11. Le Martyre (2)
Un claquement métallique me tire de ma léthargie. Mes doigts m'enfoncent les yeux dans leurs orbites. Un frottement brûle ma joue et mon front, et je bâille, à moitié affalée contre le mur, lorsque ce dernier disparaît. Je m'écroule, tête la première, sur du pavé. Un râle me gratte la gorge.
Je papillonne des paupières. Une ruelle étroite se dessine devant moi, plongée dans une pénombre nocturne. On m'a ouvert la porte.
— T'as l'air trop bonne pour finir...
Une voix fluette m'attire vers des jambes plantées là — des chaussures boueuses, un pantalon décousu, un long châle secoué par le vent, et par-dessus, un visage fin et meurtri, décoré d'une chevelure tricolore en bazar.
— Ah, soupire-t-elle, comme déçue de me voir. T'as peut-être ta place avec les ordures, en fait. Bref, tu t'lèves ou quoi ?
Je m'essuie les bras de je ne sais quoi — peut-être la honte de m'être assoupie dans un tas de sacs poubelles seulement vidé une fois par semaine — et m'exécute. Cependant... la fille aux mèches rebelles ne montre ni l'intérêt, ni l'accoutrement nécessaire pour s'occuper des ordures.
— Où est votre veste ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? J't'ai sauvée, là. Tu devrais m'remercier.
Seul le cœurtex des éboueurs peut ouvrir ces portières... mais qui suis-je pour la juger ? Je ne la connais pas. Elle n'assume peut-être pas son métier, qui pourrit en bas de l'échelle sociale autant que ce que les ordures qu'ils ramassent. Il reste pourtant indispensable à l'hygiène et au bonheur des habitants.
— Merci, murmuré-je. C'est toi que...
— T'es la meuf d'Emrys, c'ça ?
— Emrys ?
— Naha. L'avocat.
— Oh, oui, c'est moi qu'il a...
Elle me tend un sandwich. J'hésite — on n'est jamais trop prudent —, mais motivée par les grognements de mon ventre, j'accepte.
— Ça vient d'où ?
— Du pipou, t'veux que j'te dise quoi ? J'l'ai volé dans un magasin d'luxe. Profite et grouille avant qu'les caméras s'réactivent.
Elle scanne son cœurtex et la cave se referme. Ses dents martyrisent une pâte. J'engouffre mon mets pour endiguer ses mastications, en espérant qu'il me maintienne debout suffisamment longtemps.
Une main dans une veste en jean dissimulée, l'autre qui me broie l'épaule, la fille me regarde de haut alors qu'elle mesure deux pommes de moins.
— Tu m'suis à la trace, capiche ? Je fais un pas, tu fais l'même.
Elle part s'aventurer dans les rues, toutefois, son parcours n'a rien de naturel. Elle slalome autour d'une course d'obstacles invisible.
— On nous regarde, souffle-t-elle en enfilant une capuche.
Elle se faufile entre plusieurs bâtiments, à l'intérieur d'un pâté de maisons surpeuplé, là où même marcher représente un défi. Ces corridors, perdus entre les grands boulevards, n'ont sans doute pas été pensés pour jouer à cache-cache... alors, qui est ce chat de gouttière aux aguets des caméras ? Je tente une approche.
— Si tu le connais, cet Emrys, dis-moi, tu sais pourquoi...
— J'étais tranquille, moi, pour info. J'suis juste là pour lui. Si j'veux te parler, j'te parlerai.
Ma langue claque. Des réponses, c'est trop demandé ? Elle m'emmène plus loin dans ces couloirs poussiéreux, à la découverte du Kavaran oublié, à jeter son regard çà et là pour veiller à ce que personne ne nous suive, jusqu'à le plonger dans le mien.
— C'bon. Enfin, c'doit être sérieux pour qu'il m'demande d'l'aide. Y t'est arrivé quoi ? Victime de l'aristocratie aussi ?
— L'aristocratie ?
Son doigt s'enroule autour du rectangle de ciel constellé. Oh. Elle fait donc partie de ces abrutis qui clament des mots sans savoir ce qu'ils signifient.
— Yer'nayin n'est pas une « aristocratie », c'est une philocratie, une des premières puissances, où tout le monde à sa chance de réussir... au cas où.
— Ouais, clairement, t'es à ça d'me jouir dessus, peste-t-elle. Pourquoi il t'a sorti d'ce trou ?
— Du tribunal ? J'en sais rien, j'allais te demander. Pourquoi est-ce qu'il m'a donné ça ?
Je lui montre le cœurtex de l'avocat, dessaigné, ébène. La fille jette d'abord une œillade désintéressée avant de se figer sur l'organe. Ses iris s'enflamment.
