10. Ce que le temps a pris et ne rendra jamais
La mémoire de Magnolia s'étiola comme tombèrent les dernières feuilles sur les arbres morts, comme l'hiver prit place et que son esprit s'égarait de nouveau entre les murs d'un manoir déserté et oublié. Pourtant Asong aurait voulu s'y plonger encore et encore, se noyer dans les souvenirs si heureux et si tristes qui avaient composé la vie de cet homme qu'il n'avait jamais connu et ne connaîtra jamais. Il perdit l'appétit, les yeux toujours un peu perdus, cherchant au loin sans jamais y trouver la silhouette du manoir à travers les arbres sombres. Lui qui n'avait jamais su qu'un corps pouvait être autre chose que douloureux et bleui, que des mains pouvaient toucher pour aimer et non blesser et qu'un étreinte pouvait être chez soi, cette fois, prenait tant de temps à réapprendre tout cela. Quelques mois seulement c'était trop court, ce n'était pas assez et pas juste.
L'automne était passé trop vite et les murmures de l'eau ne parvenaient pas à calmer ses nerfs à vif. Dans les marais une étrange agitation semblait peser sur les créatures qui y vivaient, sans qu'Asong ne s'en préoccupe vraiment. Il ne sortait plus calmer les enfants de la lune, trop occupé à rêver ses nuits dans un autre temps, et se perdait petit à petit, toujours un peu plus pâle, un peu plus maigre. Les âmes dangereuses qui sortaient à cette période de l'année se rendormaient petit à petit mais il ne vagabondait plus dans les hautes herbes et les lacs sombres, trop occupé à parcourir les chemins de la forêt. Il passait ses journées dans le jardin qui n'était pas le sien, désherbant et déracinant les mauvaises herbes et les ronces, arrachant les orties et les plantes qui avaient poussé sous le cerisier dans un effort de rendre cet endroit aussi beau qu'il l'avait été du temps de Shahi, seul et suffocant sous le poids des souvenirs qui chaque jour se faisaient plus rares. Un main dans ses cheveux, une voix au creux de son oreille, et c'était tout ce qui lui restait. Il ne parvint bientôt plus à distinguer les traits délicats de Magnolia et parfois se demanda s'il avait rêvé la silhouette assise près de sa fenêtre, souriante.
La mémoire d'une après-midi ensoleillée revenait pourtant encore, assis à ses pieds et jouant avec le tapis s'effilant sous ses jambes, les cheveux tressés et une chanson douce le berçant. Il en rêva encore et encore, chaque fois un peu plus différente de la fois d'avant. Certaines nuits il était seul avec Magnolia dans cette grande chambre beige, les volets ouverts et une odeur d'abricot alléchante au nez, et d'autres Gabriel était là aussi dans un coin de la pièce et le regard fixé sur eux, le visage impénétrable. Il ne disait jamais rien mais parfois, quand il pensait qu'Asong ne le regardait pas, il posait les yeux sur Magnolia et son expression se peignait d'une affection sans fin. C'était ces nuits-là qu'Asong aimait le plus, quand Gabriel était là, calme et heureux, et que les épaules de Magnolia restaient détendues. D'autres, rarement, Gabriel n'était qu'un bruit de pas dans le couloir, et toujours ces fois-là Magnolia semblait pris d'une peur incontrôlable, son visage tordu dans une grimace qu'il tentait tant bien que mal de dissimuler.
Asong se réveillait toujours avant que les bruits de pas n'atteignent la chambre, ignorant de ce qui arrivait ensuite.
Petit à petit cependant les plus beaux souvenirs s'effacèrent et ne restèrent plus que le bruit des pas dans le couloir et les mains tremblantes dans ses cheveux. Asong s'éveillait chaque fois plus pâle que jamais, transpirant et la respiration haletante, hagard. Ce matin-là, il descendit les escaliers et dans la cuisine ignora le verre de lait et le pain frais qui étaient là tous les matins, partant l'estomac vide et l'esprit plein. Le midi il déballa le repas préparé par sa mère et mis dans son sac la veille et il mangea lentement, picorant comme un petit oiseau par-ci par-là, les yeux portés vers les grandes fenêtres de la salle de classe.
