12. La Promesse (1)
Après la rencontre de la nuit passée, le réveil pique.
L'engourdissement de mon bras m'a tirée du sommeil. Presque adhésif, il se décolle du béton, la peau ruisselante de sueur. Chaque mouvement me lacère — sacrée idée de s'endormir dessus à même le sol, loin de la couverture et de l'oreiller que l'on m'avait prêté ! Personne n'aurait fait mieux.
Ma main tapote les alentours sans signe de sortie. La fille s'est-elle réveillée pour fermer la porte et m'enfermer avec les sacs-poubelle ? Pourquoi ? Le soleil s'est-il seulement levé ?
Allô ?
Vulcain. Elle avait parlé d'un Vulcain. Elle ne s'appelle sûrement pas ainsi, mais je ne peux m'accrocher qu'à ça. Si cette appellation ne lui plaît pas, elle sait quoi faire.
Sans nouvelles de Vulcain, je ne peux que me soumettre à la dure loi des caves à ordures et... attendre. Me rendormir, peut-être.
Non.
Ma vessie va exploser.
Tombais-je dans la folie ? Je me tortille dans tous les sens, sans but ; je tente d'invoquer Soracle pour lui demander d'ouvrir la porte, de provoquer un voyage astral pour aller chercher Vulcain, lui rappeler que j'existe... et je réussis peut-être, car sous un claquement naît un rayon de lumière. Il me brûle les paupières, mais me réchauffe le cœur.
Le soleil se lève à peine sur Yer'nayin. La sœur de Naha me regarde d'yeux exacerbés, comme si elle s'était réveillée plusieurs heures plus tôt, le sang débordant de caféine.
— Salut l'aristocrate. Bien dormi ?
— Je...
— Réponds pas, j'm'en fous. On va chercher ton pôpa, aujourd'hui. T'es contente, j'espère. T'as intérêt.
— Vraiment ? Oh, tant mieux. Merci.
D'un pull poussiéreux, elle sort un bout de papier et me le tend.
— C'bien ça, le numéro d'station d'accueil d'chez toi ? Faut qu'j'appelle. Voir s'il est là. C'mon frangin qui m'a passé ça.
— Merde, soufflé-je. Comment il l'a obtenu ?
Il connaît papa. Forcément. Alors il le lui a donné. Cette preuve supplémentaire s'ajoute à un puzzle encore incomplet.
— C'le bon, du coup. Reste-là comme un bon toutou.
— Non, attends !
Je rampe vers la sortie, mais la semelle arrachée de sa chausse me bloque la route.
— Les chiens parlent pas.
— Je dois aller aux toilettes.
— Pisse dehors.
— S'il te plaît ! Je...
— J'ai des trucs à faire, c'privé.
— Tu crois vraiment que je vais essayer de t'énerver, te vexer ou que sais-je alors que t'es ma dernière chance ? Je veux juste aller aux toilettes ! Tu pourrais être la pire des Absinthes, tant que je peux pisser, je te ferai pas chier.
— C'était une blague ? Si oui, c'était de la merde.
— À qui le dis-tu ?
Un sourire se dessine sur son visage.
— Fais un pas de travers et j'te dénonce. OK ?
J'opine.
Elle m'emmène à l'arrière du bâtiment où nous alternons entre escaliers minimalistes et échelles précaires. Que, dans son cœurtex ou sa vie, l'empêchait-il de rentrer chez elle par la porte principale ? Aucune explication logique ne me vient, et ma confiance en cette rebelle ne s'en voit pas améliorée.
Notre ascension nous mène sur un toit plat qui, avec ses cases orangées, ressemble à un échiquier géant. Tous ceux aux alentours, situés à une hauteur différente, se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Avec l'architecture originale de bâtiments plus imposants en toile de fond, on se croirait sur une vague de béton en arrêt perpétuel. Vulcain s'agenouille devant une dalle, et d'une aise déconcertante, la soulève, dévoilant un appartement. Elle y saute, et je l'imite.
