1. Le Brisement (2)
Pied gauche.
Droit.
Main gauche.
Droite.
Une.
Deux.
Je m'élève, m'élance et m'écrase contre la porte vitrée. L'ombre se défile. Mes poumons se vident d'un cri. Mes jambes passent en pilotage automatique. Elles détalent, possédées. Le vent me gifle le visage, quelques mèches indépendantistes l'imitent. Je vais finir par les couper.
Ce connard s'est enfui aussi vite que Laurane. À moi d'assouvir mes plus grands fantasmes de rage sur cette enflure, de lui faire comprendre que son égocentrisme brise des vies, des humains. Ces Absinthes adorent s'enfermer dans des bulle dans lesquelles les autres ne sont que pions. Ils déversent leurs émotions sur ceux qui n'ont rien demandé.
Ils méritent leur sort — la prison. Le Désert.
Pourquoi Laurane n'en était pas une ? Elle avait agit comme tel, pourtant. Bah. Son temps est compté. Elle quittera ce pays comme elle aura quitté la maison : indigne.
Nolan surgit de chez un fleuriste. À sa gauche, il me voit. À sa droite, il le voit.
Sa course rejoint la mienne.
— Nawfel ! brame-t-il. Arrête-toi si tu ne veux pas finir blessé !
— Il mérite même pas qu'on l'appelle par son prénom, l'enfoiré.
Le cou de mon compère se plie vers moi. Toujours plus frénétiquement, mes bottes martyrisent le pavé défilant comme un tapis roulant — c'est un défi. J'aime ça. La pierre et le verre des murs se confondent. Les lierres qui étreignent les piliers me suivent, ils filent de l'un à l'autre. L'ombre se rapproche.
— Vanadis ! grince le Cœur d'Or à mes côtés. J'appelle des renforts.
Nous avons quitté le périmètre de sécurité. Nolan l'a compris. Le démon détale à vitesse grand V et pénètre dans des quartiers seulement alertés. Les battements de mon cœur et mes pas de course synchrones, j'affronte des rues remplies de monde, d'affolements, de cris.
Et l'un d'eux déchire le ciel.
Sous une passerelle en arche fleurie, deux silhouettes se sont soudées. Je ralentis. La sueur dégouline de mon front, de mes bras, de mes aisselles. Je transpire comme une truie, mais tant pis, car l'Absinthe a mis une innocente en joue avec un bout de verre aiguisé. La pauvre — son casque aux ailes de papillon prend la poussière sur la route. Seuls Nolan et moi pouvons agir.
— N'approchez pas ! beugle le fugitif.
— Fais ce qu'il te dit, renchérit Nolan.
— Je sais. J'suis pas stupide.
— Des SCOs vont arriver.
Mes doigts s'enroulent autour de la manche boisée de mon canif. Le fuyard a perdu toute trace d'humanité. Ses rugissements rompent la distance qui nous sépare et ses yeux d'animal en cage brasillent de rage. Il s'est pourtant emprisonné tout seul.
La fille, effarée, s'en retrouve raidie, le cou broyé par le bras de son bourreau, sans pour autant masquer le cœurtex de ce dernier. Mes phalanges craquent à la vue de cette couleur. Plus une once de rouge. Le vert l'a contaminé ; cette couleur de la maladie, du dégoût. Car les bâtards dans son genre, qui enfreignent la loi et transgressent la nature de leur cœurtex, me font vomir. D'une minute à l'autre, son courroux l'emportera et il déchirera la chair de sa victime avec son tesson, qui bave déjà du sang tant il l'empoigne fort.
— C'est de votre faute, ça, grogne-t-il. Votre faute.
La tension monte. Des perles de transpiration embaument ma langue. Je dois m'imaginer recouverte de ciment pour ne pas me ruer vers ce terroriste. Une minute, peut-être deux s'écoulent ; personne ne bouge, il ne reste que nous quatre. Pas un signe de soldats. Mon collègue qui tapote son cœurtex d'un air désespéré et marmonne dans sa barbe.