Le chahut et le brouhaha en fond ne le dérangeaient pas. Il ferma les yeux et un court instant il était de nouveau au manoir, soupirant de joie. Trop tôt pourtant sonna la cloche de l'école, et les cours reprirent, monotones et longs. Asong était un bon garçon qui aurait aimé pouvoir plaire à ses parents en rapportant de bonnes notes, mais Asong était aussi un garçon qui grandissait, qui avait goûté pour la première fois à un véritable amour et se refusait à retourner supplier les miettes d'affection de ses parents, misérable et solitaire. Il n'écouta que d'une oreille, las, les manches glissant sur ses épaules plus minces, sur la palette de couleur que formait sa peau usée, et de ses doigts habiles joua avec les petites tresses dans ses cheveux. Il n'aurait su dire si c'était les siennes ou celles que Magnolia avait natté là pour lui, rêve et réalité une mince ligne qu'il avait eu tant de mal à distinguer ces derniers temps. Il ne guérissait pas en revanche, les plaies comme faites à l'encre indélébile sur sa peau fragile, une trace de ce qui avait été et serait pour une éternité à venir, et son père le voyait, hésitant presque quand il levait la main sur lui.
Sa mère aussi, mais elle ne disait rien et Asong non plus, des regards échangés parfois le soir, des non-dits lourds dans l'air et des biscuits encore chauds sur son bureau quand il rentrait de l'école. Asong l'aimait, de tout son coeur il aimait ses parents, et il mangeait les biscuits entre deux gros sanglots, une rivière de larmes cascadant sur ses joues comme il se goinfrait à en vomir.
Il n'allait pas mieux.
Un dimanche gris il entra dans la chapelle si fatigué, les yeux hantés par ce qu'il n'aurait su décrire, et quand il vit Camille au bout de l'allée, l'air défait et les pupilles pâles posées sur lui, les cheveux aussi sombres que l'étaient ceux de Magnolia, il ne put retenir une larme de couler, silencieuse et discrète. Il s'assit à côté de sa mère, ses beaux habits du dimanche sur le dos et bien coiffé, comme l'enfant parfait qu'il n'avait jamais été, et il sourit quand on le salua, le poids des yeux de ses parents lourd sur son dos. Toute l'innocence qui l'avait habité si longtemps semblait avoir déserté son corps et pourtant il tenait bon, les yeux rouges et les lèvres tirées douloureusement dans un sourire qu'il connaissait si bien, le coeur nostalgique et l'âme brutalisée de souvenirs terribles qui paraissaient appartenir à un autre enfant. Il lui semblait que tant de temps s'était écoulé depuis qu'il avait souri ainsi pour la dernière fois, alors persuadé que ses parents finiraient par l'aimer s'il était le bon garçon si souvent complimenté que les autres voyaient. Il entendit comme à travers une vitre la voix de Camille à son pupitre et les prières qui s'élevèrent dans l'air, sourd au chant des enfants dans leurs petites tuniques blanches et leurs souliers vernis, les cheveux blonds et le regard vide. Il ne cria pas, ne pleura pas, ne parla pas et ne bougea pas, seul dans cette petite bulle singulière. Comme s'il était déjà entrain de tout quitter, entrain de déserter son reflet dans les vitraux usés, et il put entendre son coeur craquer un peu plus lorsqu'il regarda Camille dans sa tenue de prêtre blanche et ses longs cheveux d'ébène et ne sut y voir Magnolia, l'âme en désordre, absent.
Il resta jusqu'à la fin car il n'en avait pas le choix, mais quand il se leva pour quitter les bancs de bois de l'église, on l'arrêta. Sa mère baissa vers lui un regard obscur et indéchiffrable, les lèvres pincées.
"Camille a proposé de te garder quelques heures. Une conversation avec le Seigneur te ferait du bien. Tu es pâle en ce moment." Déclara-t-elle, la voix morose, comme si elle ne savait vraiment quoi dire.
Il se rassit, toute force désertant son corps. Il n'aurait pu même lui dire non et il la vit quitter le bâtiment séparée de son père par une courte distance qui sembla aussi grande qu'une crevasse, fracturée par un quelque chose qui n'était pas là avant. Tous partirent peu à peu, avec un dernier au revoir cependant, un geste de la main dans sa direction ou un tapotement sur son crâne, comme s'il n'était rien de plus qu'une jolie poupée laissée là, oublié pour qui voudrait bien de lui. C'était le cas de Camille.
