13. L'Absinthe (1)
Le train annonce — « prochain arrêt : Musée de la Résistance Cordiale. Destination : Grande-Gare. »
Derrière les vitres teintées, le ciel nuageux de Kavaran remplace les bâtiments de la périphérie. Indifférente aux jugements des voyageurs, Vulcain a laissé tomber la moitié du cœurtex et refuse de m'adresser la parole. Or, nous approchons du centre de la capitale, où des clones d'ECOs n'hésiteront pas à nous neutraliser. Nous devrions nous entraider.
Un point verdâtre apparaît sur l'un des carreaux, devant ma coéquipière. Son crâne s'affaisse. Des passagers murmurent. Certains se lèvent. Brusquement, elle pivote sur ses talons, me déshabille du regard.
Ou presque.
La couleur de son cœurtex a changé.
Celle du mien aussi.
— Des Absinthes ! s'écrie-t-on.
— Au secours !
Que...
Non...
Non !
J'hallucine. Je rêve. C'est un cauchemar. Une flèche m'a piquée et m'a empoisonnée. Elle me brouille la vision, la perception des couleurs. M'a transportée dans une simulation, une dimension parallèle.
Ce vert...
Mes poils se hérissent. J'étouffe. Je vais vomir.
Je ne suis pas une Absinthe. Je n'ai rien fait de mal. C'est... C'est elle, qui est à l'origine de ce stratagème, qui a tiré sur les soldats !
C'est E L L E !
Dans un monde parfait, le train déraillerait et tomberait à la renverse. Il cabriolerait sur le bitume et nous décéderions en un instant. Mourir me gênerait moins que perdre toute valeur, légitimité et légalité aux yeux du monde. Pourtant, mon cœurtex a cédé.
Malade, horrible, malsain — Absinthe... mais je ne le mérite pas.
Je ne peux pas le mériter.
Mes poings craquent. Des pulsions me soufflent de les désarticuler contre la vitre, de la briser comme ils m'ont brisé, mais je n'y arrive pas. Ma rage acide et mon désespoir coulent à flots sur mes joues. J'ai failli à ma Mission. J'ai trahi ma promesse. Je souhaitais rendre papa fier. Je suis devenue comme Laurane.
— Comment sont-elles montées à bord ?
— Faites quelque chose !
— Non... maugréé-je. Non, s'il vous plaît, on va pas vous faire du mal, je... je suis pas une Absinthe, je vous jure ! Je le mérite pas, je...
— C'est ça, oui !
— Viens-là, ma jolie.
— Le prochain qui bouge, j'lui marave la gueule et l'pique comme un apéritif.
Vulcain brandit son arbalète vers chacun de nos détracteurs. Cette position lui fait ni chaud ni froid. Comment ces gens osent-ils me mettre dans le même sac qu'elle alors que tout est de sa faute ? Pourtant, même son regard me jette la pierre. De sa main libre, elle empoigne l'émetteur qui pend à sa hanche.
Qu'elle me crève les yeux si ça lui chante. Mon organe n'est pas vert. Je refuse. Pas après toutes ces années à rêver d'or, de mérite, de valeurs...
Un rayon bref survolte mon cœurtex. Il grésille. Le brouilleur de Vulcain le pointe d'une antenne. Le train s'arrête. Les portes s'ouvrent.
— Qu'est-ce que t'as fait ? marmonné-je.
Elle pose un pied sur le quai. Un deuxième. Je me propulse du strapontin.
Une flèche me vise. Pointue. Scintillante. Elle me cloue sur place. Je glisse, tremble, tousse, répète ma question. Le silence me piège encore face à mes démons. En son sein, Vulcain a actionné un levier, remplaçant son âme par une autre, plus cruelle. Je l'implore de me laisser passer. Son index se tord sur la gâchette.
Les portes du wagon nous séparent. Le train redémarre. Un cri strident transcende la gare, un hurlement déchirant — celui d'une femme qui a perdu son frère.
Et le silence d'une autre qui a perdu son père.
Qui vient de perdre sa vie.
Je suis seule. Même une Absinthe m'a abandonnée. J'aurais dû m'en douter — son attitude détonnait trop pour être normale. Elle m'a empoisonnée. Sans elle, mon cœurtex serait resté rouge, comme il l'est depuis ma naissance.
— J'ai un canif, soupiré-je en direction d'un homme approchant. Laissez-moi tranquille et je vous laisse en vie.
Mon organe fragile glisse entre mes doigts. Je l'enfouis sous mon chaperon, il me brûle la peau, mais c'est trop tard. Les voyageurs l'ont vu. Ils savent que je finirai sous les griffes de l'Art-Terre.
Pourtant, ils m'abandonnent. Agissent comme si je n'existais pas. De peur, peut-être.
Me revoilà seule contre tous. Cette histoire commence à être redondante.
À l'arrêt du wagon, je descends. Des ECOs traversent la plate-forme. Pas de SCOs en vue. Pas encore. On m'analyse — des passants proches, loin, sur mon quai, sur l'autre. Leurs yeux balaient la gare. Ils naviguent sur leurs lentilles... pour me reporter à l'Art-Terre. Je dois sortir. Malheureusement, je ne peux pas quitter cet endroit que les radars identifient mon coeurtex.
À moins que...
Je fonce vers les portiques et bouscule ces idiots qui hurlent et s'évanouissent au moindre contact. Une grand-mère fusionne avec la vitre. Le rayon m'identifie malgré tout. Une alarme sonne. L'escalier.
— Vous !
Argh — mais laissez-moi le temps de descendre ! Comment se rassemblent-ils aussi vite ? Ils sont tombés du ciel, ou quoi ?
