13. L'Absinthe (2)
Mon corps voltige et frappe de nouveau le pavé. Une détonation me bouche les oreilles. Des cris et des appels à l'aide s'étouffent. Mon crâne roule sur le bitume, devenu plaque à induction ; celui-ci me brûle la peau, la calcine. Au-delà de larmes, la fumée se mêle aux nuages.
Un nouveau faisceau lumineux souffle une vague de flammes. La déflagration, assourdissante, fracasse la route derrière moi. Elle m'emporte vers la première explosion. Des morceaux de pierre me griffent le bras et les hanches ; ils me drapent de poussière qui s'engouffre dans mes narines.
Je vomis mes poumons.
Une attaque. Une vraie... et l'on me vise.
La rue est en ruine. Les flammes m'encerclent comme pour lancer un sacrifice. Mes cheveux imbibés de transpiration cascadent mon visage, mais je la vois — une silhouette, qui se balance dans le vide, longeant l'un des bâtiments. Derrière les panaches de fumée, le Papillon de Nuit me fixe, accroché à un grappin. Il joue avec une arbalète qu'il l'agite vers la porte d'entrée d'une série d'appartements perdue entre les commerces.
C'est lui.
Ma gorge se tord.
Je me jette vers l'arrière.
L'ouverture disparaît dans une troisième supernova. Troisième éruption. Troisième tremblement de terre. Le bitume me laboure. Les flèches explosives du Papillon de Nuit m'acculent. Il m'a reconnue.
Et il se venge.
Une lueur verte transperce les fumerolles. Le coeurtex du criminel se balance. Un Absinthe ! Pourtant, la dernière fois...
Il atterrit dans les nuages de feu comme dans de la guimauve. De nouveau sur ses pattes, grappin en main, il me fait signe de le suivre.
Et il insiste.
Essaie-t-il de m'aider ?
Ne visait-il pas moi, mais... les SCOs qui me poursuivaient ?
Les criminels attirent les criminels. Il a remarqué mon organe et doit me considérer comme une camarade. Je ne devrais pas m'affilier à ces personnes, encore moins à un fugitif connu des forces de l'ordre. Cependant, j'entends parler de lui depuis si longtemps — de son style de combat, de son talent à disparaître. Il pourrait m'aider.
Tu n'es pas une Absinthe, Vanny.
Mais juste pour cette fois...
... tu vas faire semblant.
Nous bravons les relents de l'explosion et atteignons le sas du bâtiment aux illuminations intoxiquées. Le Papillon de Nuit m'indique la route à suivre : là-haut. Je m'élance vers les escaliers.
Mon épaule s'affaisse. Le monde tourbillonne. Un marteau me cogne le crâne ; une masse me broie l'estomac.
— Absinthe de merde ! Tu te crois drôle à tout...
Un râle rauque. L'assaillant s'envole, glisse contre le mur. L'homme au masque terrible a rappliqué d'un coup de pied. Il manipule ses munitions d'arbalète. Je rampe sur le carrelage. La flèche tranquillisante m'a arraché la peau, mais ma jambe m'obéit — la douleur ne vient pas de son poison. Je m'accroche à une grille pour me relever. Les ennemis s'échangent des coups. ECO contre Absinthe... et je me range du côté démoniaque. Mon poing s'écrase contre le nez du soldat. Sa chute résonne. Le Papillon me tire vers les marches. Mon sang ne fait qu'un tour. Le toucher m'écœure, mais j'ai besoin d'un appui. Entre lui et la rambarde, je sautille. D'autres pas s'enchaînent en écho.
Deuxième. Troisième étage — il nous rattrape.
— Vous fuyez, maintenant ? gronde-t-il. Bande de bons à rien !
Des flèches rompent contre le mur granuleux. Le Papillon de Nuit me propulse vers la rampe. Ensanglantée, ma jambe me traîne d'un poids colossal à chaque marche. Je lutte contre mon cœur effréné pour continuer mon ascension. Le sifflement de flèches me flagelle.
Il prend un malin plaisir à nous chasser comme du bétail. Si je suis égoïste... lui l'est tout autant. Nolan et Yohri me l'ont prouvé — les ECOs sont loin de leur perfection supposée.
— C'est comme ça, qu'on obtient un Cœur d'Or ? haleté-je. En attaquant les gens ainsi ? Vous croyez le mériter ? Vous croyez même mériter en avoir un, de cœurtex ? Car figurez-vous que certains le méritent bien plus que vous !
— Bande de cons ! Tu crois que j'ai une morale à recevoir de pauvres Absinthes ?
Tête baissée, le guerrier plaque le Papillon de Nuit contre une porte. Ce dernier s'effondre. Son arbalète voltige. Elle glisse vers l'appartement d'en face — juste là. L'ECO gronde en ma direction. Les marches défilent. Ma hanche se fracasse par terre. L'arme patine sur mes paumes.
— Tire ! déchire une voix féminine.
Je vise.
Il vise.
Nous tirons.
Non.
Il n'a pas eu le temps.
Ma flèche éclate son cœurtex en morceaux.
Il chancelle dans la cage de l'ascenseur. Le criminel inconnu accourt, me souffle un ou deux mots... mais je ne bouge plus.