"C'est un piège difficile à éviter pour quelqu'un de si jeune, soupira Camille, venant s'assoir sur le banc à ses côtés, l'air morne de celui qui avait su avant que ça n'arrive ce qui viendrait. La mémoire des morts parfois est une chose merveilleuse, cajoleuse et pourtant si particulière. Tout ce dont tu aurais pu rêver, tout ce que tu n'as pas, elle te l'offre sans rien demander de plus en retour que de ne plus te voir partir. Ce n'est pas facile, de s'en détacher.
– Ce n'était pas moi, dans ses souvenirs... mais c'était moi qu'il aimait quand même, murmura Asong, enfantin et les larmes aux yeux.
– Tu ressembles à Shahi... mais tu le sais, n'est-ce pas ? Ce n'est pas de ta faute, et pas de la sienne non plus, s'il refusait de voir ce qui était juste devant ses yeux. Celui qui meurt ne reviens pas, et rien ne pourrait ramener le son de sa voix, ou le sourire qu'il avait. C'est une tragédie qui hante ce manoir et qui continuera de le hanter pour les siècles à venir. Tu n'es pas le premier à t'y perdre, Asong, et ne sera pas le dernier. Mais tu peux encore en revenir, ce n'est pas trop tard. L'automne vient à sa fin.
– Comment l'oublier ? Il me manque déjà, et me manquera jusqu'à la fin de mes jours, quand je ne l'ai connu que si peu de temps. Reviendra-t-il l'automne suivant ? Pourrais-je le revoir alors ? Demanda, plein d'espoir, l'enfant qui n'avait jamais été aimé avant.
– C'est folie que de vouloir y replonger, Song-song. Si tu ne fait pas attention, tu finiras par t'y noyer. Je ne peux t'aider, pas dans cela." Répondit le prêtre, détournant les yeux pour observer l'autel revêtu de blanc, songeur.
Il sembla presque parler d'expérience, et Asong se trouva curieux de savoir qui Camille avait perdu aux mains des souvenirs de ce qui n'était plus. Un ami, un frère, une soeur ou une amante, quelqu'un qui avait fait pâlir ses yeux de leur absence, quelqu'un qui aujourd'hui n'était plus là et ne reviendrait pas. Asong plissa le tissu fraîchement repassé de sa marinière, les yeux baissés, et ne posa pas de questions. Ils restèrent là, deux pauvres misérables laissés seuls dans ce monde qui leur avait arraché jusqu'au coeur, le silence entre eux aussi lourd que l'étaient leurs secrets, et ils se comprenaient. Mais c'était plus fort qu'Asong, sa curiosité prit le pas sur sa retenue et il ouvrit la bouche.
"Qui était-ce ? Celui qui avant moi entendait les murmures de la jetée ?" Interrogea-t-il faiblement, un tintement de cristal entre les murs qui résonna une seconde de trop.
Camille un instant se figea, pris dans une étreinte froide, et puis il se leva et marcha vers l'autel, enserrant dans sa main le chapelet aux perles d'or qui ne quittait jamais son cou. Ses yeux explorèrent les bancs vides et les vitraux colorés, peinés. Et puis.
"Ma grande soeur. Elle s'appelait Madeleine, et elle était la fierté de mes parents. Sais-tu ce que cela fait, Asong, de ne jamais être assez bon, ne jamais être à la hauteur ? Ah, je suis sûr que oui, regarde-toi. Madeleine était douce, intelligente et belle, et je n'aurais même pas su la haïr pour cela.
– Était-elle comme moi ?
– Aussi espiègle qu'un enfant, ça c'est certain. Mais elle n'a jamais pu voir les âmes du marais comme tu les vois, Song-song. Elle percevait des voix, des murmures, et parfois lui venaient des prémonitions, lorsque le temps se faisait propice. Je pensais que rien ne lui arriverait, je pensais que les limites de son don la garderaient en sécurité. J'avais tort. Il n'a suffit que d'un esprit un peu plus fort que les autres, un peu plus rattaché à ce monde. Un esprit, et une culpabilité à vouloir en mourir." avoua Camille, la voix pleine d'une rancoeur qu'il ne cachait plus, les poings serrés.
