11. Asong était heureux


C'était le soleil qui réveilla Asong, chatouillant son visage comme le matin venait, ses rideaux grands ouverts. Il ouvrit des yeux fatigués par la maladie, l'esprit comme frappé par milles marteaux et le nez enrhumé, exténué malgré son repos agité. Il faisait bon dans la chambre, le radiateur dans un coin émettant une chaleur constante, et Asong alors sut que sa mère était passée par-là, car lui avait toujours aimé le froid de l'hiver et ne l'allumait jamais seul. Il se tourna sous les épaisses couvertures, grimaçant en sentant tout son corps recouvert d'une sueur froide, et ses yeux tombèrent sur la bassine d'eau et le linge humide posés sur sa table de chevet, la dernière trace de la présence de sa mère dans sa chambre. Il était seul à cet instant, et il n'était peut-être pas particulièrement aimé, mais elle était venue quand même. Elle l'avait porté à son lit et l'avait bordé, était restée à ses côtés jusqu'à ce que la fièvre ne meurt sans jamais ciller, et il en était reconnaissant.

Il s'assit dans son lit, essuyant son visage avec le linge laissé là et tournant les yeux vers le ciel bleu comme une ancolie dehors. Des oiseaux se posèrent à sa fenêtre, la tête penchée, heureux de le voir de nouveau debout. La fenêtre de sa chambre était fermée pour la première fois depuis longtemps et il ne ressentit plus l'envie douloureuse de courir l'ouvrir, d'entendre le murmure de l'eau et la voix enjôleuse de Magnolia portée par le vent. Apaisé par les bras réconfortants de Gabriel et ses dernières paroles qui résonnaient encore au creux de ses oreilles, il en était satisfait. À la place, il quitta les draps chauds et invitants de son lit et marcha jusqu'à sa petite salle de bain, celle qui avait été carrelée de bleu et peinte de vagues et de petits bateaux quand il était trop jeune pour s'en souvenir, celle que jusqu'à présent il n'avait jamais vraiment aimée. Il se débarbouilla dans le lavabo, effaçant les traces rouges des larmes brûlantes qui avaient coulé sur ses joues dans son sommeil, coiffant sa tignasse dans laquelle il découvrit encore quelques petites tresses. Il n'aurait su définir l'émotion qui tourbillonna en lui quand il pensa aux mains agiles de Magnolia qui les avaient placées là, celles qui avaient enserré le cou d'une enfant plus jeune que lui sans aucun remords, celle qui avaient tant fait souffrir. Il défit les tresses et ne pleura plus pour ce qu'il ne pouvait changer.

Il était encore tôt et le reste de la maison était plongé dans la pénombre lorsque le garçon descendit les escaliers, silencieux, habitué à ne pas faire craquer les planches des marches si capricieuses. Il prit sa veste dans la commode, remettant le cintre à sa place en prenant attention à ne pas faire de bruit en le cognant contre les autres, et enroula son écharpe de laine épaisse autour de son cou. Il traversa la cuisine et n'était plus loin de la porte d'entrée, et puis il se figea. Dans le salon sa mère était là, debout déjà et assise près de la fenêtre qu'elle ne quittait presque plus ces derniers temps, ses traits tirés et ses cheveux détachés, longues boucles blondes dont il avait hérité mais qui semblaient presque blanches dans la lumière du soleil levant. Elle l'avait entendu bien sûr car c'était après tout sa mère et que rien ne lui aurait échappée, et elle se retourna vers lui le visage impénétrable, l'expression lisse comme le mur de pierre qu'elle avait érigé entre eux il y a si longtemps. Dans ses mains elle tenait une photo qu'Asong ne pouvait voir, loin comme il l'était, qu'elle contemplait silencieusement avant qu'il ne descende.

"Tu es debout, dit-elle, indifférente presque, et pourtant quelque chose sembla avoir changé. Sais-tu que ta fièvre est montée à près de 41 degrés la nuit dernière ? J'ai cru que tu ne te réveillerais pas.

– Je... je ne me souviens plus, bégaya Asong, choqué presque de l'entendre parler de quelque chose de si important de façon si désinvolte.

– Je n'en doute pas. C'est assez élevé pour appeler le médecin d'urgence, normalement. Ton père a dit que ça passerait, et que c'était inutile de demander un déplacement pour cela. Je déteste lui donner raison mais te voilà déjà debout et voulant quitter la maison, soupira la femme qui parut plus vieille soudain, amère et alourdie par le poids des années.

– Est-il... est-il parti travailler ?

– Sans même demander si tu allais mieux, oui. Tu es encore jeune, remarqua-t-elle cliniquement, comme détachée des faits, 41 degrés aurait pu te tuer. Il en a fallu moins que ça pour ta soeur, après tout."

Un froid étrange, singulier, envahit les membres du garçon jusqu'à sa moelle et de la tête au pieds. Il fit un pas en direction de la femme qui l'avait mis au monde et qui lui semblait être une inconnue aujourd'hui comme il la fixa dans les yeux et n'aurait su déceler une trace d'affection dedans. Et ce qu'elle disait, dont il n'avait jusqu'à présent jamais entendu parler... il marcha jusqu'à elle, apathique, aussi indifférente qu'elle l'avait toujours été, et il lui arracha la photographie des mains aisément. C'était une vieille image, prise il y a bien longtemps, et l'usure avait corné ses coins et créé des fissures sur le papier, mais elle était assez claire pour qu'il y distingue sans difficulté deux très jeunes enfants, si jolis, si innocents. Un garçon habillé de bleu au sourire brillant et aux yeux de l'eau et une fille habillée de jaune qui avait dans la main une ancolie blanche comme neige, assis sur une couverture carrelée et sous un arbre aux branches immenses. Deux enfants éternellement figés sur cette image qu'il n'avait jamais vue avant, dont il n'avait même jamais connu l'existence, de cette après-midi ensoleillée qui ne sera plus jamais qu'un souvenir. Au dos une inscription presque illisible qu'il ne sut déchiffrer. Mais c'était lui, si petit, et s'il en croyait sa mère, c'était sa soeur qu'il n'avait jamais connue à ses côtés. Il ne connaissait même pas son nom, Asong réalisa.

"Elle s'appelait Camélia, murmura sa mère, et elle est morte quand vous aviez deux ans. C'était ta soeur jumelle.

– Pourquoi... pourquoi ne me l'avoir jamais dit ? interrogea Asong, la voix ténue, le coeur au bord des lèvres.

– C'était le souhait de ton père. Il avait toujours voulu une fille, et il n'a jamais été aussi heureux que durant ces deux années. Il ne s'est mis à boire qu'après sa mort. Que voulais-tu que je te dise ?