J'ai brisé un ECO. Un autre. Au lieu d'obéir à l'autorité, j'ai suivi le monstre le plus recherché de la ville, et maintenant, ma victime convulse. Son sang teint le marbre de bordeaux. Le fugitif me tend de nouveau sa main gantée, mais je n'arrive plus à l'attraper. Je ne veux plus.
Ils avaient raison.
Je suis une Absinthe.
Je suis une merde.
Je n'aurais pas dû fuir.
Je n'aurais pas dû monter cet escalier.
Je secoue la tête. Encore. Il ne comprend pas. Le regard déchirant du soldat, qui lâche des perles de douleur, m'immobilise. Il m'implore de l'épargner, moi, son bourreau, en vain : le brisement anime et déforme son visage, ses émotions s'évaporent.
Soudain, les formes du masque cauchemardesque disparaissent. Ce dernier pend, flasque, dans la poigne de son propriétaire. Un faciès à l'air belliqueux, et pourtant fragile, l'a remplacé.
Vulcain.
— C'est pas l'moment ni l'endroit pour abandonner, souffle-t-elle, toujours le bras tendu.
Le Papillon de Nuit... la personne qui m'a planté sa seringue dans la joue, qui m'a transpercé le bras d'une flèche... qui m'a handicapée durant des jours ! Sans la médecine avancée de Kavaran, j'aurais fini à l'hôpital !
Bordel.
Le voleur de sang,
le pire Absinthe de tous...
n'est nulle autre que cette jeune femme à l'apparence chétive, qui m'est déjà venue en aide, et qui recommence.
Je tremble, piégée par un blizzard amer dont la chaleur m'inonde de transpiration.
— T'as osé t'défendre face à un SCO. T'encours pire qu'la peine de mort, ma grande. Tu crois qu'ton père serait fier de toi si tu t'laissais faire ?
Mon cœurtex pleure. Papa, fier de moi, malgré cette couleur infâme qui me suivrait toute ma vie ? Peut-être... Il n'a jamais cessé d'aimer Laurane, après tout. Même après le brisement, lorsque je la mentionnais, il jouait à la voix de la raison, ne rappelait que ses qualités.
Un homme bon. Bien trop bon.
Nous restait-il une chance ? Cette main abritait-elle le filament d'espoir dont Oriane m'avait parlé ? Cette fille, que je ne connais pas, et qui m'offre un pacte avec le diable, avait-elle raison ?
— T'veux pas savoir pourquoi mon frère s'est sacrifié pour lui, toi ?
Des bruits de pas en canon grimpent les escaliers. Le SCO baigne dans une mare de sang. Ils leur donneront un nouveau cœurtex, mais me refuseront une deuxième chance. La seule personne qui m'en offre une me tend la main.
Je l'attrape.
L'Absinthe pourrait se retourner à tout moment contre moi. Prions pour que la situation s'améliore un jour. En attendant, pour survivre, elle me force à faire abstraction de mes peurs et mes dégoûts.
De nouveau masquée, la voleuse de sang active l'alarme incendie qui ouvre la trappe du toit. Nous grimpons l'échelle et nous retrouvons au milieu des échiquiers géants de Kavaran. Les grands yeux globuleux — et bien trop réalistes — du Papillon de Nuit me médusent.
— Tu peux courir ?
— Je crois, mais ma jambe...
— Accroche-toi.
Je m'exécute ; nous détalons le plus vite possible. À l'aide de son grappin mécanique, nous enchaînons les toits de bâtiments. Il nous propulse par-dessus le vide, nous fait rouler sur les cases. Ma jambe saine faiblit tant je la sollicite. Malgré la distance, Vulcain neutralise les SCOs qui nous suivent à coup d'arbalète. Un par un, ils retombent dans l'horizon brumeux jusqu'à nous laisser voler par-dessus la capitale. Le coeur battant, je crois lâcher prise à chaque saut. Une chute me tuerait, alors je m'accroche, et tant pis si la jeune femme saigne.
Au bout d'un moment, elle me lâche, s'écroule contre une dalle et ouvre le chemin vers... son appartement. Déjà ? Bon sang, j'ai perdu tout sens de l'orientation, avec cette histoire !
— Tes gants ! râle-t-elle. Tu les as toujours ?
— On en a vraiment besoin ?
— Ouais ! Magne-toi !
Je les déterre d'une poche, les enfile et plonge sans hésiter. Après avoir vérifié que plus personne ne nous poursuivait, Vulcain rebouche le plafond.
— T'es sûre qu'ils vont pas nous trouver ? pantelé-je.
— Y'a qu'un con qui serait sûr ! On peut pas rester longtemps.
L'Absinthe traverse la fenêtre ouverte et atteint le bâtiment opposé. Avec son aide, je l'imite, mais à l'intérieur, elle me laisse décéder. Mon estomac n'a cessé de se retourner ; mon larynx picote. Les vomissements me guettent.
Par Soracle... Nous l'avons échappé belle. Toutefois, comme prévu, mes mésaventures ne sont pas finies. La vie m'a proposé un nouveau rôle à jouer, et à contrecœur, je l'ai accepté.
En espérant que je n'apparaisse que dans quelques scènes...
En attendant, aux yeux du monde, je serai une Absinthe.
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