Asong se leva à son tour et vint se tenir à ses côtés, glissant sa petite main dans la sienne et levant les yeux vers lui. Sans avoir besoin qu'il ne lui dise, le garçon comprit ses mots.
"Était-ce Gabriel ? Celui qui l'a emportée ? Demanda-t-il, penaud.
– Oh, Asong... Non... Tu ne réalises pas la chance que tu as eu, Song-song, de ressembler autant au garçon que Magnolia avait pris sous son aile. Sans même s'en rendre compte il t'a protégé de la colère qui ne se tarit jamais de Gabriel. Mais tu te trompes encore, et je ne peux t'en dire plus. Madeleine était différente, et s'il n'y avait pas cela... Si rien n'était arrivé cet été-là, même le plus puissant des esprits de la jetée n'aurait pu la détourner de nous.
– Combien... combien de temps depuis, Camille ?
– Bientôt onze ans, répondit amèrement l'homme. Retiens bien ceci mon garçon, c'est une leçon qui te servira toute ta vie; on ne guérit jamais de ce qui nous manque. Tu apprendras à faire avec, à t'adapter, tu vivras avec toi-même et la nostalgie de cette vie. Mais la plaie créée sur la toile de ton âme, celle-là, tu la garderas toute ta vie. A défaut d'être dans ma vie, je vois le visage de ma soeur chaque nuit lorsque je ferme les yeux. C'est tout ce qui me reste d'elle."
Il leva les yeux vers le vitrail illuminé qui les surplombait, le visage détourné pour cacher le chagrin immense qui s'engouffra dans son regard soudainement, comme une crevasse sembla s'ouvrir dans son coeur et que tous ses chagrins s'en échappèrent, leurs chaînes si fragiles. Il resta là, la main dans celle d'Asong, et puis il reprit.
"Il y a des choses... qu'il vaut mieux laisser partir. Le passé ne sera jamais rien de plus que cela, et Magnolia n'est qu'un souvenir qui ne peut s'en détacher. Regarde-toi, Asong. Maigre, blafard, la tête ailleurs. Tu n'es pas heureux, pas depuis que tu es entré dans le manoir pour la première fois, et cette malédiction te suivra toute ta vie.
– Magnolia... Magnolia n'est pas une malédiction.
– Stupide enfant, soupira Camille, délogeant sa main et s'écartant de quelques pas. Gabriel n'est qu'un reflet, Asong. Son âme est brisée, déchirée par les souffrances de sa vie humaine, condamnée à errer ici jusqu'à la fin des temps. Mais ce n'est pas lui qui te retient, il n'en a pas le pouvoir. Celui qui force les âmes à rester dans la jetée des Ancolies, qui en a fait cet endroit maudit et dont le deuil n'a pas de fin, c'est Magnolia. Il ne peut se défaire des chaînes qui le retiennent, et si ce n'est pas de sa faute, il en restera toujours responsable. Son amour t'attirera à ta ruine comme il a attiré ma soeur à la sienne. Je t'aurai prévenu, Song-song."
Il s'éloigna sans un regard en arrière, laissant l'enfant seul dans la grande chapelle, les pensées et l'esprit chamboulés, la nausée au coeur.
Asong retourna ses paroles dans sa tête, et il songea à ce qu'il avait dit sur son apparence, sur son bonheur. Tu n'es pas heureux. Asong ne pouvait se rappeler de ce qu'était être heureux. Il était fait de milles moments de joie, avec son amie, avec les oiseaux, avec Magnolia et Shahi, mais pourtant quand il y repensa, il se demanda soudain s'il avait déjà été vraiment heureux. Et ses parents lui venaient à l'esprit, leur silhouette froide et rigide, lointaine, leurs yeux des puits sans fond. Ce n'était pas la mémoire de Magnolia qui l'avait rendu ainsi, pensa-t-il avec colère. Colère envers Camille qui ne savait reconnaître ce qu'était son bonheur, qui ne savait faire la différence entre réalité et illusions, et colère envers lui-même pour être si jeune, si naïf. Non, je n'étais pas heureux, mais ce n'était pas la faute de Magnolia. Magnolia, réalisa-t-il avec stupeur, lui avait appris qu'il était un enfant, qu'il devait être aimé et qu'il n'avait pas besoin d'être parfait pour cela. Gabriel lui avait montré qu'un enfant qui n'était pas aimé, qu'un enfant comme Asong n'était jamais heureux, comme il n'était jamais un bon garçon. Asong quitta la chapelle et les sentiments qui tournèrent dans ses yeux étaient aussi rouges que l'eau des marais de la jetée aux Ancolies.