L'antre du mystère.
Au-delà de manquer de personnalité — l'inverse de cette femme —, la pièce manque de... tout. C'est vide. Les seuls meubles se situent sous l'ouverture. Vulcain grimpe dessus pour la reboucher. Vient-elle de louer ce logement vacant ? Autant vivre à la rue, non ? Elle ne s'évanouirait pas sous cette odeur de renfermé. Les fenêtres ne demandent qu'à être ouvertes. Je m'y approche.
Elle me gifle la main.
— Entre ses murs, tu touches absolument à rien sans mettre ces gants, et aux chiottes, t'as intérêt à nettoyer après ton passage avec tout les produits qu'tu trouveras. OK ? Pisse pas sur la vitre, c'devant l'entrée.
Dans cette triste salle, j'enfile les gantelets sans poser de questions. Ils épousent mes mains, leur offrent une deuxième peau sans les comprimer. Drôle d'objet.
Une fois relaxée (il faut savoir profiter des petites choses, surtout en ce moment), l'appartement se mure dans le silence, le dépouillant de vie. La propriétaire s'est volatilisée. Comme seule trace de sa présence, une fenêtre ouverte donne sur une autre, dans le bâtiment d'en face.
— Allô ? tenté-je. Vulcain ?
La brune pique aussitôt un fard — au-delà de la ruelle, encadrée de nouveaux rideaux.
— Comment tu m'as appelée ?
— Je dois bien t'appeler d'une façon ou d'une autre.
Des perles de transpiration humidifient les traits noirs de ses yeux. Des gouttes de sang tachent son cou doré. S'est-elle blessée ?
— M'énerve pas et m'appelle pas Vulcain. J't'aide juste pour mon frère. Après, t'existes plus.
— Qu'est-ce que tu t'es fait ? Et comment est-ce que t'es passée entre les deux bâtiments ?
— Je saute ! gronde-t-elle en disparaissant.
Quel spécimen. Si j'attends le déluge, je ne saurai pas ce qu'elle trafique de l'autre côté. Devrais-je la rejoindre ? Mes découvertes y risqueraient de me dérouter et d'allonger ma liste de regrets. La vie de papa est en jeu, cependant : je refuse qu'elle m'exclue de cette opération ou qu'elle me retarde.
Allez. Les bordures de fenêtres et les cascades au-dessus du vide n'ont plus de secret pour moi.
Je grimpe, cheveux au vent.
Inspiration. Expiration.
Objectif en vue. Jambes pliées. Corps penché.
Trois.
Deux.
Un.
Mes doigts s'élancent du rebord ; mes pieds me propulsent. De plein fouet, mon ventre se heurte à celui d'en face. Je m'accroche à la fenêtre, m'y tire, mon bras siffle encore, mes jambes s'agitent, et je glisse, sur un meuble, par terre. Un boucan m'accompagne.
— Si t'envisages d'entrer dans la salle de bain, grince la voix étouffée de Vulcain, j't'égorge et me sers de tes intestins comme écharpe.
— Cinq sur cinq.
Des bouquins m'imitent et s'écrasent au pied d'une étagère étincelante et parfaitement rangée. De telles antiquités n'ont rien à faire dans une pièce si... agréable ? Drapée de couleurs froides, elle prône la relaxation plus encore que la chambre d'Oriane.
Vulcain vit-elle ici ?
La jeune femme déboule, trempée, et se rue pour ranger sa bibliothèque, au millimètre près, telle une maniaque.
— Tu rends pas bien avec ma déco.
— Désolée. Autant retrouver mon père au plus vite pour que tu ne me revoies plus jamais, alors.
— C'est parti.
Sur la station d'accueil de son appartement, ses doigts entrent le numéro de la maison, puis un message à l'attention de papa. Elle lui donne rendez-vous cet après-midi dans un coin reculé de Kavaran.
