papa, je t'aime.
Un coup de poignard.
Une lame d'acier perce mon sein. Ma cage thoracique. Mon cœur.
Craquement.
Il en extirpe ma vie. Mon âme. Ma voix.
J'éclate en transes. Mes poumons et mes intestins explosent. Ils crachent le monde.
Elle... ne m'a pas prévenue. La seringue est entrée. Elle gesticule ; elle aspire mon énergie. Mes genoux croulent sous le poids de mon corps, contre les tiroirs, le carrelage. La force d'Ethel me relève. Sa violence et sa douceur. Violence sur mon cœurtex. Douceur sur ma peau. Ses mots s'envolent, indécrochables.
Son pouce enfonce un bouton. Le liquide du bocal disparaît.
Mes os craquent.
Protège... le.
Arrache... cette seringue.
Enfuis-toi...
Frappe-la.
Et c r è v e.
Non.
Crève seulement.
Geignements.
Gémissements.
Elle me possède.
Soracle, aide-moi, je...
Le liquide gèle mes pensées. La flamme qui m'alimente — elle disparaît. Ils m'ouvrent les veines... non. Les ligaments. Les muscles.
Une brique me martèle le front. Ou l'inverse. Je disjoncte. C'est la fin.
Dieu.
Il ne m'aide pas. Son pouvoir immobilise mon âme. Soracle me découpe le cœurtex. Me scie de mon corps. Mes émotions s'évaporent une à une, arrachées.
L'évier. Blanc. Tacheté de rouge.
Seringue entrée.
Une ombre qui passe... et me nettoie ?
Main.
Serviette.
Sang.
Démembré.
Mon cou se rompt. Les nerfs éclatent.
La peau se déchire. La chair jaillit. Il m'ampute. Arrête...
... arrête !
— Un, deux...
Le poing d'Ethel se détache de mon cœurtex et je convulse de nouveau. Des filets pourpres aspergent l'Absinthe, le miroir, la pièce — visiblement, elle ne l'a pas assez protégée de ma crise et de mon tonneau. Flasque et pauvre de vie, je m'écrase contre elle, tandis que des gouttes bordeaux recouvrent ma viscosité verte. J'ai mal, terriblement mal, plus que jamais, au point de... ne plus rien ressentir. J'admire la scène avec l'œil des caméras que j'ai voulu fuir. Au moins, le Papillon de Nuit n'échappera pas à celle-ci... Ahah. Dommage que personne ne m'entende. Quelqu'un aurait ri.
Attendez...
Je retombe déjà. Non... merci, mais non ! J'ai lutté pour cette enveloppe charnelle, mais elle ne vaut pas le coup de souffrir le martyre, alors... S'il vous plaît ? Soracle, garde-moi !
Bon sang.
Depuis quand n'ai-je pas dormi ? J'aurais pourtant juré... avoir rêvé... cette nuit.
Tout ira bien.
Bas du corps. Froid. Dureté. À même le sol.
Haut du corps. Moelleux. Douceur. Un coussin...
J'ai presque fini le saignage.
... chaud. De quoi se lover.
Quelque chose à agripper. Le pied d'un meuble, peut-être. Je m'y accroche. Ne le lâche pas. Sinon, je tombe... sinon, qui suis-je ?
C'est bon.
Une femme. Une main. Je peux lui faire confiance. Oui, elle n'essaie que de survivre, comme moi. Nous sommes pareilles. Si elle est là, je suis là. Je fonds dans ses bras.
C'est bon.
Joie.
Colère.
Peur.
Tristesse.
Surprise.
Dégoût.
Et toutes leurs variantes.
ღ
« J'ai pris ce que j'ai pu avant d'être limogé. »
Une vague de froid se déverse sur mes muscles depuis mon bras. Elle gèle mes paupières, frétillantes ; un râle me gratte la gorge. La tige me glace le sang. La douleur se replie dans mon estomac et me raidit le ventre. Je dors — je dormais.
Mes yeux s'ouvrent. Un filet d'obscurité recouvre mon champ de vision, mais une ombre s'en démarque. Des pattes velues d'araignée palpent mon visage et m'aveuglent.
Mon cœur tombe dans une mare refroidie par la crainte et par cette... seringue ? Non. Ça ne va pas.
Mes bras convulsent. L'un se balance. On déchiquette l'autre. Le râle se transforme en grognement, la vague, en cyclone de glace, dont l'œil me brûle le biceps.
— Non, Vanadis, ne bouge pas, s'il te plaît...
Un homme.
Sur mon lit.
Défends-toi.
Mon poing valdingue. Je hurle à la mort. Ses doigts bouillants glissent jusqu'à mes lèvres.
— C'est moi, mon rouge-gorge !
J'ai dû mal entendre — papa ? Que fabrique-t-il dans ma chambre ? Le soleil ne s'est pas encore levé !
Sa silhouette d'ours en peluche se forme... mais dans l'obscurité, elle gronde tel un grizzli sauvage. L'origine de ma douleur se situe dans sa poigne : un instrument médical, planté dans mon bras. Les palpitations contre ma cage thoracique refusent de cesser. Le liquide coule. Ma mâchoire oscille. Ma peau se soulève. Des ténèbres engloutissent la tige, et d'autres ruissellent de ma chair.
Du sang. Je saigne.
— Rendors-toi, s'il te plaît.
— Papa, je...
Les bouffées de chaleur m'immobilisent. Au secours. Je veux le prendre dans mes bras, mais je ne peux pas, car c'est lui qui m'inflige ça, mais il ne peut pas — il ne veut pas me faire de mal !
L'aiguille revient avec la force de ses doigts fermes ; elle malaxe mes organes à l'unisson. Un cauchemar. Je dois me réveiller.
Pourquoi agit-il ainsi ? Est-ce en rapport avec ce qu'il a marmonné ce soir ? Avec la disparition de son coeurtex — du moins, de sa couleur dorée ?
Un cauchemar...
— Pourquoi tu...
— C'est pour toi bien, soupire-t-il. N'en parle à personne, ma chérie, s'il te plaît. Je... Je ne devais pas...
— Ton cœur... tex...
Sa silhouette s'évapore. Nos mots se dérobent. Mon âme s'échappe. Les obscurités se mêlent.
Papa, je m'endors...
Tiens-moi la main...
Qu'est-ce que... ?
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