– Comment... comment ?

– Un accident. Vous étiez entrain de jouer dehors, et la jeune fille qui s'occupait de vous s'est endormie. Ta soeur est tombée dans l'eau, et le temps d'entendre ses cris, elle s'était noyée. Bien sûr, nous avons poursuivi en justice la famille de la jeune fille, mais le procès n'a jamais eu lieu car elle a fui et on a retrouvé son corps dans les bois quelques semaines après." Expliqua sa mère, sans jamais montrer une once de chagrin ou de douleur, comme si les évènements n'étaient qu'une histoire du soir qui ne l'affectait pas. Comme si ce n'était pas son enfant qu'elle avait perdu, juste pour en négliger l'autre le reste de son enfance.

Asong recula, la photographie serrée dans son poing, le coeur déchiré et les yeux secs pourtant. Il repensa à ce qu'elle lui avait dit et à ce que Gabriel avait sous-entendu dans ses paroles et les points se firent soudain si évidents, si faciles à voir et à relier. Dans ses mains le papier se froissa, si fragile, et seulement alors sa mère réagit, se relevant brusquement pour lui reprendre et lui arrachant presque des mains, se recroquevillant sur cette précieuse petite chose. C'était la dernière image de ses enfants chéris, ceux qu'elle n'avait jamais vraiment voulus mais qu'elle avait tentés d'aimer quand même. Et Asong recula, se mordant les lèvres pour s'empêcher de hurler qu'il était toujours là lui, qu'il vivait et grandissait, que ce n'était pas de sa faute s'il ne pouvait pas être la petite fille qu'ils voyaient lorsqu'ils le regardaient, celle qui morte comptait plus pour eux que leur petit garçon bien vivant. Sa mère resta là immobile, une statue de cire grossièrement faite et sa peau lisse de toute émotions, et lui fit demi-tour, s'engouffrant dans le couloir et claquant la porte d'entrée dans son dos pour ne plus la voir.

Dehors il faisait beau mais froid et un nuage de buée se forma quand il souffla dans ses mains pour les réchauffer, peu habitué à ce temps frais quand il lui semblait que l'automne était il y a si peu de temps, que les fleurs étaient encore belles et les feuilles dorées sous ses souliers vernis. Il cligna des yeux, le bout du nez rougi, l'air si sage et si gentil et pourtant le coeur un tourbillon d'émotions. Que faire, que faire maintenant ? Il ne savait plus quoi penser, quoi imaginer, lui si seul et si petit, encore un enfant. Il aurait voulu courir au manoir, grimper la montagne pour venir enfouir son visage dans les robes blanches et les longs cheveux de Magnolia qui sentaient l'abricot, y oublier tous ses soucis au son de sa voix. Il savait maintenant pourtant que s'il faisait cela il n'en reviendrait probablement pas, les yeux d'incendie de Gabriel gravés au fer blanc dans son esprit.

Il n'était pas stupide l'enfant, bien que le coeur brisé il devinait sans mal que sa fièvre si intense, d'une manière ou d'une autre, avait été causée par le dernier rêve qu'il avait eu de Magnolia, cette nuit-là où il l'avait vu dans sa chambre perché à sa fenêtre et semblant si tendre et bienveillant. Peut-être même que sa survie n'était due qu'à l'intervention prompte de Gabriel, que sans lui il serait mort dans son sommeil cette nuit où sa température était montée si haute, délaissé quelques instants par sa mère et oublié par son père, seul pour se défendre face à la douleur. Il marcha sur les quais de la jetée et ne put alors s'empêcher de se sentir émerveillé par tout ce qu'il voyait, par les choses les plus banales qu'il avait prises pour acquises. Le murmure de l'eau, les rires des bécassines des marais, la voix tonnante du maraîcher et les passants qui lui souriaient lorsqu'il les croisait, les hypocrites. Même cela ne parvenait à l'irriter et il redécouvrit des petites choses si simples. Il s'arrêta pour saluer le boulanger et était surpris de s'en trouver pour le mieux. Il respira l'air frais du matin et le redécouvrit presque.

Oui, quel privilège d'être vivant, il songea.

Un moineau vint se percher à son épaule, une petite chose si fragile au coeur rapide et au sang chaud, les ailes si frêles et pourtant si agiles, un oiseau qu'Asong ne voyait jamais à la jetée aux Ancolies mais qui aujourd'hui le fixa de ses yeux curieux, comme pour mieux le déchiffrer. Asong s'en réjouit, caressant la tête bleu de l'oiseau, pressant son pas. Ah, et il reconnaissait désormais qu'il avait perdu de vue ce qui était important, qu'il avait oublié le temps d'un automne qu'il était plus que le reflet d'un enfant mort il y a si longtemps, qu'il valait mieux que cela. Il était reconnaissant envers Magnolia, la gratitude immense dans son coeur quand il pensait à l'amour qui lui avait été offert, mais savait maintenant qu'il n'était pas prêt encore à payer le prix de cette affection. Il y avait tant de choses qu'il voulait voir et qu'il voulait connaître, tant de gens qui l'aimeraient, des gens différents de ses parents, des gens différents de Magnolia.

Asong avait grandi cet automne, et fleurissait cet hiver en un adolescent qui parcourait les quais avec une destination précise en tête, le sourire gai bien que tremblant, le nez rouge mais les yeux brillants de vie. Il oublia la douleur d'apprendre une réalité si cruelle, le chagrin qui pesa sur lui quand il comprit enfin la source de tant de peine. Il ne pensa pas à cette soeur qu'il n'avait pas connu et pour laquelle il ne saurait pleurer, et il sourit. Les habitants de la jetée se retournèrent sur son passage, un peu surpris, un peu curieux, mais ils ne dirent rien. Les enfants qui jouaient non loin, ceux qu'Asong n'avait jamais approchés, effrayé d'être rejeté, lui sourirent quand il passa près d'eux et pour la première fois il sourit en retour, timide et pourtant osant.

Bientôt il vit se dessiner au loin l'aiguille de la chapelle et sa cloche grinçante, ses vitraux colorés et ses murs blancs qu'il n'avait jamais vraiment sus apprécier. C'était là qu'il allait pour remercier Camille qui sans pouvoir l'aider avait fait de son mieux. Camille dont la grande soeur n'avait pas eu cette chance et qui aujourd'hui lui disait en revoir de loin, la main levée pour le saluer et les yeux éclatants de joie, bientôt libre d'enfin s'endormir et ne plus jamais se réveiller. Dans son dos toutes les âmes éveillées du marais le suivirent, pressées, et le vieil homme du lac soupira.

