Chapitre 9 - La Forêt des Réels

« Pour me rendre au Royaume des Ombres. »

C'était sorti tout seul, sans doute parce que la lame avait un petit peu avancé, tremblante à force d'être tenue à bout de bras.

Le regard incisif du guerrier acquit un haussement de sourcil inquisiteur.
Il attacha sa lance dans son dos d'un geste rapide et précis, et tendit sa main vers la fée.
Elle eut du mal, toujours à cause de ses jambes, mais réussit tout de même à se lever.
« Quel est votre nom, Alphée ?

- Mabaïka. Et vous ?

- Phkali. Navré pour mon attitude peu courtoise, mais, vous avez dû le voir, cette zone est dangereuse.

La fée hocha doucement la tête. Phkali était svelte, vêtu d'une longue robe blanche striée qui lui couvrait tout le corps de ses épaules jusqu'au sol. Le bas de la robe, d'ailleurs, remontait en six excroissances de tissu qui semblaient servir de pattes pour ce dernier.
Mabaïka se demanda si lui aussi avait perdu ses jambes, et si une telle robe pouvait lui aller pour remplacer ses cailloux.
Pour le reste, dans son dos était attaché un petit arsenal qui comportait sa lance, sa masse d'arme étrange, des dagues, des lames de lancer ainsi qu'une épée courte. Ses cheveux étaient blancs et incroyablement fins; on eût dit des fils de soie, qui descendait jusqu'en haut de son dos.

Il la mena jusqu'à un endroit "sûr", où elle pourrait soigner ses ailes, et peut-être avoir une de ces robes fort pratiques.

« C'est qui Pheynãh ?, demanda-t-elle innocemment sur le chemin.

- J'en conclus que tu ne viens pas d'ici... Pheynãh est une expression de notre peuple, qui signifie "dans un autre temps", ou juste "un autre temps".

- Comment ça ?

- Sais-tu au moins où tu te trouves, Alphée ?

- Non, dût-elle admettre en baissant ses grands yeux noisette, de honte.

- Nous sommes ici dans Phalah Nilahm, la Forêt des Réels. Vois-tu, chacun de tes choix crée ici un nouveau pheynãh, une nouvelle temporalité. Regarde :

Il sortit sa pièce de monnaie et la jeta en l'air d'une pichenette du pouce. Le disque de bronze tournoya lentement dans une traînée d'ombrume, et atterrit dans la paume de Phkali.

- Si cette pièce est pile, alors je ferai un pas vers la gauche. Si elle est face, ce sera vers la droite. En dehors de Phalah Nilahm, je ferai l'un ou l'autre, mais tant que nous restons dans la forêt...

(Il regarda le résultat, et se dédoubla, comme lors du combat de tout à l'heure)

= ... alors les deux états de fait peuvent se superposer, coexister, tant qu'ils ne diffèrent pas trop. C'est ce qu'on appelle l'Azida, la maîtrise de l'izil. L'izil, c'est cette fumée que tu vois quand quelque chose se déplace. "L'ombrume, c'est l'izil", pensa Mabaïka.

Les deux combattants se reformèrent en un.
- C'est compliqué, commenta la fée.

- En clair: dans cette forêt, de différentes temporalités peuvent de dérouler en même temps, tant qu'elles ne sont pas trop différentes l'une de l'autre.
Grâce à ma pièce, j'en appelle au hasard, et deux temporalités sont créées. Et elles existent l'une autant que l'autre. La pièce est à la fois pile et face.

La fée resta muette quelques temps pour réfléchir aux incroyables possibilités de ce pouvoir. Elle changea ensuite de sujet.
- Et... l'autre, celui qui m'a attaqué, il avait une raison ?

- Il s'appelle Kylis. Il est... tombé dans une secte, il y a quelques lunes de cela. Les "Pharas"; les "sauveurs" dans ta langue.
Ils croient que s'il existe trop de pheynãh, alors l'univers entier s'écroulera sur lui-même, et qu'il est nécessaire d'éradiquer les sources des possibles temporalités; à savoir nous autres, les Hex cadrans...

- Les Hex ? Vous êtes un Hex ? Vous êtes bien différent de ceux du port...

- C'est parce qu'il y a trois formes. Les Hexes, celles qui s'habillent en noir et qui font des potions, les Hex, ceux qui jouent aux cartes, et nous, les "cadrans".
Nous y voilà, Alphée. La lisière du Phalah Nilahm. Il te reste moins de deux kilomètres avant d'arriver au pied des monts; bonne chance. »

La fée n'eut pas le temps de lui demander de rester un peu, Phkali était déjà retourné dans le lourd brouillard fantomatique.
Ses ailes étaient encore inutilisables, et elle était perdue au beau milieu d'une forêt. Au moins son guide avait-il eu la gentillesse de lui pointer la direction; un angustier sentier sillonnait entre les massifs troncs gris des bois, se faufilant dans cet enfer végétal.

Apeurée et trahie, Mabaïka n'osa pas retourner en arrière pour demander de l'aide, et commença donc sa longue traversée.
Après seulement quelques minutes de marche, le sentier de terre battue évoluait entre de grands arbres morts: aucune feuille n'était présente aux branchages rachitiques.
Des ronces jonchaient également le sol, s'enroulant se façon serpentine autour des écorces craquelées.

Les seuls bruits résonnant dans ce si sombre territoire étaient des crissements d'insectes, des ululements craintifs, et le martèlement régulier et presque relaxant des pas de la petite fée. Parfois, un long hurlement canin se faisait entendre au loin, sans être repris par la suite.

Le chemin contourna une grande clairière où le clair de lune, de nouveau orangé, se posait sur un arbre plus grand, aux branches noires bien plus longues, au bout desquelles pendaient chacune un corps humanoïde.
Mabaïka reconnut les silhouettes des trois types de Hex au bout des nœuds coulants, ainsi que celles des monstres-poupées.

Deux petites fissures dans son écorce, où scintillaient des vers luisants, donnaient l'impression d'yeux malsains au regard posé sur l'incongrue qui s'aventurait sur ses terres.

Au milieu du trajet pour contourner la clairière, l'impression se dissipa pour laisser place à la certitude : l'arbre pivotait lentement, de sorte à toujours être braqué vers la fée. Ce lent mouvement faisait mollement balancer les corps pendus.
L'arbre dut se rendre compte que son stratagème était découvert, car ses racines jaillirent une à une du sol dans des explosions de terre sablonneuse. L'écorce située sous les deux yeux féroce du monstrueux végétal se craqua violemment, dévoilant des triples rangées de dents en bois décorant une gueule d'où vomissait une vive lueur, semblable à celle des yeux en dehors de sa puissance.

Mabaïka courut sur le chemin pour tenter d'atteindre la sortie de la clairière qui la cernait, mais l'abomination rampa vivement jusqu'à cette échappatoire, avant d'éclater d'un rire gras.

La fée devait rebrousser chemin, ou bien plonger dans la forêt sans guide ni repère.
Et ce choix devait être rapide, car l'arbre s'approchait toujours d'elle.

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