Son père n'était plus là lorsqu'il sortit mais sa mère l'avait attendu, les mains serrées sur son sac à main en cuir, celui qu'elle ne prenait que pour des occasions spéciales et qu'elle chérissait tant. Elle avait mis la robe bleue qu'elle ne portait que certains dimanches bien particulier, et à ses oreilles brillaient les faux-diamants que son mari lui avait un jour offert. Peut-être lorsqu'ils s'aimaient encore et ne restaient pas dans cette maison sans âme uniquement parce qu'ils n'avaient pas d'autre choix. Le garçon marcha jusqu'à elle d'un pas rapide, les yeux baissés sur le gravier de la route. Une longue marche les attendait pour rentrer car la chapelle, située sur la terre contrairement à bien des bâtiments de la jetée, était aux limites de la ville, à la frontière de la forêt qui dévorait la vallée. Asong l'entama en silence, songeur, et à ses côtés sa mère était semblable à une poupée de papier, immuable, inexpressive, avec un petit quelque chose qui n'allait pas, qui n'était pas correct.
Asong ne le remarqua pas, cet air qu'elle avait, ces yeux qui se posaient sur lui quand il ne faisait pas attention. Elle l'observa, muette, et se dessina sur son visage une drôle d'expression.
"Que voulait le prêtre ? demanda-t-elle soudainement, la voix froide et indifférente, les yeux fixés sur l'horizon devant eux.
– Me parler de l'école, et savoir si je priais régulièrement le soir, mentit Asong avec l'aise de celui qui y était habitué, monotone.
– Hm. As-tu parlé de tes rêves avec lui ?"
Asong s'arrêta, surpris, et se retourna vers sa mère, levant les yeux pour la première fois depuis qu'il était sorti de l'église. Il ignorait que sa mère lui prêtait assez attention pour se rendre compte qu'il ne dormait pas bien, et n'aurait jamais pensé qu'elle remarquerait ce genre de choses. Il posa les yeux sur elle et son visage de marbre comme elle semblait si froide, si lointaine. Il oubliait qu'elle était sa mère si facilement, c'était vrai. Qu'elle l'avait porté neuf mois dans son ventre, qu'elle l'avait un jour chéri et attendu, qu'elle l'avait aimé. Ce n'était pas quelque chose qu'elle prenait goût à lui dire et c'était si facile de créer entre eux des barrières impénétrables pour protéger son coeur mais aussi leurs secrets, qu'il avait oublié qu'elle aussi était humaine.
"Pas vraiment... non." répondit-il, un murmure presque tant sa voix était basse, prise dans cette inquiétude mêlée d'un espoir déçu.
Il savait mieux après tout que de se laisser tenter, même un court instant, par l'idée absurde qu'elle pourrait lui demander cela parce qu'elle s'inquiétait pour lui. Il était un grand garçon maintenant, il connaissait à la lettre les règles de leur relation, les règles qu'il avait encore parfois du mal à ne pas enfreindre tant son envie de lui plaire était grande. Il rentra la tête dans les épaules et continua sur son chemin, devançant sa mère qui resta silencieuse à cela. Elle ne savait quoi lui dire et il n'aurait osé relancer la conversation, de peur qu'elle ne marche sans remord sur cet espoir si frêle qui naissait dans son coeur perturbé.
Bientôt ils arrivèrent au tournant qui d'un côté s'enfonçait dans les marais assombris par la clarté mourante du jour et de l'autre se dégageait, les quais apparaissant petit à petit, leurs structures sinueuses dessinant un labyrinthe sur l'eau d'où poussaient des lotus pâles. Asong s'arrêta, entravé par la transe qui le prenait lorsqu'il apercevait la forêt au loin, comme piégé dans un rêve qui s'emparait de lui soudainement. À la lisière des bois noirs il lui sembla apercevoir une silhouette endeuillée, vêtue de blanc et les cheveux si longs qu'on en voyait plus la fin, et un appel muet sortit de sa bouche sans qu'il ne puisse le retenir. Il fit un pas en avant vers elle mais soudain une main se posa sur son épaule. Sa mère dans son dos le regardait de ces yeux sombres qu'il ne saurait déchiffrer.