La porte était grande ouverte et il s'y attendait un peu, le garçon. Camille après tout n'avait jamais eu le don de sa soeur, c'était vrai, mais avait toujours été un peu particulier, un peu plus attentif que les autres habitants aux murmures de l'eau claire de la jetée. Asong entra dans la chapelle vide et le soleil filtra à travers les vitraux, jetant sur sa peau pâlie par la maladie un éclat de bleu. Il parcourut les bancs vides des yeux, l'autel exposé à la lumière matinale et la grande croix de fer qui se dressait derrière. Le moineau quitta son épaule pour venir se percher sur le rebord d'une fenêtre laissée entre-ouverte et siffla trois courtes notes.

Pas de trace de Camille, mais la porte du confessionnal était ouverte et Asong s'y introduisit, un peu confus. Pourtant il avait raison de le faire car la silhouette du prêtre se dessina de l'autre côté, détournée de lui, les yeux cachés par ses longs cheveux sombres. Asong resta silencieux un instant, et puis;

"Tu sais, Song-song, cela fait des années que je n'ai plus foi. Je fais un bien mauvais prêtre, n'est-ce pas ? Rit-il, moqueur, sombre.

– Ne sois pas triste, Camille, essaya de le consoler le garçon, désemparé. Je vais bien, et bientôt tous les enfants comme Madeleine seront aussi heureux.

– Oh, mon garçon... ne t'inquiète pas de moi. Mais tu sembles plus sage, plus vif. J'imagine que cela veut dire que tu sais ? Était-ce Gabriel qui te l'as dit ? Il essaie toujours de les prévenir avant que cela ne soit trop tard...

– Comment... comment le sais-tu ?

– Il l'a fait pour Madeleine aussi tu sais, mais elle ne l'a pas écouté et je ne l'ai pas entendu. Je suis simplement heureux que ce ne soit pas le cas pour toi. Mais tu me cherchais, n'est-ce pas ?"

À cela Asong se tut, la question qui lui brûlait les lèvres sur le bout de la langue et pourtant retenue par un petit quelque chose qu'il ne saurait reconnaître. Il avait tant de choses à lui dire, et il voulait l'enlacer aussi pour le remercier d'avoir fait ce qu'il avait pu. Mais avant...

"Camille... tu as dit que Magnolia ne prenait que les enfants malheureux, ceux qui ne voulaient pas rester et qui ressemblaient à Shahi... Demanda le garçon, hésitant, refusant encore de dire tout haut ce qu'il pensait.

– C'est ce que j'ai dit, oui, répondit la voix étouffée par le confessionnal, empreinte d'un ton particulier.

– La raison pour laquelle Madeleine l'a rejoint... dit-moi, Camille... était-ce elle qui nous surveillait l'après-midi où ma soeur s'est noyée ?"

Un silence lourd tomba sur eux et Asong retint sa respiration, presque effrayé de la réponse qu'il recevrait, de la réaction de Camille qui semblait encore tant affecté par la disparition de la soeur qu'il avait tant chérie. Et puis, soudain, toute la tension disparut et un soupir se fit entendre de l'autre côté.

"Oh, elle te l'a dit alors... je m'y attendais un peu, pour dire vrai. Tu étais trop jeune pour t'en souvenir mais elle aurait bien fini par te l'avouer... Ah, et elle a bien choisi son moment, hein...

– Alors c'est vrai ? C'est de sa faute si ma soeur est morte ? murmura Asong, n'y croyant presque pas et encore sous le choc.

– C'était ce que tu voulais savoir, n'est-ce pas ? Madeleine vous gardait cette après-midi, mais quelque chose est arrivé et elle n'a pas fait attention. Ils ont dit ensuite qu'elle s'était endormie, mais elle était si sérieuse dans son travail et elle vous aimait beaucoup, elle n'aurait jamais fait ça. Je ne le saurais probablement jamais, mais... c'était le début de l'automne, tu sais. Et à l'automne, les choses sont toujours plus différentes ici."

Asong resta assis là, sourd à la porte du confessionnal qui s'ouvrait et à la silhouette de Camille qui disparaissait. Il repensa à cette photo que sa mère avait serrée dans ses mains, à ce bébé qui aurait dû grandir avec lui, cette personne qu'il ne connaîtra jamais. Il l'aurait aimée et elle l'aurait aimé en retour, il en était sûr, et il versa une larme enfin pour cette âme qu'il n'avait jamais connue. Ce n'était pas de la faute de sa mère ni de celle de Madeleine et Asong ne parvenait pas à en vouloir à Magnolia non plus. Lui qui avait de ses mains attiré une jeune fille perdue et l'avait faite rêver de meilleurs jours quand elle n'aurait pas dû, lui qui n'avait jamais rien voulu d'autre que de pouvoir aimer Shahi de tout son coeur et dont les regrets incommensurables l'enchaînaient à cet endroit pour toute une éternité. Lui qui se rattrapait aujourd'hui avec l'enfant qui avait survécu.

Il sortit du confessionnal et les yeux troublés de Camille l'attendaient, cet air qu'il avait qui trahissait tout ce qu'il n'avait pu lui dire et qu'il regrettait aujourd'hui, l'immense tourment qui l'avait habité toutes ces années. Pourtant Asong n'était pas en colère, il lui sourit et, se précipitant vers lui, l'enserra de toute sa force, le visage pressé contre sa poitrine, les yeux clos pour savourer ce contact si bref. Contre lui l'homme était tendu et puis se relâcha un court instant plus tard, passant les bras derrière l'enfant pour mieux l'enlacer, une présence rassurante et protectrice comme il n'avait jamais pu l'être pour sa soeur. Asong soupira.

"Ne t'égares pas entre le passé et le futur, Song-song... il y a encore tant de choses que je voudrais te dire... mais il faut que tu me reviennes pour cela, promet-le moi, moineau. Promet-moi que tu reviendras. Insista Camille, ses bras se resserrant autour de lui comme pour le garder un peu plus longtemps en son sein, là où il était sain et sauf, protégé de tous.

– Il y a encore une chose qu'il faut que je fasse... mais je reviendrais, promis." Déclara Asong, la voix flûtée, enfantine soudain, de celui qui découvrait tout juste l'affection donnée sans rien vouloir en retour.

Camille ébouriffa ses cheveux et un rire nerveux lui échappa face au sourire désarmant du garçon. Il joua avec les boucles blondes entre ses doigts, embrassa son front délicatement et puis recula d'un pas, l'expression satisfaite et heureuse aussi de celui qui aimait librement.

