12. La Promesse (2)
Le duo aux capuches capricieuses.
Vulcain entre ses cheveux rebelles dans son passe-montagne, et moi, dans mon chaperon. Cet accoutrement la préparerait à braver la plus sévère des toundras, pourtant, un beau temps sourit sur Kavaran.
Armée jusqu'aux dents, elle ne m'adresse ni mot, ni regard, sort du bâtiment et se mure dans la discrétion au cours du trajet. Elle connaît les rues les moins empruntées par cœur, use d'un charme que je ne lui connais pas en cas d'imprévus (des bousculades, par exemple). Partout où elle passe, Kavaran devient son terrain de jeu, son parcours du combattant.
Au niveau de sa hanche pend un émetteur dont j'apprends l'existence. Envoie-t-il des données à ses lentilles ? L'aide-t-il à brouiller le signal des caméras ? J'ai affaire à une connaisseuse et ce fait me rassure autant qu'il m'effraie.
Nous arrivons au point de rendez-vous, aux abords des bois qui délimitent la capitale. Au sommet de la pente, du mouvement m'attire et une silhouette en quille me pince le cœur. Papa. Toujours à l'heure. Il nous talonnait. Mes joues se réchauffent. Je ravale des larmes soudaines — reste-là. Ne cours pas vers lui, Vanny.
Vulcain me tire dans un parc construit dans la pente, mais au terrain bien droit. Il regorge de cerisiers, de buissons touffus, de fleurs brillantes et d'étangs étincelants. Habituellement, il permet aux habitants de profiter des bienfaits de la nature sans l'abîmer. Sa fréquentation nulle en cette période le rend parfait pour notre opération.
Et là, derrière le portillon, papa apparaît, la barbe plus fournie que jamais — sa marque de fabrique. Sa moustache de titane dissimule ses lèvres, à deux doigts de draper son... cœurtex rose ? On lui a donné un nouveau cœurtex de remplacement...
Qu'importe.
L'adrénaline me pousse vers lui. J'épouse son torse moelleux, enveloppe tant bien que mal ses épaules. Il me rend l'enlacement avec la tendresse que j'aime tant, mais sans la chaleur. Au moins, il me le rend.
— Tu m'as manqué.
Ils l'ont gardé en vie. Quel soulagement... Je fonds dans son étreinte.
Deux jours.
Selon mes calculs, il partira dans deux jours.
Cette réunion de dernière minute relève d'un miracle.
Vulcain se racle la gorge.
— Donc c'est vous.
— Je vais te sauver, papa. Je te l'avais dit. Tu vas être fier de moi. Dis-moi... Qui t'a donné ce cœurtex ?
Prononcer ce mot à haute voix me rappelle celui offert par Margaret. Elle l'avait désactivé sans réfléchir à nos besoins ou à l'interdiction de se balader sans cœurtex. Certes, elle ne l'apprécie plus, mais je l'ai connue plus empathique.
Sa réponse m'importe peu, en réalité. Nous en possédons un autre, ainsi qu'une seringue. Pas de temps à perdre : l'heure du saignage a sonné. Malheureusement, Vulcain ne semble pas du même avis. Elle répète ma question avec plus de sévérité.
— J'ai parlé avec Yan, avoue-t-il.
Yan ? Le père d'Oriane ? Après ce que j'ai fait à son fils, il... impossible.
J'avais fait croire à papa qu'il avait accepté de l'aider, loin de m'imaginer qu'il serait directement allé lui demander. Il a dû se rendre compte de la supercherie.
— C'est qui, lui ? réplique Vulcain.
— Le père de ma meilleure amie.
— C'un ECO ?
— Oui... pourquoi ?
Ses sourcils se froncent ; ses yeux d'obsidienne se verrouillent sur papa. Ma main se pose sur l'homme, droit comme un bâton. À la moindre agression, je n'hésiterai pas à le défendre.
Elle sort de sa poche une des seringues qu'elle avait prêtées à son frère.
— Qu'est-ce qu'il a dit, ton Yan ?