"Il faut rentrer, maintenant." déclara-t-elle, détachée et endurcie.
Asong la suivit comme un robot, les membres lourds et le regard toujours attiré vers ces bois d'où une voix chantait, la silhouette disparue parmi ses troncs noueux. Il trébucha sur ses pas et s'arrêta presque mais toujours sa mère le tira vers elle, insensible à son tourment, sa main enserrant la sienne dans une poigne qu'il n'avait jamais connue auparavant.
Comme ivre, il pensa alors que c'était la première fois qu'elle lui tenait la main depuis bien longtemps. Il ne pouvait se rappeler d'un jour où elle l'avait touché autrement que d'un baiser sec sur la joue certaines occasions particulières. Elle l'avait laissé venir seul sa première rentrée scolaire et toutes celles qui avaient suivi après aussi, et n'était jamais venue le chercher à la sortie. Il était resté seul alors, observant d'un air apathique les autres enfants qui embrassaient leurs parents et leurs souriaient, pensant qu'il était mieux qu'eux car les siens lui faisaient confiance pour rentrer tout seul, qu'il était grand. Il savait maintenant que ses parents n'avaient simplement pas pensé à venir le chercher, qu'ils l'avaient oublié et s'était servis de cette excuse pour se passer du chemin toutes les années suivantes. Il laissa son regard tomber sur la grande main qui enfermait la sienne dans une poigne ferme, pensant stupidement que peut-être aujourd'hui sa mère était d'humeur singulière. Qu'aurait-ce pu être d'autre, après tout ?
Elle ne faisait certainement pas cela pour le plaisir de lui tenir la main comme une mère le ferait avec son enfant, et Asong se savait capable de marcher seul jusqu'à la maison, lui qui l'avait fait des centaines de fois auparavant. Qu'est-ce qui avait changé, cette fois ? Était-ce cette infime hésitation qu'il avait eue au croisement et cette envie soudaine de quitter le chemin et partir vers le manoir, ce pas timide qu'il avait fait, persuadé un court instant d'y avoir vu Magnolia ?
Il n'aurait su le dire et le visage glaçant de sa mère le découragea de poser toute question. Il se laissa simplement guider, ses pas maladroits sur le bois humide, comme une marionnette à qui on aurait coupé tous les fils. Il ne regarda pas en direction du marais qui semblait le narguer, ignora comme il le put les murmures de l'eau et des âmes perdues. Le chant persistant du manoir semblait sans fin, enjôlant, doux et charmeur, et l'envie de se boucher les oreilles le démangea, retenue seulement par le fait qu'il ne pouvait dégager sa main de la poigne de sa mère. Mais enfin ils arrivèrent à leur maison, éclairés par les lampadaires le long des quais, le soleil descendu sans qu'Asong ne l'ai remarqué. Les volets étaient fermés et seule s'échappait une faible lueur à travers la fenêtre du salon, blanche et blafarde. La télévision, Asong n'en doutait pas, devant laquelle devait être son père, une bouteille à la main.
Sa mère tourna la clé dans la serrure sans un mot, sa main tenant toujours celle d'Asong, et lorsqu'ils entrèrent une bouffée de chaleur les frappa. L'odeur de l'alcool fort émanait de toutes les pièces, et les chaussures de son père étaient là, laissées à traîner au sol. Enfin Asong sentit la poigne sur sa main se desserrer et il s'échappa aussitôt, agile, vers les escaliers au fond du couloir. Si sa mère n'était pas ce qu'elle était, elle tenterait de le rattraper. Mais elle le regarda partir, un quelque chose d'absent dans les yeux, et elle ne dit rien.