"Si jeune et pourtant si sage... J'aurai aimé être ton frère, Song-song, peut-être que Madeleine alors s'en serait portée mieux. Et regarde-toi ! Tu as si bien grandi ! La première fois que je t'ai vu tu étais encore un bébé, si petit, si mignon... et aujourd'hui tu ressembles à l'enfant que je n'aurai jamais... oh, il faut que tu me reviennes, Song-song, ou je serais bien seul..." Il marmonna, les yeux brillants des larmes qu'il se retenait de verser, un sourire tremblant aux lèvres.

Asong retint un sanglot dans le creux de sa gorge, hochant la tête en réponse, trop bouleversé pour ne serait-ce qu'ouvrir la bouche. S'il parlait il se mettrait sûrement à pleurer, et alors que feraient-ils ? Mais il sourit de toutes ses dents, l'enfant qui savait enfin ce que cela faisait d'avoir une famille, et Camille continua. de lui sourire en retour jusqu'à ce qu'il soit sorti de la chapelle, un sourire si grand qu'il en cachait les larmes qui se déversèrent de ses yeux dès que le garçon avait passé le seuil de la porte. C'étaient de bonnes larmes cependant, et il les laissa couler sans même y penser, un sentiment énorme gonflant dans son coeur flétri.

Asong ne vit pas tout cela, parti déjà, s'engageant dans les marais éteints par l'hiver d'un pas pressé. Il salua toutes les créatures qu'il croisa, toutes les étranges bêtes qui arpentaient les sentiers humides et sinueux, revigoré et plein d'énergie. Il lui sembla que cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas passé une après-midi seul avec eux dans cet endroit qui l'avait vu grandir avec tant d'affection. Il avait aimé, enfant, s'y promener et rencontrer toutes les âmes solitaires qui y vivaient, faire connaissance avec des choses si étranges et rire de leur singularité ensembles, innocent. Il se souvint d'y avoir passé des étés entiers sans jamais les quitter, couvert de terre, de boue et d'algues, un enfant sauvage qui ne rentrait jamais lorsque sa mère l'appelait. C'était avant qu'il ne commence à se rendre compte qu'il y avait quelque chose de différent chez lui, que ses parents ne le regardaient pas comme les autres parents regardaient leurs enfants et que dans sa maison se passaient des choses qui n'arrivaient pas ailleurs. C'étaient de beaux jours, des jours qui n'étaient plus qu'un souvenir vague, et il se demandait maintenant quand est-ce qu'il avait oublié qu'il appartenait au marais aussi, autant que Magnolia appartenait au manoir.

Il parcourut ses chemins de boue, pataugea dans ses eaux sombres et étranges, ne se vexa pas lorsqu'une créature qui avait oublié son visage le mordit un petit peu trop fort avant de reconnaître l'odeur de son sang, s'écorcha aux branches et s'emmêla dans les algues et les racines flottantes, les vêtements salis et la peau couverte d'une épaisse couche de terre, se sentant plus chez lui qu'il ne l'avait jamais été dans la maison qui l'avait vu grandir. Le marais était sa maison aussi, et il s'en voulait tant de ne le reconnaître que maintenant, pensant avec chagrin aux enfants martyrs qui l'avaient attendu la dernière pleine lune sans jamais le voir arriver, à son amie qui se languissait quand elle n'avait plus personne à qui parler, à toutes les créatures qui avaient aimé jouer avec lui, se chamailler et faire la course dans l'eau sombre des lacs de la jetée aux Ancolies. Oui, il avait perdu de vue cela et se promit maintenant de ne plus jamais l'oublier.

Il avait pensé ne plus pouvoir reconnaître les sentiers qu'il avait connus par coeur quelques mois plus tôt et pourtant il retrouva son chemin sans mal, reconnaissant les lieux même sans pouvoir les replacer. Bientôt il arriva à l'arbre tombé recouvert de la mousse confortable que son amie avait tant affectionnée et qu'elle ne quittait plus que rarement, attachée à cette endroit par les chaînes de ses regrets. Et il avait raison malgré qu'il soit rouillé par le temps car elle était là cette fois-ci et elle tourna des yeux de miel vers lui.

Elle était si heureuse de le voir que cela lui fit mal au coeur, une main qui broya en deux son regret. Il aurait dû venir plus tôt, elle lui dit, car elle avait tant de choses à lui raconter ! Mais elle était si heureuse de le voir... ne savait-il pas combien elle était seule ? Peut-être avait-il croisé son amant en chemin, lui avait-il dit qu'elle l'attendait ici, là où il avait promis de la retrouver ? Non ? Oh, tant pis. Elle était quand même heureuse qu'il soit là. C'est qu'elle avait eu peur qu'il ne revienne pas quand elle avait su que le manoir s'était réveillé et qu'il avait disparu. Et elle l'aimait tant... il lui manquera s'il venait à disparaître comme avait disparu le garçon qui lui ouvrait la porte des jardins du manoir quand elle allait retrouver son amant. Elle était si contente de le voir sain et sauf ! Ne veut-il pas venir s'assoir et papoter avec elle ? Cela fait longtemps, après tout... Mais viens, assieds-toi ! Tu peux mettre des marguerites dans ses cheveux, si tu veux, il faut qu'elle soit belle pour quand viendra son amant qui est en chemin et elle le sait.

Asong sourit et embrassa ses joues, enlaçant son corps sans grimacer en sentant sa robe trempée et tressant ses cheveux comme Magnolia avait tressé les siens, y plaçant les plus belles fleurs qu'il pouvait trouver. Elle lui avait manqué, elle et son bavardage incessant qui remplissait l'espace et réchauffait son coeur solitaire. Elle n'était pas parfaite et elle était un puit de chagrin qu'il ne saurait tarir, mais elle souriait quand elle le voyait, et il lui rappelait tant ce garçon qui vivait au manoir à l'époque, celui qui semblait toujours si triste, qui plaçait dans ses cheveux d'ébène des marguerites pour faire semblant d'être heureux et qui ouvrait les portes des jardins pour deux inconnus sans se préoccuper des conséquences de ses actions ni de s'il en serait puni. Oui, petit moineau, tu ressembles à l'enfant mal aimé qui parlait dans le vide et ne pleurait plus quand on peignait sa peau d'une palette de couleurs sombres.

Il demanda, Asong, si ce garçon était habillé de couleurs vives, s'il creusait la terre pour y planter des fleurs pour celui qui l'avait élevé et s'il s'était tordu le cou sans vraiment faire exprès une après-midi ensoleillée, et elle répondit, oh mais non, mais non, c'était un autre petit garçon celui-là, c'était un petit garçon blond que je n'ai pas connu, dont l'âme s'est envolée dès qu'elle l'a pu, libre enfin de quitter cet endroit misérable. Non, non, tu n'écoutes pas, Asong, elle disait, tu n'écoutes pas.