— C'est quoi c'te merde ?
— Son cœurtex.
— Non, sans blague ! J'vois bien qu'c'est son cœurtex, c'est...
Sa paume violacée s'engouffre dans ses courts cheveux. Elle se les tire d'une force qui lui arracherait le visage. L'une de ses tempes s'écrase sur le mur de pierre ; elle lève une main tremblante. Bordel, qui sont ces fous ?
— J'vais bien. J'vais bien, susurre-t-elle. C'est Vulcain.
— Vulcain ?
— Pourquoi il t'a donné ça ?
— Je... Je sais pas, je te l'ai dit, c'est pour ça que je te demande.
— T'es sûre que t'en sais rien ?
— Oui ! Il m'a juste dit de le donner à mon père... Adei Nohr, tu connais ?
— J'ai une tête à m'souvenir des prénoms d'tout le monde ? J'le connais pas, ton pôpa ! P'tain.
Merci pour l'agressivité gratuite. Si je pouvais, je me faufilerais auprès de quelqu'un d'autre. Pourquoi ai-je besoin d'elle, d'ailleurs ? Certes, la ville lui a dévoilé tous ses secrets, mais une inconnue reste une inconnue.
— Où est-ce qu'on va ?
Elle longe le mur à la vitesse d'une tortue. Que cache-t-elle sous son cœurtex, ou sous son crâne, qui se frotte aux bâtiments ? Je ne l'ai rencontrée qu'il y a quelques minutes, mais je peux affirmer ne jamais avoir vu quelqu'un d'aussi imprévisible et de... dérangé en apparence. Son organe est peut-être défectueux.
Je retente.
— S'il te plaît ?
— C'mon frère.
— Pardon ? Je t'entends...
— C'mon frère, l'avocat, gronde-t-elle en m'accablant d'un regard pointu.
— Mince, je... je suis désolée.
Du nez gracile au teint cuivré, un peu de concentration leur dévoile effectivement quelques points communs. Toutefois, sa peau se décompose, tandis que celle de l'homme s'épanouissait. Elle respire la rue, tandis que l'homme exhalait l'opulence. La ressemblance n'a rien de flagrant.
La fille continue son escapade.
— Au moins, il visitera Yer'kir.
— Yer... quoi ?
Seul un regard accusateur — et blafard — me répond. Sa sœur, donc. Voilà pourquoi elle s'adonne autant à laisser mes questions en suspens. Ils partagent la même passion. Tant pis. Je m'en contenterai. Tant qu'elle m'emmène en lieu sûr et que je peux sauver papa, je ne la harcèlerai pas. Cependant... comment le retrouver ? Papa doit être notre priorité à toutes les deux, comme à M. Naha. Ce dernier l'a-t-il mise à la page ?
— Ton frère a dessaigné son cœurtex pour que je sauve mon père. Tu saurais pas comment le retrouver ?
— Non.
— Je... S'il te plaît, ça fait plus de deux semaines qu'il n'a plus de cœurtex, je dois au moins savoir s'il est en vie. On m'a bien renvoyée vers toi pour une raison !
— Ouais, bah chacun ses problèmes, ma vieille. Si t'es pas contente, t'as qu'à le chercher toi-même ton pôpa.
Les mains contre les murs qui nous étreignent, j'interromps ma marche.
Elle a raison. Papa n'est pas immortel. Je dois le retrouver maintenant, insaigner ce cœurtex maintenant, le sauver maintenant. Autrement, je ne pourrais que regretter avoir trop attendu. À quoi bon traînasser avec une scélérate ?
— Bonne chance, alors.
Je rebrousse chemin, direction la maison, mais sa voix grasse me retient.
— Attends. C'trop dangereux. Si t'es recherchée et qu'tu t'es enfuie d'un tribunal, ils t'cherchent sans doute déjà. Ils vont t'trouver avant qu'tu trouves ton père.
Je soupire. Ils m'avaient attendue en bas de ma chambre...
— J'espère que t'as raison.
— J'espère qu'Emrys a raison.
— Autant que tu me dises comment tu t'appelles, alors. Moi, c'est Vanadis.
— OK.
... « OK » ?
Ah, oui, j'oubliais. Sa passion.
Me voilà à placer une confiance aveugle en deux membres d'une famille sortie de nulle part. Ignorer le sort de papa me tue, mais M. Naha ne se serait pas sacrifié s'il le savait mort. Pas avec tous les secrets qu'il cache. Sa sœur, en revanche... rien de moins sûr.
Elle m'emmène plusieurs patelins plus loin. Tout est bon pour rester aux angles morts des caméras. Jeux de pieds, escalade de grillages ou de bâtiments, sauts de l'ange à répétition... le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle s'est forgée une routine intense. Mon pauvre corps peine à suivre.