— J'ai demandé des renforts. Où sont-ils, à la fin ? Il va finir par semer le chaos jusqu'à la Grande-Gare !
Du mouvement. Au coin de la rue. Enfin ! Quelqu'un accourt, et de tout son poids, plaque l'Absinthe. Le fracas projette la captive plus loin ; un beuglement éclate. Mes épaules allégées, je trotte jusqu'à la pauvre femme et l'aide à la relever... mais de nouvelles silhouettes apparaissent. Des soldats. Des vrais soldats. Les Soldats au Cœur d'Or, force de l'ordre et garde protégée du gouvernement.
Mais alors, la personne, juste avant...
L'Absinthe s'éclipse. Une ombre le défend. Un... monstre ? Non.
Presque.
Ce n'est pas un SCO qui l'a plaqué, mais un inconnu, coiffé d'un affreux masque. Évidemment.
— Vanadis, recule !
Trop tard. Je cours déjà et projette un bras. Il heurte un corps. Pas celui de l'Absinthe, mais celui de l'intrus, qui s'est aussi jeté au front. Une injure m'échappe. Mon poing se balance vers ce faciès de papier.
Il ne le touche pas.
Il s'immobilise.
Mon visage se frigorifie.
Sa main. Sur ma peau. Une douleur aiguë. Mes muscles se paralysent, ma mâchoire se bloque. Sa paume abrite une seringue. Plantée dans ma joue.
— Le Papillon de Nuit ! s'écrie-t-on.
— Il va s'enfuir !
Son camouflage — yeux ébène et globuleux, encadrés de poils grisâtres, décorés d'antennes entremêlées — me méduse et broie mes intestins. L'homme tente d'arracher sa seringue, son corps part en arrière, mais ne décolle pas. Les bombes glacées qui me tiraillent les joues alimentent mon adrénaline et ma force. Mes dents en reçoivent la puissance ; elles s'entrechoquent et écrasent la tige.
Une seconde de plus me crèverait les yeux.
Alors... Maintenant.
Mon canif tourbillonne. Lame pointée. Bras jeté.
Arme plantée. Silence radio.
Des dents, je brise la tige de la seringue. Elle pilonne ma muqueuse, me griffe le palais. Les larmes se déversent. Le sang aussi. Elle se multiplie, me transperce le crâne, je dois l'arracher —
et l'arrache.
Elle lacère les commissures de mes lèvres. Des gouttes bordeaux tachent mes gants. Le Papillon de Nuit titube, meurtri. Des SCOs s'approchent de lui.
Une arbalète surgit de sa veste. Il mitraille des flèches à la volée.
Un saut me propulse sur le côté.
Une flèche me transperce le bras.
Bordel.
J'avais bossé mes réflexes.
Des injures pullulent. Elles ne sont pas toutes miennes. Je flageole jusqu'à la devanture d'un maraîcher et m'écroule sur le trottoir. Un filet de glace recouvre mes muscles. Des effilements éphémères envahissent la rue. Les flèches éclatent contre contre le sol, les murs. Si je reste là, je signe mon arrêt de mort. De la poussière obstrue mes narines, je toussote, j'éternue, mais je rampe surtout, loin du champ de bataille.
Ces flèches originaires de l'Art-Terre ne font pas dans la dentelle. Elles déchirent la peau et creusent les victimes et finissent leur course avec un flot de sang comme queue. Comment cet individu en a-t-il accaparé ? À l'arrache, j'enroule mon chaperon autour de ma blessure, mais la salve de picotements continue.
L'un des soldats ordonne de cesser le feu. Les membres de la brigade lèvent la tête. Le Papillon de Nuit a disparu, mais l'Absinthe grimpe le bâtiment.
C'est une blague ?
— Madame, vous allez bien ?