Elle était déçue quand elle secouait la tête mais elle embrassa quand même son front quand il eut fini de natter ses cheveux, reconnaissante, et elle le pressa contre elle, son corps si froid un réconfort pour le garçon. Ce n'était pas grave après tout s'il ne comprenait pas tout de suite, s'il était encore un peu ignorant, un peu naïf. Il n'avait pas besoin de savoir de toute façon, lui qui avait si bien grandi, si bien mûri loin d'elle et dans les bras d'un autre qui avait su l'élever mieux qu'elle n'aurait pu le faire. Elle n'en voulait pas à Magnolia, elle qui était si sage et si ancienne, elle savait mieux que cela. Elle avait fait de son mieux et l'enfant qu'Asong avait été avait si bien grandi qu'elle ne pouvait qu'en être fière. Elle le regarda et elle pensa qu'un jour il serait un être humain formidable, ce garçon si précieux, si spécial. Ce sera grâce à elle, grâce à Magnolia qui l'avait aimé et grâce à Gabriel qui se repentait de son mieux, et elle ne pouvait attendre de voir ce qu'il ferait de tout ce qu'il avait appris, des leçons qu'il en avait tirées.

Il lui sourit, si insouciant, si jeune encore. Il ne comprenait pas tout de ce qu'il y avait à savoir le marais, sur la forêt et le manoir, mais ce n'était pas grave, cela pouvait attendre. Elle lui disait de faire attention, de ne pas se blesser dans la forêt et de ne pas se perdre, de saluer le garçon-qui-n'en-était-plus-un aux cheveux noirs d'encre couronnés et aux yeux pâles qui vivait là-haut et de revenir la voir bientôt, et il l'embrassa sur la joue, un parfum d'abricot dans les cheveux qui ne le quittait pas. Bientôt elle retourna à l'état spectrale qu'elle avait le plus souvent, un souvenir si vieux qu'il en devenait faible, et il sourit quand elle lui fit signe de la main, un soupir aux lèvres.

Il quitta le creux du tronc un peu plus léger, un peu plus agile sur ses pieds, le coeur un oiseau qui chantait de tous ses poumons. Il reconnaissait cette émotion et, se dirigeant vers le sentier sombre qui menait à la forêt et au manoir, levant les yeux vers ces cimes immenses, il avait une réponse à la question de Magnolia. Les corbeaux dans les arbres croassèrent sur son passage, un rire moqueur qui le suivit tout du long de son ascension. Il connaissait le chemin par-coeur maintenant, il aurait pu le faire les yeux fermés, mais il observa la terre sous ses pieds et les arbres autours de lui et pensa une chose soudain. Cet endroit, cette forêt toute entière piégée dans un maléfice sans fin était mourante, retenue seulement par la volonté d'une seule âme si forte, si tordue et torturée. C'était terrible de devoir le reconnaître et il le fit sans joie. Magnolia, aussi beau qu'il l'avait toujours été, assis à sa fenêtre les yeux sur le jardin éternel, le coeur aussi vide que ses bras dans lesquels son enfant ne venait plus s'y blottir depuis si longtemps. Magnolia à la place enserrait de son étreinte empoisonnée un morceau de ce qui n'était plus. Montant au manoir, Asong sur son chemin ramassa une branche d'acacia tombée là.

Il entra dans le manoir et les murs semblèrent se resserrer sur lui comme un étau l'emprisonnant, la porte dans son dos se refermant dans un bruit sourd. La pression sur ses épaules augmenta et il lui sembla qu'un million d'yeux le suivirent, appartenant à des enfants innombrables et silencieux, ceux qui n'avaient pas été aussi chanceux que lui, ceux qui avaient aimé jusqu'à en mourir. Il les observa et c'était misérable, pitoyable, cette existence, cette façon de rester enchaînés à la terre qui n'avait pas voulu d'eux. Pourtant ils restaient fidèles au seul être qui les avait aimés, les enfants de Magnolia. Asong frissonna de penser qu'il aurait pu se trouver parmi eux s'il avait été un peu moins fort, un peu moins particulier. Quand il traversa les couloirs sombres il entendit dans son dos le bruit infime de leurs pas, des rires de grelot qui s'élevaient dans l'air et résonnaient contre les murs infinis et des chants enfantins qu'il ne connaissait pas. Il les ignora, échappant à leurs petites mains qui tentaient en vain d'attraper ses cheveux et ses vêtements, toujours plus rapide sur le sol qui se dérobait sous ses pieds. Enfin il vit la lumière s'échapper d'une pièce là, plus si loin que ça. Le chant familier qui faisait écho aux rires ténus des enfants s'en éleva et Asong prit une grande inspiration, une main contre le mur pour reprendre son souffle.

Il se retourna et les silhouettes moqueuses avaient disparu, comme soufflées par la berceuse qui s'échappait de la pièce chaleureuse, aussi accueillante que l'était l'illusion des bras de Magnolia. C'était que ces enfants devaient le savoir, même inconsciemment, qui les avait emprisonnés ici avec lui dans une tentative de revenir à un passé qui n'était plus. Ils le fuyaient désormais, aussi effrayés que déchirés par l'envie de le retrouver, rougis par leur sang versé sur ces pierres sans âme. Asong se retrouva seul à l'entrée de cette chambre empreinte de douleur et de deuil, aux murs rougis des cris qui y avaient résonné. Il entra sans attendre, les yeux baissés.

Le soleil s'écoulait par flots dans la pièce et la première chose qu'il remarqua fut l'immense fenêtre qui était grande ouverte. L'air portait un parfum écoeurant, celui des fleurs qui avaient fané et pourri là, mélange de sucre et d'un petit quelque chose de malsain, et il se retint de ne pas se boucher le nez, un malaise pesant le prenant. La pièce était envahie de bouquets innombrables, tous flétris et noirs, gorgés d'insectes, le sol recouvert de milles pétales tombés. Asong fit un pas de recul avant de poser ses yeux sur la silhouette assise dans une chaise à bascule près de la fenêtre. C'était Magnolia, qui fredonnait à voix basse une main posée sur le soupirail et l'autre tenant une ancolie morte il y a bien longtemps dans ses doigts frêles. Il avait ce châle bleu qu'Asong aimait tant et cette couronne de myrtes et de fleurs d'oranger, flétrie elle aussi, l'air beau et les lèvres rouges lie-de-vin, les yeux de l'eau. Il ne souriait plus. À son cou le collier d'or avait pris une teinte vermeille.