Asong prit attention à ne pas faire craquer les marches sous ses pieds, souliers à la main, grimaçant chaque fois qu'il entendit le son de la télévision augmenter ou la voix grommelante de son père. Mais le voilà sain et sauf qui arriva à la porte de sa chambre, et toute la tension qui alourdissait ses épaules sembla soudain s'effacer. Il rentra les yeux baissés et lâcha ses chaussures par-terre, fermant la porte dans son dos. Quand il se retourna, la silhouette maladive de Magnolia l'attendait assis sur la chaise près de sa fenêtre ouverte, et sur ses lèvres se dessina un sourire triste.
"Dis moi, Shahi, es-tu heureux ?" Demanda sa voix distordue par les années, songeuse comme de ses yeux pâles il observa les marais sous la lune montante.
Et Asong, affamé d'amour, affamé de ce que tant d'enfants avant lui n'avaient jamais connu, se précipita vers lui et tomba à ses pieds, enserrant de ses petites mains ses longues robes blanches. Une larme roula sur sa joue et une main vint se poser avec toute la tendresse du monde sur son crâne, caressant ses boucles folles et calmant son coeur anxieux.
"Je voulais que tu sois heureux. Je voulais que tu grandisses différemment de Gabriel ou de moi. Avec toi, je voulais pour la première fois faire quelque chose de beau, et ne pas le détruire. Je n'ai jamais autant voulu quelque chose d'autre que ceci, mais tu sais ce qu'on dit. Peut-être que c'était prédestiné, déjà écrit. Peut-être qu'il n'y avait rien à faire." Soupira Magnolia, les traits délicats baignés dans les rayons de la lune montante au-dehors qui de ses bras les enlaçait affectueusement.
Asong inspira profondément, les yeux fermés et respirant l'odeur d'abricot qui envahissait peu à peu l'air. Les cheveux de soie noire de l'homme caressaient ses joues et ses mains, et il s'accrocha à ses vêtements comme un noyé à une barque de sauvetage, persuadé qu'un court instant suffirait à lui enlever. Dans la chambre sombre s'éleva la voix familière de Magnolia, et avec elle le chant qui accompagnait les rêves les plus doux d'Asong. Il resta là une éternité, aimé, réconforté. Heureux, un court instant, comme l'avait souhaité Magnolia des siècles auparavant pour un petit garçon pas si différent que ça. Et puis.
"Pourquoi pleures-tu, Asong ? Me pensais-tu immortel ? Mon destin était tracé et je l'ai ruiné de ma main comme j'en avais le pouvoir. J'ai voulu si longtemps mourir, rejoindre Shahi. Cela doit être si beau, tu sais. Couché dans l'herbe, les fleurs caressant ma peau, et ne plus rien écouter d'autre que le silence sans fin, main dans la main avec ceux que j'aime. Ne plus avoir d'hier et oublier les lendemains. Être en paix, enfin. Il n'y a rien de plus beau que d'être mortel, fait de moments brefs, fait de chagrins oubliables. Il ne faut pas pleurer, Asong." Murmura l'homme, la voix paraissant soulagée.
Au-dehors les criquets et les oiseaux nocturnes de la jetée aux ancolies prenaient vie, simples d'esprit et pourtant si heureux d'être, d'appartenir à quelque chose de plus grand. Magnolia fredonna de nouveau et il faisait frais, mais Asong ne sentit ni le vent qui s'engouffra par les fenêtres, ni le froid glacial qui s'empara de sa chambre. Il ferma les yeux bercé par les souvenirs de cette âme qui l'aimait tant sans même remarquer que pour la première fois Magnolia l'avait appelé par son nom, ses yeux pâles plus clairs qu'ils ne l'avaient jamais été et une ancolie bleue de vie dans ses cheveux. Le temps passa lentement et bientôt le garçon dormait à même le sol, appuyé contre Magnolia et la tête sur ses genoux. Les mains blanches de l'homme caressèrent ses joues et ses cheveux et il observa, éthéré, le visage de l'enfant, celui qui ressemblait tant à Shahi. Il y trouva des différences aussi, des choses que Shahi n'avait pas, une fossette creusée par un sourire si rare, une dent de lait qui n'était jamais tombée, des tâches de rousseur qu'il ne connaissait pas dans le cou fin du garçon. Il peignit ses cheveux, délicat, et dans ses boucles tressa multiples nattes, de ce geste qu'il avait fait milles fois auparavant pour un autre enfant. La nuit était fraîche, et dans la forêt de pins noir, une lumière était allumée à la fenêtre du manoir. Asong trembla, les lèvres bleues, et Magnolia sourit en sentant son pouls ralentir. Comme tu seras heureux, avec nous pour l'éternité, soupira-t-il dans le cou du garçon.