La poursuite puise dans mes ressources. Mes jambes rouillent un peu plus à chaque pas ; enchaîner ces derniers me torture. Persister vaut-il seulement le coup ? Cette incertitude pince ma motivation. Car pour survivre, courir est mon unique option... mais jusqu'où ? Je n'ai nulle part où aller.
Je traverse un pont de verre et de soie. Des canotiers ballottés par le fleuve saluent les habitants des rez-de-chaussée, comme pour me rappeler mon ancienne vie. Je m'en éloigner.
De nouveaux SCOs débarquent.
Combien sont-ils ? Suis-je dangereuse à ce point ? Au moins, digne d'un embouteillage d'or, ils peinent à me rattraper. En espérant qu'ils ne sortent pas l'artillerie lourde.
Une flèche me frôle. Les quartiers commerçants de Kavaran approchent. Je dois emprunter les rues populaires. Ils n'oseront pas tirer en présence de civils ; la foule les ralentira d'autant plus.
J'enchaîne les pavés, oscille sur la route. Le vent me griffe le visage, les ordres des soldats m'alourdissent.
Une lame me déchire le mollet. Du ciment coule dans mes veines. Je dérive. Une flèche tranquilisante m'a touchée. Les passants me dévisagent, terrifiés. Ils s'éloignent de moi comme de la peste. Je martyrise la route, la tabasse à chaque pas ; désormais, leurs directives me frôlent. L'un d'eux pourrait m'attraper d'un plongeon.
Vulcain, s'il te plaît... aide-moi.
Une fille tremblotante vacille sur le trottoir. La cible parfaite. Je bafouille des excuses, mais la salive manque, mon corps se déshydrate.
Je lui enveloppe l'épaule, un bras autour du cou, l'autre autour de la poitrine.
Désolée.
— Le prochain qui bouge, je...
Je...
Le mot ne sort pas.
Mon jeu d'actrice ne vaut même pas les pièces de théâtre des collégiens.
Comment ai-je pu duper Yohri ?
— N'approchez pas ! craquelé-je.
Ma jambe tremblote — la flèche. Ses griffes calées dans ma peau, elle y injecte son venin. À quel espoir dois-je me tenir, à ce stade-là ? Je me sers d'une innocente pour gagner du temps (elle pantelle, supplie, grelotte) alors qu'ils sont armés et moi non.
Ne me retirez pas ma liberté.
Je ne mérite pas de perdre ma liberté.
Comme il a failli — d'après elle — en faisant de Margaret une ECO, l'algorithme a failli en me considérant comme une Absinthe. Cette couleur ne me représente pas. Hélas, jamais ils ne le comprendront.
Jamais.
— Je suis entraînée, mens-je. En une seconde, elle est morte !
Des renforts peuplent l'autre côté de rue — me voilà cernée. Une fois encore, ils me captureront. Une fois encore, j'aurai perdu.
Les pointes de leurs flèches me menacent. Le cercle rétrécit. Le monde entier admire la scène sous le feu des projecteurs et des caméras ; tous encouragent les soldats de l'Art-Terre à se débarrasser de moi, parce...
... qu'ils ne me connaissent pas...
... et que ça ne les empêche pas de me détester.
Je crois que la roue a tourné.
Soudain, les accusations qu'a entassé l'avocate d'Yohri sur mes épaules me crispent plus que le liquide tranquillisant. Je tremble plus que mon otage.
Égoïste. Je suis égoïste.
Et...
Putain.
V a n n y.
Tu menaces une innocente. Une personne qui n'a rien demandé.
Pourquoi ? Pour sauver ta peau ? Alors que... c'est trop tard ?
L'avocate avait raison depuis le début, tout comme cet ECO... Nolan. Ils ont prédit l'avenir. Ils savaient qu'à terme, je serais incapable de m'éloigner des Absinthes. Ils savaient je deviendrais ma pire ennemie.
Que je vivrais mon pire cauchemar.
Coupez-moi les veines.
Si seulement je n'avais pas vu l'autre enfoiré — ce fugitif dont j'ai participé à l'emprisonnement et dont on a brisé le cœurtex — se servir de passants comme de bouclier humain, je n'aurais jamais pensé à l'imiter. À cause de lui, à leurs yeux, je ne suis « qu'une autre. » Butés, persuadés qu'ils feront de Yer'nayin un monde meilleur, ils me préparent le même sort.
Et...
Peut-être ont-ils raison.
Peut-être est-il préférable qu'ils me capturent.
Peut-être vaut-il mieux mettre un terme à cette chasse sans fond et à cette folie incontrôlable qui creuse ma tombe depuis des semaines. Mon mental ne suit plus. Mon physique, la force de me battre, dérive avec. Sans papa, sans aucune victoire, ma détermination révolue me nargue.
Pourquoi la vie a-t-elle libéré son courroux contre nous ?
Je voulais défendre ma famille. Dans ma quête, je n'ai épargné personne. Yohri, Margaret, M. Naha, sans doute même Vulcain. Au bout du compte, l'on se souviendra de moi comme d'une erreur système — à juste titre. Dans un monde alimenté par le mérite, le plomb de Vanadis Meesvat a sauté.
Notre famille modeste, victime de la maladie des Absinthes, finira emportée par la malchance.
C'est tout.
Mes mains glissent de la femme. Elle s'échappe. Je suis nue face à les soldats, leurs jugements, face à mon coeurtex, vert et radioactif. Infecté par l'organe, mon estomac grouille.
Je me suis battue pour papa. S'il le fallait, je recommencerais.
L'officier lève le bras. Les SCOs dégainent leurs arbalètes. Leur doigt en effleure la détente.
Oui. Je recommencerais.
Sa main tombe. Elle masque ses cheveux, son visage...
Car certaines choses valent le coup de se faire briser le cœur.
... et disparaît dans un éclatement de lumière.
Un souffle me crache en arrière.
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