Ses longues robes blanches étaient mêlées d'écarlate, le sol à ses pieds baigné d'un sang qui ne lui appartenait pas, et même l'odeur des fleurs ne put cacher le fer qui piqua la langue d'Asong, reconnaissable entre mille. Le garçon vint à lui, observant son visage de porcelaine gâché par la colère qui s'y peignait, faible pourtant, hésitante, comme s'il ne pouvait vraiment se résoudre à lui en vouloir. Pourtant il ouvrit sa bouche délicate et;

"Je le vois même les yeux fermés, tu sais ? Son visage blanc, ses yeux ouverts et son cou brisé. Il me hante et je l'oublie, et puisque je l'oublie il me revient sous une autre forme, toujours plus chétif, toujours plus maigre et désespéré. Tu lui ressembles tant, Asong." Cracha l'homme, accablé d'un chagrin qui semblait suinter par tous les pores de sa peau blême, si différent de celui qu'il avait été la première fois qu'Asong l'avait rencontré. Il était autant inconscient alors de son passé que l'était Asong, ignorant des morts qui sillonnaient ses pas comme des fleurs sur son passage.

Asong ne dit rien mais il vint s'agenouiller aux pieds de l'homme, baignant dans le sang qui inondait le sol et tâchant ses vêtements déjà souillés par ses aventures dans les marais. Il s'appuya contre lui, la tête levée et les yeux exprimant ce qu'il n'aurait su dire, de ce lien entre eux qui avait grandi là, chéri et aimé, qu'Asong se promettait de ne jamais oublier. Magnolia baissa les yeux sur lui et le garçon lut dans son regard tant de choses, un tourbillon de douleur sans fin, enchaîné par des regrets qu'il ne pouvait plus oublier. Il retira délicatement l'ancolie fanée de sa main et la remplaça par la branche d'acacia, tendre jusqu'au bout. Un soupir lui échappa et le garçon murmura;

"Il voulait te rendre heureux, tu sais. C'était tout ce qu'il aurait voulu, même à la fin. Je le sais, il me l'a dit. Asong avoua, repensant encore et encore au dernier sourire de Gabriel, au baiser sur son front qui ne lui avait pas vraiment été destiné, pas tout à fait, à tout l'amour que l'homme aurait voulu pouvoir offrir à Magnolia, piégé dans la spirale cruelle des coeurs brisés.

– N'était-ce pas stupide de sa part ? Il avait bien raison ! Me laisser mourir était un acte de pitié et il aurait dû le faire bien plus tôt. Peut-être n'aurais-je pas causé tant de souffrances s'il l'avait fait, s'exclama Magnolia, un rire jaune aux lèvres, les yeux un peu fous, brumeux. Regarde-nous, maintenant...

– C'était méchant de ta part de lui demander cela, le réprimanda Asong, boudeur, jouant avec les longs cheveux de soie qui tombaient jusqu'au sol, tressant quelques mèches de ses doigts agiles. Il t'aimait autant qu'il te haïssait, après tout. Ne regrettes-tu pas ?

– À quoi bon ? Regarde-moi ! Je l'ai modelé à ma manière, et il est devenu aussi monstrueux que je l'étais. J'aurai dû m'y attendre... Sais-tu, Asong, que c'est lui qui a brisé mes os, détruit mes chevilles ? C'était le prix, après tout. Pour garder Shahi près de moi, je veux dire. Il était encore jeune, fougueux. Il s'est assagi après. Il a grandi, c'est vrai, mieux que je ne l'aurai cru possible. Ne fais pas cette tête, enfant, ce n'était pas de ta faute, et ce n'était pas de la sienne non plus. Je l'ai fait ainsi...

– Si je pouvais, je recommencerai tout, du début, et nous aurions tous une fin heureuse... oh, Magnolia, j'aimerai tout recommencer... Soupira le garçon, les yeux clos, fondant sous la main qui caressait ses cheveux, si familière.

– Tu le pourrais, si tu le voulais vraiment... Tu pourrais juste... rester ici, avec moi. Avec nous. Tu serais si heureux, c'est promis, et plus jamais tu ne pleurerais... si seulement tu restais là, avec nous." Chuchota l'homme à ses oreilles, la voix plus douce, charmeuse soudain, la main plus lourde sur ses boucles blondes.

Asong sursauta à cela, se relevant brusquement et s'écartant de quelques pas. L'odeur du sang aussitôt envahit son nez et une grimace se dessina sur son visage de poupée. Il releva les yeux vers le visage impassible de Magnolia et ses yeux si sombres, sans fond. Ah, il avait oublié l'espace d'un instant la raison pour laquelle il était là, celle qui retenait tous les enfants du manoir et qui les liait sans espoir de retour à celui qui les enchaînait tous. Et les myrtes dans les cheveux de Magnolia tombaient sur ses genoux, remplacées par les petites fleurs blanches, si banales, si mortelles, de la cigüe. Le rouge cramoisi sembla envahir la pièce, grimpant les murs et la porte qui se referma dans son dos. Sur le coeur de Magnolia le pendentif d'or battait à la place de son coeur, régulier, infini.

"Ne sois pas comme ça, Asong. N'étais-tu pas heureux ici avec nous ? Nous aimerions tant que tu restes... Il murmura, semblant chagriné.

– Ce n'est pas... ce n'est pas ce que je veux, Magnolia." Répondit Asong, bouleversé, hésitant aussi.

Il observa ce visage pâle dépourvu de toute haine et toute peur, si sûr de lui, et alors Asong devina que du plus profond de son coeur et de tout son être, Magnolia pensait que cet acte si monstrueux le rendrait heureux. C'était le plus grand mal, la racine de tout ce qui le retenait ici, ce besoin immense qui l'envahissait, cette impression terrible que ses vices n'étaient qu'un besoin d'aimer, de rendre meilleur ce qui ne l'était pas. Après tout, ces enfants n'étaient-ils pas si tristes, si malheureux dans ce monde qui ne savait prendre soin d'eux ? Magnolia, Gabriel, Shahi, ils avaient tant souffert sur cette terre, humains et vulnérables, n'était-ce pas miséricorde que de retirer à ceux qui venaient ensuite cette petite chose si fragile et pénible qu'était leur humanité ? Si Magnolia pouvait le faire, qu'est-ce qui le retenait ? Ces enfants, il les aimerait de tout son coeur, de tout ce qu'il n'avait pu donner à Shahi, et il prendrait soin d'eux, un de plus à chaque génération qui voyait le jour. Oui, Magnolia si beau et si confiant tenait entre ses mains un coeur encore battant et en était heureux, sa foi aussi grande que l'avait été celle de Gabriel lorsqu'il l'avait emprisonné ici, réalisa Asong.