— Qu'il trouverait un moyen de m'aider... en échange de quelque chose.
— De quoi ?
— Ça n'a pas d'importance, m'interposé-je. Papa, t'as rien à lui donner. J'ai un cœurtex. Tout ira bien.
Malgré son caractère surprenant – Yan avait quand même refusé la demande de sa fille –, l'annonce ne contrecarre en rien mes plans; bien que papa semble d'un avis différent.
— Vanny, je ne suis pas sûr...
— Tais-toi et laisse-moi te sauver.
Nous nous enfonçons dans le parc, entre feuilles de palmiers et guirlandes de glycine. Je le tire par la main.
— Comment on est censées l'insaigner, s'il a déjà un cœurtex de remplacement ? grince la fille.
— Ces cœurtex ont pas de sang à l'intérieur. Normalement, si l'on en insaigne un vrai et qu'on le calibre à la place, il devrait se désactiver tout seul. On en avait parlé, en cours.
Vulcain et papa transpirent une certaine tension ; elle, hésitante à procéder, et lui, à survivre. Sa discussion avec Yan a dû le chambouler. Il sait forcément que j'ai brisé Yohri pour lui, et coeurtex ou non, cela mettrait quiconque à mal.
Quant à cet incendie sur pattes... j'ai abandonné l'idée de la comprendre. Elle enfonce l'aiguille dans le bras charnu de papa pour faire couler son sang dans le bocal. Lorsqu'elle me demande de la remplacer, j'accepte, mais à la place, elle me prend en aparté.
— C'louche, son histoire.
— Avec Yan ? Non. Ils sont amis depuis longtemps. Je les connais.
Elle tchipe.
— Bref, dès qu't'auras fini ou s'il s'passe quelque chose, tu m'rejoins au bout de la rue. J'vais faire le gai. J'suis habituée.
Couverte de son attirail, elle trotte vers la sortie du parc herbacé. À moi de jouer. Mes années d'étude vont — enfin — se rendre utiles... si je ne cafouille pas avec la seringue.
Je m'étais entraînée sur des hologrammes. Pour l'insaigner correctement, la tige doit pénétrer... ici — exactement là où M. Naha l'a plantée pour dessaigner le sien, à la seule différence que je n'y injecterai pas de liquide au nom imprononçable, mais le sang de papa, que l'organe reconnaîtra et s'appropriera.
Mes cours m'ont forgée pour réussir. Rien ne peut m'en empêcher.
Hormis...
Les insinuations de Vulcain.
Et la réponse de papa, sur la station d'accueil. « Ce n'est pas nécessaire. »
Je souffle un bon coup. Vanny, ce n'est pas le moment. La seringue effleure le cœurtex. Une main se pose sur la mienne.
— Tu n'as pas à le faire.
Pourquoi ?
Pourquoi se montre-t-il si récalcitrant ?
— Je t'ai fait une promesse.
— Moi aussi, j'en ai fait une.
La tige griffe l'organe, le balafre d'une rayure. Ses paroles incessantes m'empêchent de me concentrer. Je m'étale dans la broussaille, me tords le corps pour le préparer au saignage, mais...
— Attends, tu as fait une promesse ? À qui ?
Ses yeux tombent et rejoignent son futur coeurtex. S'il n'est pas encore activé, il semble déjà le remplir de rancœur. Pendant longtemps, j'ai blâmé Laurane de cacher tant de secrets et papa a toujours mis un point d'honneur à avouer la vérité... alors pourquoi hésiter maintenant ?
Une masse apparaît à l'entrée du parc. Une deuxième. Des ombres, parées d'or et d'azur, se dédoublent et nous encerclent. Elles lancent des ordres, se répandent en invectives contre nous. Mes bras s'effondrent. Un tremblement s'empare de mes muscles. La seringue roule sur la terre moulue.
Des SCOs.
Ils nous ont suivis.
Ils nous ont trouvés.
Ils me menacent d'arbalètes à n'en plus finir.
« Jetez votre arme ! »
« Rendez-vous ! »
Mais je peux encore le faire.