Un homme se précipite vers moi. Nolan lui emboîte le pas, l'air dédaigneux. Je l'entends déjà dire : « Je t'ai prévenue. » Le médecin s'occupe de ma plaie ; je verrouille mes yeux embués sur mon collègue et son cœurtex doré.
— Pourquoi vous êtes là, vous ? marmonné-je entre deux crachats ensanglantés.
— Pourquoi je suis là ? Je pense que la réponse est évidente... Vanadis, je me trompe ?
— Vous êtes déjà ECO. Vous avez déjà ce que vous voulez. Vous avez aucune raison de vouloir vous mettre en danger pour quoi que ce soit.
Il ricane. L'infirmier m'injecte je ne sais quoi dans le bras, un jus glacé qui me tétanise d'autant plus. Il masque la blessure avec un pansement étrange, masse ma joue d'un doigt badigeonné de baume cicatrisant, et m'aide à me relever. À coup d'ondes de choc arctiques, la douleur persiste, mais je résiste.
— Tu l'as dit toi-même. Je suis ECO. En tant que membre de l'élite, mon objectif est d'assurer la prospérité du pays. Que ses habitants vivent dans la joie et la sécurité. J'essaie de rendre nos vies plus agréables, voilà tout. Si tous mes compères jetaient leur altruisme à la poubelle dès le dorage de leur cœurtex, il ne resterait plus grand monde... Et toi ?
Mes paupières papillonnent. Sa question rentre par une oreille et ressort par l'autre. Il n'est plus Aspirant. Oui, les ECOs sont connus, que dis-je, choisis pour leur bonté et leur courage, mais tout de même ! Je...
— Pourquoi es-tu là ? éructe-t-il.
— C'est bon.
Je suppose que la réponse saute aux yeux de tous. Personne ne lit dans mes pensées — tant mieux, d'ailleurs
Je désire... rendre papa fier avant tout. Prendre la relève. Il sourit dès que je rentre à la maison, et je veux y croire, mais je n'y arrive plus. Malgré tout, malgré moi, la vieillesse le rattrape et le poids des trahisons qu'il a subi au cours de sa vie ne fait qu'augmenter.
Un jour, lorsque j'étais ado, il était revenu, le cœurtex rouge — le cœurtex normal. Rien de choquant à première vue. À l'époque, toutefois, j'avais l'habitude de le voir avec un cœurtex aussi doré que son esprit. D'aussi loin que j'avais pu me souvenir, il avait fait partie des ECOs. Pourtant, ce jour-là, tout s'était volatilisé sans que mes interrogations n'obtiennent d'explications concrètes.
Peu importe ce qu'il s'est passé, cela l'a poussé d'une falaise. Depuis, il pense pouvoir me cacher sa chute, lente, mais certaine.
— Moi aussi, j'essaie, répliqué-je. J'essaie de rejoindre les Enfants au Cœur d'Or pour...
— Arrête.
Ses yeux métalliques me transpercent. La salive peine à se frayer un chemin dans ma gorge. Mon regard patine sur le carrelage. La foule m'épie. Pourtant, je ne croise pas la moindre œillade étrangère. Que j'arrête ?
— Non merci.
— Ce n'est qu'un conseil, de toi à moi. Je suis déjà ECO. Je sais comment le système fonctionne. Toi, non. Alors arrête ces Missions. Tu n'atteindras pas tes objectifs ainsi.
Mes poumons se contractent, je tente d'étouffer un rire nerveux, mais je cède, et ma gorge tremblote. Mes pensées s'emmêlent, mes jambes aussi, elles m'éloignent de l'homme. Les informations ne s'emboîtent pas. Pour qui me prend-il ?
Si j'échoue, si je ne deviens jamais Cœur d'Or... alors autant devenir une Absinthe. Néanmoins, cette heure ne risque pas d'arriver. Hors de question. Je déteste ces démons du plus profond de mon être.
Mais...
Et si, un jour, l'on me considérait et voyait comme tel, même si je n'en devenais pas une ?
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