"Ça ne fera pas mal, promis. Je commencerai par le coeur avant qu'il ne devienne mauvais, comme tous les coeurs sont prompts à le faire. Mais ce sera rapide, tu ne sentiras rien... Juste un moment désagréable à passer, et puis... et puis tout ira bien... et tu seras heureux." Déclara Magnolia, se levant de son fauteuil, le pas léger et l'air éthéré sur ses chevilles brisées, les bras tendus vers le garçon comme pour mieux le rassurer.

Asong recula, le coeur battant la chamade, ignorant quoi répondre à cela. Mais il n'avait pas besoin de le faire et une petite main se glissa dans la sienne, si froide et pourtant si réelle l'espace d'un instant. À ses côtés se dessina une silhouette mince et oscillant entre deux couleurs, rattachée au manoir par un fin filet de lumière qui semblait à peine assez fort pour le retenir. Une voix pourtant s'en échappa, si familière, si réconfortante.

"Il a dit qu'il ne voulait pas, A'Lie. Ce n'est pas gentil de l'ignorer." Dit-elle, fluette comme celle d'un enfant qui n'avait pas parlé depuis des siècles.

Asong sursauta, le coeur accélérant en entendant ce ton si familier, ce surnom qu'il n'avait jusqu'alors connu que dans ses rêves les plus rares et les plus heureux. Et Magnolia, oh, Magnolia se figea tout entier, une silhouette gracile aux cheveux balayés par un vent naissant qui s'engouffra par la fenêtre, le visage peint d'une expression affligée, semblant un instant penser qu'il rêvait peut-être. Un battement de cil, un silence sans fin. Une larme roula sur sa joue pâle lorsqu'il posa les yeux sur l'image singulière de l'enfant qui se tenait aux côtés d'Asong, sa main dans la sienne et ses boucles aussi folles qu'elles l'avaient toujours été. Ses lèvres frémirent et aucun son ne sortit de sa bouche, ses mains retombées le long de son corps et tremblantes, serrant le tissu fin de ses vêtements comme pour mieux s'y rattacher. Il esquissa un geste vers eux et puis sembla penser mieux que de s'avancer. Enfin, murmurant;

"... Shahi... ? Il bégaya, trébuchant sur ses mots et incapable de ne dire plus que cela, ce simple nom drainant toutes ses forces.

– Bonjour, A'Lie." Sourit l'enfant.

Il savait mieux que de lui demander s'il lui avait manqué, conscient de ce que sa mort déchirante avait entraîné, de la folie qui peu à peu s'était emparée de l'esprit de celui qui l'avait élevé après sa mort. Et les enfants qui en avaient été les récipients involontaires, si jeunes, si innocents, les pauvres enfants... Il resta là, le même qu'il avait toujours été, une présence rassurante aux côtés d'Asong, deux enfants aux visages identiques, deux enfants aux yeux sages. Ses joues étaient roses, ses lèvres colorées et sa poitrine animée par un souffle que Magnolia ne reconnaissait pas, si habitué à la poupée de chiffon aux yeux ouverts et aux lèvres bleues qui hantait ses souvenirs. Il recula d'un pas, son expression déchirée.

"Cela fait longtemps, A'Lie. N'es-tu pas fatigué ? Je suis si fatigué, A'Lie, je voudrais rentrer maintenant... Murmura l'âme brisée de Shahi, alourdie d'une amertume qui imprégna tout son être.

– Ah... ah... Shahi... Shahi ?

– C'est moi, c'est moi, A'Lie..."

Il tenta de s'approcher, tendant la main vers l'homme, et sursauta quand celui-ci esquissa un geste de recul, fuyant son toucher, fuyant sa présence-même et terrifié par ils ne savaient quoi. Shahi lâcha la main d'Asong et fit un pas vers lui, le visage peint de chagrin, et pourtant Magnolia se refusa à le regarder. Il porta les mains à son coeur et au pendentif d'or pour mieux le protéger, les fleurs dans ses cheveux tombant en pluie de pétales sur ses genoux et le bas de sa robe imprégnée de sang. Il sembla ne plus les voir ou les entendre, un équilibre fragile brisé dans son esprit. Frêle, il fredonna la chanson qu'il avait créée pour son tout petit et qui aujourd'hui n'était plus que le reflet distordu de ce qu'elle avait été, recroquevillé sur lui-même comme un enfant, comme l'enfant qui n'était jamais vraiment mort en lui. Shahi parut ne pas comprendre, les yeux se remplissant de larmes, les lèvres tremblantes, et pourtant. Asong vint se placer à ses côté et songeur resta là un instant avant de marcher jusqu'à Magnolia, se baissant pour se mettre à sa hauteur et prendre ses mains délicates dans les siennes, tendre.

"Il ne faut pas avoir peur, tout ira bien Magnolia. Je ne peux pas te donner mon coeur mais tu en as un, il bat, il est à toi, souffla Asong à son oreille, doux comme un agneau. Shahi est là, juste pour toi. C'est ton enfant, ne veux-tu pas le voir ?

– Ah... Pas encore, pitié... pas encore... je n'en peux plus de le voir mourir, je vous en prie... pitié... Gémit l'homme, la tête entre ses mains et ses yeux écarquillés sur le vide, aveugle au monde qui l'entourait.

– Tout ira bien... Shahi est heureux maintenant, regarde. Il n'a plus mal, et il est revenu juste pour toi."

Il tira Magnolia à lui et le guida lentement vers la chaise à bascule sans jamais le quitter des yeux, les pas légers de Shahi résonnant sur le parquet rougi du sang versé là, comme un écho de ce qui n'était plus. Magnolia semblait être pris dans une transe singulière qui retenait loin d'eux son esprit si fragile, et ses yeux pâles ne se fixaient plus sur rien, l'air absent et le visage dénué de toute expression, tourné vers la fenêtre comme dans un dernier geste conscient. Shahi vint les y rejoindre, silencieux et désolé, les yeux brillants de larmes qui ne coulaient plus, et il s'agenouilla aux pieds de l'homme près d'Asong, sa main dans la sienne. Il lissa les plis de ses robes, un instant songeur, et puis releva les yeux vers lui.