Je peux encore insaigner l'organe, activer le mécanisme qui m'attend, là, dans les brindilles, pour y faire couler le sang.
Je peux encore sauver papa...
tout comme je peux encore recevoir une flèche dans le bras — et ailleurs.
Non.
La calibration demandera trop de temps.
C'est trop tard.
Mais...
Je n'ai pas parcouru ce chemin pour en arriver là. Ces hommes... ont-ils seulement un cœurtex ? Comment peuvent-ils prendre ce malin plaisir à détruire les espoirs des moins méritants qu'eux ?
Un. Deux sifflements.
Des jets de sang. D'une jambe. D'une autre. D'un soldat. D'un autre.
Des flèches. Véloces. Elles les transpercent. S'entassent devant moi. D'origine inconnue, pour eux, pour moi.
Ils tombent comme des dominos.
Certaines armes me visent encore. Elles hésitent.
Va-t'en.
D'un bond en arrière, je me réfugie derrière un tronc. Mes paumes me giflent, essorent mon visage transpirant et mes cheveux imbibés.
Claquement des arbalètes activées.
Disharmonie de leurs flèches perforant la peau de leurs cibles.
Cette grasse mixture se répète.
Papa...
Non.
Les râles proviennent d'autres hommes.
Je jette une œillade vers la scène.
Vulcain, dévêtue de sa capuche, munie d'une armure de vêtements, domine les ECOs d'un air sombre. Elle foule l'herbe, du talon gauche, du talon droit, main dans une poche, l'autre autour de son arbalète, et elle tire.
Encore.
Encore.
Elle les mitraille. Leurs bras et leurs pieds explosent. Les soldats s'écroulent, lâchent leur arme, immobilisés, torturés. Elle n'en épargne pas un seul. Le sang afflue, pourtant, aucune réaction ne marque son visage.
Un démon l'aide à viser là où les séquelles les suivront à vie sans les tuer.
Non. Pas un démon. Juste elle.
Son regard vire vers moi.
— On dégage. D'autres vont arriver. Allez !
Elle détale vers la deuxième sortie. Ma gorge s'enroule sur elle-même ; ma poigne tire l'ours sur ses deux pieds. La terre dévore mes talons — papa s'y accroche plus encore que les SCOs qui y sont plantés.
— Papa, on n'a pas le temps !
— Pars sans moi.
— Jamais !
— Je ne peux pas me permettre d'être également poursuivi.
Il ne se force ni à courir, ni à me rassurer. Son ton est froid et nonchalant.
« Également »...
Non, tu ne comprends pas. Je ne veux pas t'attirer dans ma chute, que tu me suives dans ma démence, mais m'assurer que tu ailles bien, que tu restes à mes côtés... !
— Vanadis ! éclate Vulcain.
Si je ne rapplique pas, l'une de ses flèches me tranchera la gorge.
— Je peux pas l'abandonner ! Dans deux jours...
— Y'en a d'autres qui arrivent !
— Tire-leur dessus !
— J'ai pas d'munitions infinies, putain, grouille !
« MAINTENANT ! »
maintenant.
Papa hoche la tête. La terre tremble. Les arbres s'effondrent. Mon coeurtex s'embrase, crache un flot de haine ; ceux des ECOs abattus scintillent.
Et merde.
Je déterre l'organe cordial de l'avocat, la seringue.
Un craquement retentit.
Mon pied quitte une branche à peine écrasée. Si je ne l'avais pas vue, j'aurais juré que mon cœurtex s'était brisé. Je déteste abandonner papa à son sort, surtout dans ces conditions, mais ce n'est que partie remise.
Je reviendrai.
Vite.
Pas le choix.
Je m'élance à travers un champ de force qui me déchire la peau, loin de lui, loin de mon avenir, qui me force à devenir une flèche de titane. Face à une rue bucolique, je rattrape la barbare dans sa course et lui montre ma récolte.
— Qu'est-ce qu'on va en faire ?