Près du périphérique de Kavaran, les habitations se ressemblent toutes.
— On est bientôt chez moi, annonce-t-elle. Enfin, chez moi, c'vite dit... Tu peux pas monter, par contre.
— Quoi ? Pourquoi ?
— J'ai envie d'être seule. T'as d'la chance que j'puisse toujours t'ouvrir mon coin à ordures. L'mec est passé c'matin, donc c'est quasi vide et tu seras pas dérangée pour sûr.
« Le mec » ? N'est-elle pas...
— Tchô.
— Euh, je suis pas certaine de vouloir dormir là-dedans.
— T'étais paisible 't'à l'heure, pourtant.
— Non, mais...
— Allez, entre.
Dormir dans un local à poubelles ne réjouirait personne et cette fille ne présente aucune intention de se mettre à ma place. Elle se nourrit de solitude, d'indépendance et vraisemblablement de coups de folie. Son frère aurait pu lui donner deux ou trois leçons d'altruisme ou de bonnes manières. Je dois pousser la discussion pour qu'elle accepte, non pas de m'héberger, mais de me donner de quoi rendre ma nuit moins misérable.
Au lieu d'utiliser la porte située à quelques mètres, elle se faufile derrière le bâtiment, comme si elle devait entrer par effraction dans son propre appartement.
Que Soracle me vienne en aide.
Si elle a accepté de me tendre la main, voir ce cœurtex entre les miennes l'a chamboulée. Elle ignore tout des projets de l'avocat et je devrais m'estimer heureuse qu'elle ne me laisse pas sur le trottoir ou aux griffes de mes bourreaux. Quelques inconvenances ne font pas le poids face à la possibilité de sauver papa. Demain, en revanche, je ne l'attendrai pas. Nous le rejoindrons et j'accomplirai ma Mission une bonne fois pour toutes.
L'air rebelle, la sœur m'apporte des besoins de première nécessité. La porte de la cave réagit à son cœurtex, puis elle me quitte sans un mot. Là où moisissent les ordures, enfin, je me sens à ma place, et je m'enroule dans une couette, en espérant oublier comment ma vie a pris le pire des tournants et n'a fait que se détériorer ces derniers jours. Entre Papa, Margaret, Yohri et le tribunal... j'ai eu de la chance de ne pas devenir Absinthe. En revanche, je dois tirer une croix sur ma carrière d'ECO — et sans doute mes études aussi.
Engouffrée par l'obscurité, Kavaran dort. Le gouvernement a dû instaurer le couvre-feu dont Yohri m'avait parlé. Jamais les rues n'avaient manqué une chance de festoyer auparavant. Ce silence me bouche les tympans. Les démons en profitent pour sortir de leur tanière.
Si je sauve papa, ma fuite ne durera pas. Les SCOs me rattraperont, et alors, je serai jugée plus impitoyablement encore, et ne pourrai compter ni sur M. Naha ni sur... Oriane ? Bon sang, Oriane — elle m'a vue, et pourtant, au cœur de ce chaos qui menaçait de lui arracher les pétales, elle m'a aidée. Après ce que j'ai infligé à son frère, rien n'aurait dû la pousser à faire ce choix... à moins qu'elle m'ait déjà pardonnée. Qu'elle m'ait comprise.
Ma perte de poids.
Yohri.
Ses sentiments.
Est-elle entrée en contact avec mon avocat pour lui raconter tout ce toutim — de quoi me défendre ? L'hypothèse sonne farfelue, mais au point où j'en suis, ce n'est pas la plus improbable. Pourrais-je donc espérer compter sur elle dans le futur, face à la loi ? D'un côté, elle ne peut pas — et je le refuse — me privilégier à sa famille ou ses rêves, qu'elle touche du bout des doigts. D'un autre, qui d'autre pourrait me sauver de cette institution, de... moi-même ?
Mais là encore, je me voile peut-être la face. Elle aurait pu s'être rangée du côté de leur avocate, qui m'avait causé du fil à retordre. Son réquisitoire me tyrannise encore ; ses accusations — potentiellement fondées — se répètent...
Pour papa.
Oui, le sauvetage de papa a dicté mes faits et gestes. J'ai enfreint la loi pour ne pas finir orpheline, sans objectifs, seule avec mes regrets.
Et en ce sens, je n'avais pas agi que pour lui...
... mais aussi pour moi.
L'égoïsme.
Si cette maladie me contamine, comment me différenciera-t-on des Absinthes ? Mon cœurtex ne présente pas de teinte verdâtre — je vérifie chaque minute — alors que tout porte à croire qu'il devrait. Quelle variable empêchait ma simple existence d'être classée hors-la-loi ? L'algorithme me comprenait-il ? M'acceptait-t-il ?