"Je ne t'en veux pas, tu sais, déclara Shahi, sombre. Ce serait bien mal placé de ma part, après tout. J'étais terrifié de cette chose grandissante qui s'enracinait en moi chaque jour un peu plus ancrée dans mes veines. Mais je sais maintenant que c'était futile et stupide de ma part, et parfois, quand j'y pensais, j'avais envie de leur faire du mal, de les faire souffrir autant que j'avais souffert, seul aux pieds de ces escaliers, tous les os de mon corps brisés. J'avais si mal, si mal... Et personne n'est venu, personne ne m'a aidé... Je les regardais continuer à vivre comme si de rien n'était, comme si je n'étais pas mort là, comme si tu ne dépérissais pas à petit feu seul dans cette chambre sans moi, et je voulais qu'ils aient mal. Je suis désolé de ne pas être revenu plus tôt, A'Lie."

Shahi posa sa tête sur les genoux de l'homme, silencieux enfin, une dernière larme rouge cinabre roulant sur sa joue et y laissant sa trace éternelle. Et puis une main vint se poser sur ses boucles sauvages, celles qu'il n'avait pas coiffées depuis des siècles, persuadé que peut-être ainsi ses dernières tresses y resteraient plus longtemps. Il ferma les yeux et soupira.

"Je voulais... Je voulais que tu sois heureux, que tu m'aimes et que jamais tu ne doutes d'être mon enfant. Il y a tant de choses... tant de choses que j'avais à te dire, et... et à te montrer... Je pensais que peut-être, si j'en aimais d'autres, tu me reviendrais... mais ce n'était jamais vraiment pareil, tu n'étais jamais vraiment le même... et le monstre dans mon esprit... oh, le monstre..." Sanglota Magnolia, la voix accablée et les yeux tournés vers le ciel comme pour mieux tenter de s'en détacher.

De grosses larmes roulaient sur ses joues pâles et il reprenait un peu de vie à chaque mot, ses yeux éclaircis, terriblement conscient de ce qu'il avait fait et ce qu'il avait voulu oublier toutes ces années, qui aujourd'hui le rattrapait. Cet acte monstrueux aussi auquel Asong avait à peine réchappé aujourd'hui, pris de cette créature qui rongeait son esprit un peu plus chaque automne, affamée des souffrances du monde. Affamée du sang d'enfants innocents. Il posa les yeux sur Shahi, sur sa silhouette translucide et l'enfant à ses côtés, deux faces d'une même pièce, et pensa alors que s'il l'avait fait, si réellement il avait pris cet âme, il ne se le serait probablement jamais pardonné. C'était son enfant vivant et sauf, pas tout à fait heureux, pas tout à fait aimé, mais son enfant tout de même réincarné par les mains aimantes d'un dieu qu'il ne saurait jamais remercier assez. Il voyait en lui celui que Shahi aurait pu être, celui qu'il ne sera jamais à cause de l'ignorance et la cruauté de Magnolia. Dans le pendentif d'or une fissure se créa, rouge sang.

"Je déteste ce que tu as fait du plus profond de mon coeur, murmura Asong, pensant à Madeleine et à sa culpabilité si grande qu'elle avait préféré en mourir, à la petite fille dont il ne connaissait pas le nom qui avait été si concentrée sur ses devoirs dans cette salle de classe et à tous les enfants qui étaient venus après, si seuls, si malheureux, et qui n'avaient su résister aux bras aimants de Magnolia. Ces enfants ont été heureux un instant avec toi, je n'en doute pas, mais ils méritaient mieux. Je hais ce que tu étais avec Gabriel, et ce que tu es devenu après Shahi. Comment repenser à ces rêves où j'étais si heureux, repenser à ton nom, et ne pas me souvenir de tout ce que tu as laissé derrière, tout ce que je ne voulais pas voir ? Mais j'avais oublié que tu étais humain aussi, et que tu as fait des erreurs. Je préfère me rappeler de ça. Je préfère me rappeler de toi comme Shahi le faisait.

– Comme celui qui nous a aimé, n'est-ce pas ? Ajouta son compagnon, sa main dans la sienne aussi chaude que s'il était vivant.

– Je voudrais que tout redevienne comme avant, mais peu importe, elle n'a pas de sens, cette envie. Gabriel est en paix tu sais, et il y a une chose qu'il faut que tu saches. Je voulais te dire, Magnolia, que je suis heureux maintenant, et que je ne suis plus tout seul." Murmura le garçon, les yeux secs et un grand sourire aux lèvres enfin comme il se releva et fit un pas en arrière.

Il n'entendit pas le bruit léger d'un coeur d'or qui se brisait en deux, les cris de joie des enfants libres enfin qui s'en échappaient. Non, il n'entendit pas cela mais il observa l'homme et son enfant, leur visage contents finalement, leurs silhouettes graciles qui n'appartenaient pas à ce temps et leurs yeux si beaux, si clairs. Les murs de nouveau blancs, la fenêtre grande ouverte et les fleurs qui revenaient à la vie, leurs couleurs toujours plus vives, leur parfum imprégnant l'air. Il inspira profondément et marcha jusqu'à un bouquet d'où il tira une insignifiante, si petite, si fragile marguerite. Il la tourna entre ses doigts, songeur, et puis se retourna vers le fauteuil à bascule, vers Magnolia qui plongea ses yeux si vivants dans les siens. Alors le garçon vint à lui une toute dernière fois, grimpa sur ses genoux et embrassa sa joue, plaçant délicatement la petite fleur dans ses cheveux de soie. Un dernier cadeau, un dernier au-revoir, une odeur d'abricot si familière au nez et le coeur léger.

"Tu vas me manquer Magnolia, et Shahi aussi, et Gabriel. Je suis heureux de vous avoir rencontré, et tout ira bien pour moi, c'est promis.. Il souffla à l'oreille de l'homme, duquel s'échappa un rire léger, le premier depuis des siècles.

– Oh, mon petit oiseau chanteur, comme tu as bien grandi. Je te souhaites la même chose que je voulais pour tant d'autres; j'espère que tu vivras longtemps, et que tu seras éternellement satisfait." Confia Magnolia, un éclat de joie dans les yeux, si vif, si gai.

Il l'embrassa à son tour sur son front cette fois et Shahi à ses côtés lui prit la main, souriant lui aussi. C'était étrange et déstabilisant mais leurs silhouettes semblèrent se flouter et les yeux d'Asong se firent lourds, son esprit embrumé. Il se laissa aller calmement car il savait déjà ce qui se passait. Une dernière caresse légère sur son front, une voix qui murmurait à son oreille et Gabriel aussi disait au-revoir comme le garçon s'endormait pour de bon, bercé par une chanson qu'il connaissait par coeur.

Quand il se réveilla dans son grand lit, la fenêtre ouverte sur les eaux calmes de la jetée aux Ancolies, il trouva sur sa table de chevet une branche de magnolia grandiflora, ses fleurs d'un albe pur et aussi belles que celui qui avait été nommé après elles l'avait été.

FIN

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