— Hors de question qu'on l'redonne à ces enflures, c'à mon frère, j'le garde ! J'crois qu'ton père a ses propres plans pour s'sauver, t'façon, avec ses ECOs. Sinon, il aurait jamais réagi comme ça ! Personne l'aurait fait !
— Peut-être, mais... il me l'aurait dit.
— C'pas parce que c'ton père qu'tu dois lui faire confiance.
D'où se permet-elle de se prononcer sur notre relation ? Elle ne nous connaît même pas !
— S'il a l'aide des ECOs, tant mieux ! Il en était un, avant. Il le mérite. Et puis, il m'a jamais fait défaut.
— Attention !
Un escadron débarque. Vulcain et moi dédoublons de vitesse. Mes jambes picotent, elles s'élancent toujours plus loin, prêtes à battre le record de 100 mètres. Derrière, les bottes de la milice cognent le pavé.
— Le métro ! gronde ma coéquipière.
Ils ne voudront pas me tuer. Je ne suis pas leur ennemie, après tout. Ils le savent.
Le parc s'étend encore sur la longue pente que nous gravissons. Ses clôtures d'acier tourbillonnent et s'effilent. Le carillon d'un train prêt à entrer en gare nous appelle. Il flotte au-dessus des arbres ; son prochain arrêt se situe au bout de la rue.
Un sifflement me frôle l'oreille.
Malgré mon essoufflement, Vulcain comprend ma soudaine panique. Sa main agrippe la mienne et m'entraîne à la vitesse du son.
Des tiges nous effleurent — de vraies flèches ? Comptent-ils nous... abattre ?
Aurais-je eu tort ?
— Flèches tranquillisantes et brisantes, analyse la sœur de l'avocat, impassible à la poursuite.
Si les premières me touchent, elles m'ankyloseraient les muscles. Quant aux deuxièmes, destinées aux brisements, j'ai intérêt à les éviter. Main sur mon cœurtex, je vire sur le côté. Mon adrénaline se sert du vent comme appui. Vulcain escalade l'escalier de verre qui mène au quai. Je l'imite. Le grand cerisier du parc berce la gare et l'emmitoufle dans son lit de feuillage rose. Le train est arrivé.
Les portiques reconnaissent nos cœurtex et nous laissent passer. La transpiration m'enrobe et emprisonne la chaleur dans ma poitrine. Je bondis dans un wagon. Peu de monde à bord.
Les SCOs approchent. Vulcain m'entraîne plus loin, sa main dans la mienne. Je titube. Ils s'approchent. Le train siffle.
Les portes leur pincent le nez. Elles étouffent leurs ordres, et surtout leur rage, qui s'infiltre malgré tout dans le véhicule. Les passagers me criblent de regards malveillants. Laissez-moi respirer.
Mes poumons se vident. Vulcain abandonne son étreinte et je m'affaisse contre un siège. Les bâtiments se succèdent. Des perles de sueur glissent entre mes lèvres. Ma compère est couverte de flèches. Aucune ne semble avoir percé sa chair – à moins qu'elle le cache bien. Leur pointe est pourtant réputée pour leur tranchant. De quel tissu ses vestes sont-elles faites ?
— Tu vas bien ?
Elle me dévisage.
— Oh... ils savent pas viser. Et toi ?
Elle m'indique une flèche logée dans la poche de mon chaperon.
– Ça va, je...
Cette poche...
Non.
Non,
non,
non !
J'y enfouis ma main. Elle se heurte à la tige, que j'arrache.
Mes doigts enveloppent son contenu.
Dans ma paume...
La moitié d'un cœurtex.
Mon monde s'effondre.
Le visage de Vulcain, réchauffé par les fondus de lumière du wagon, se plisse. Elle s'approche à pas hésitants et plonge son poing dans ma poche pour en sortir la deuxième moitié. Son annulaire tremble. Mes phalanges craquent. Mon sang bout.
À en juger par notre apparence, les SCOs la visaient elles – c'est devenu un hérisson –, et pourtant... ils m'ont eu.
L'organe d'Emrys Naha. Brisé en deux.
Sa sœur crache :
— La prochaine fois, rappelle-moi de fermer ma gueule.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top