Je ne sais plus quoi penser. Suis-je égoïste ? Altruiste ? Cruelle ? Compatissante ? Désespérée...?
Désespérée.
Si seulement cette pénurie s'était cantonnée aux théories du complot.
Des hommes y sont forcément à l'origine et ils ne paient rien pour attendre. Je risque ma vie pour leurs conneries et... merde ! Personne ne sait pourquoi nous subissons une telle crise ! Pourquoi les ECOs n'avaient-ils — de souvenir — publié ni communiqué ni indice me permettant de libérer ma rage contre une quelconque cible ? Même une fausse accusation nous rassurerait. À la place, ils nous isolent, sans réaliser que sans interaction sociale, le monde sombrera dans la dépression.
La ville de la chance, où tout le monde a le droit de rêver, où le bonheur fait planer... tu parles. Ma capitale — mon pays — part en couilles. Yer'nayin s'est agenouillée et a accepté son sort, telle une nation innocente ayant toujours vécu dans la confiance et la sécurité. N'avons-nous rien appris ? Je ne peux le demander à personne, et quelque part, je m'en fous. Je ne deviendrai jamais ECO — ces problèmes ne sont plus de mon ressort.
Comme tout citoyenne, je ne peux qu'attendre et espérer.
Et encore. Je ne peux plus attendre.
Emmitouflée, je somnole de longues heures à interroger mon âme au gré de la brise. Morphée maintient ses bras croisés. Lui forcer la main ne m'aidera pas, et malheureusement, si je veux éviter les caméras, impossible aussi de me balader.
Quoique...
Retracer le chemin qui nous a menées me permettrait au moins de prendre l'air et de ne pas rester plantée là à débattre avec un sac-poubelle.
Malgré les restrictions, je m'aventure dans le dortoir de la capitale. Le vent frais, le calme et le firmament découvert m'enlacent ; ils purgent mes pensées taciturnes. Mes poumons respirent.
Je m'entraîne à escalader murets et bâtiments — je risque d'en avoir besoin — et décompresse avec un peu de sport. Les couche-tard que je croise habituellement à cette heure ont disparu. Je sais qu'ils meurent d'envie de profiter du couvre-feu pour flâner avec moi et les fantômes. Les ruelles me racontent leurs journées avec joie. Avec un verre de vin rouge, j'oublierais mes soucis pour de bon, mais je me contente de ma liberté éphémère pour m'enivrer.
Une silhouette.
Au coin de la rue, dans la lueur de lampes de sol, une ombre amorphe s'approche. Une vague de frisson me déséquilibre. Ça m'apprendra à désobéir à des inconnus et à quitter mon nid douillet !
Vite. Je rebrousse chemin à travers le dédale de verre qui relie les bâtiments.
Non. Vanny, attends.
Si l'on me poursuit, je dois au moins m'assurer qu'ils ne sont pas plusieurs. Pas d'habitants. Pas de caméras... Mince, mince, mince. Le corridor part en plusieurs embranchements. Par où suis-je passée ? Je suis capable de retenir des trajets empruntés des heures avant, mais pas quelques secondes plus tôt ?
L'ombre réapparaît au coin de la rue. Malgré l'obscurité, son crâne se forme. Des antennes effilées remplacent ses oreilles. Deux trous noirs m'analysent au niveau de ses yeux. Une fourrure âpre recouvre sa peau.
Un masque.
Celui du Papillon de Nuit.
Mes talons raclent le bitume, mes doigts balaient les murs. J'aimerais éviter une deuxième seringue dans la joue et flèche dans le bras. Hélas, j'atteins un boulevard sans savoir comment me défiler de la surveillance constante de la ville. On m'accule alors que plusieurs chemins s'offrent à moi.
Yohri m'avait parlé de ce voleur de sang et de son aura macabre. Il plante ses seringues dans la chair d'innocents pour en collectionner le sang. Peu de personnes le voyaient agir, et pourtant, le voilà qu'il se tenait à quelques dizaines de mètres. Mon cœur palpite. Dois-je risquer ma vie en fuyant ou en initiant un nouveau combat ?
La silhouette s'est volatilisée.
Au bout du couloir, plus rien.
La brise l'a vidé en un clignement.
... Pardon ?
Je n'y crois pas, mais l'on m'autorise à rejoindre ma cave et à ne plus en sortir, du moins, jusqu'à ce que la sœur de M. Naha en décide autrement.
Qui aurait cru à une bonne nouvelle — à un peu de chance ?
Le Papillon de Nuit m'en accorde une, en tout cas.
J'ai tout intérêt à la prendre.
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