La réponse ne se fait pas attendre.
« Ce n'est pas nécessaire. »
Merde.
Oh, merci !
Pourquoi refuse-t-il ?
Ils ne l'ont pas laissé pour mort !
— C'moi ou ton père veut crever ? note-t-elle.
— Il a plus de cœurtex, c'est normal qu'il ne veuille pas rester en vie, mais... Il m'avait promis.
— Comment j'lui fais bouger l'cul, alors ?
— Dis-lui que je suis avec toi. Que j'ai tenu ma promesse, et que s'il veut me revoir, il doit nous rejoindre.
Car à moins d'un miracle, je ne réapprendrai pas à vivre sans lui de sitôt.
— T'sais quoi ? Fais-le toi-même, mais envoie rien avant que j'vérifie. J'vais m'préparer. Ah, et faut pas qu'il sache qu't'es là. On doit rester discrètes. Les ECOs surveillent tout.
Mon cœur s'emballe. Notre survie et mon bonheur dépendront de ce message. L'écran grésille, mes pensées aussi. Oh, comme j'aimerais lui avouer à quel point il me manque, lui raconter mes péripéties — Margaret, le tribunal, M. Naha...
J'ai. Besoin. De lui. De son réconfort. De ses belles paroles. Qu'il ressente une quelconque émotion, pour que je continue d'en ressentir d'autres.
Allez.
Concision. Anonymat.
« Ton rouge-gorge a tenu sa promesse et veut te rendre tes ailes. »
ღ
Nous nous retrouverons dans 30 minutes. Vulcain s'est équipée de ces... seringues. Identiques à celle qu'avait utilisé l'avocat. Elle en enfonce plusieurs dans son sac, et me surveille du coin de l'œil.
— Tu tombes amoureuse ?
— À quoi servent ces choses, exactement ? Ton frère m'en avait donné une. Il s'en est servi pour dessaigner son cœurtex...
— Alors tu réponds à ta prop' question, soupire-t-elle, indifférente. Dessaigner. D'ail, on s'en sert aussi pour le saignage. Deux en un. Pratique.
— Mais... vous les sortez d'où ? Le dessaignage manuel est censé être illégal !
— J'ai déjà répondu à une d'tes questions. Force pas ta chance, chérie. J'te rappelle que t'as déjà brisé ta loi.
Où est passée sa mèche rouge ? Une corde de cheveux coupés à la faux se dresse, raide comme du blé sec, sur son front. Je devrais arrêter de chercher un sens à ses actions. Elle vit dans un autre monde.
D'un tiroir, elle sort une arbalète.
Pardon ?
... Vivement nos adieux.
Sa complexité, ses gravures d'or et d'azur et ses motifs de papillons prouvent que cette dernière provient de l'Art-Terre. Une arme de SCO, ici... Je veux sauver papa, mais n'ai aucune envie d'être aperçue avec ce personnage. Si notre expédition tourne mal, elle m'enfoncera plus profondément encore.
Les longs vêtements épais qu'elle enfile cachent son équipement, mais pas mon inquiétude. Lorsque je le verrai, je devrai avant tout nous protéger d'elle et de son imprévisibilité. Mieux vaut être trop prudent que pas assez.
Je vérifie mes poches et ma sacoche. Le cœurtex de M. Naha, triste organe d'ébène vitré, n'a pas changé d'apparence. Tout faux mouvement le briserait.
Respire, Vanny. Tout ira bien.
Dans quelques minutes, je retrouverai papa, et à l'abri des regards malveillants, nous insaignerons ce cœurtex pour le lui offrir.
J'accomplirai ma principale Mission, celle qui me garde éveillée jour et nuit depuis trois semaines.
Malheureusement, les ECOs n'auront pas dit leur dernier mot, car entre, de nouvelles Missions se sont lancées sans mon accord.
Que je libère papa ou non de sa tourmente, il restera quelqu'un d'autre à sauver.
Moi.
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