Au matin, sa mère entra dans la chambre et découvrit stupéfiée le garçon allongé sur le sol froid, la fenêtre grande ouverte et la pièce glaciale. Asong avait une fièvre haute et il semblait presque délirer, marmonnant des phrases sans queue-ni-tête. Sa mère le porta jusqu'à son lit et changea ses vêtements, le glissant sous l'épaisse couette et fermant prestement la fenêtre, et puis elle quitta la pièce. Elle ne revint pas. Asong resta là, transpirant et inconscient, et il ne rêvait plus. Il souffrait.
Pourquoi n'es-tu pas heureux, Asong ? demanda la silhouette distordue de Magnolia dans ses cauchemars, les sourcils froncés. Bientôt elle se mua en celle de Camille qui de ses yeux accusateurs le pointa du doigt. Madeleine, ma Madeleine, pourquoi toi et pas elle ? cria-t-il, amer et pleurant des larmes de sang. Le garçon trembla et ses membres se déchirèrent, plus petits soudain comme le visage sans vie de Shahi envahit son esprit, figé par une mort qu'il n'avait pas méritée. Toi qui me ressembles tant, toi qui me vole son amour, imposteur... murmura son coeur qui ne battait plus comme les ténèbres peu à peu l'emportèrent, un dernier soupir au bord des lèvres que l'esprit brouillé par la maladie d'Asong ne put saisir. La fièvre brûlante vola tout jusqu'à ce que ne reste plus que Gabriel, assis au banc qu'ils avaient partagé il y a une éternité de cela. Ce n'était pas l'enfant aux yeux d'or ni l'adolescent aigri mais l'adulte assagi par le deuil. L'homme las qui habillé de noir portait tous les jours une ancolie à la tombe de celui à qui il avait donné son coeur et qui ne l'avait jamais aimé en retour, celui qu'il n'avait pu malgré tous ses efforts garder à ses côtés.
Asong vint s'assoir à ses côtés, confus, un peu curieux aussi. Ses derniers souvenirs étaient flous, sa mémoire brisée par un quelque chose qu'il ne saurait nommer. Et puis Gabriel se retourna vers lui et dans ses yeux il y avait une lueur résignée, défaite, de celle qui connaissait déjà la fin.
"Fait attention, petit moineau. Regarde-toi, si frêle, si pâle. Tu n'es pas passé loin cette fois, et je ne peux t'aider plus que cela." Soupira-t-il, la voix basse et le coeur lourd, comme s'il se préparait déjà au pire.
Il posa la main sur le front d'Asong et grimaça en sentant sa température. Dans le jardin, les ancolies étaient en fleur, et le temps était beau. Il faisait grand soleil et Asong remarqua pour la première fois qu'il n'avait pas froid ici. L'air était doux, et le parfum des arbustes de fleurs envahissait l'air. L'herbe était aussi verte qu'elle aurait pu l'être, et soudain l'enfant fut pris d'une envie soudaine de se rouler dedans, d'être couvert de terre et d'insectes, de jouer dans les parterres de soucis et d'achillées et de grimper au tronc noueux du cerisier qui s'y prêtait si bien, heureux et insouciant comme un enfant aurait toujours dû l'être. Il était si fatigué.
"L'hiver vient, et avec lui mon influence sur le manoir et Magnolia se meurt. Bientôt je ne pourrais plus rien faire pour l'en empêcher, déclara Gabriel d'une voix sombre.
– L'en empêcher ? N'était-ce pas toi qui hantait le manoir tous les automnes ? Demanda alors Asong, curieux comme tout enfant l'était.
– Oh... j'oubliais que tu n'as pas tout vu... ce n'est pas de ta faute, moineau. Il reste des choses que tu ignores, des choses qu'il faut que je te montre, et nous avons si peu de temps..."
Gabriel se leva du banc de pierre, l'air ailleurs, préoccupé. Asong ne comprenait plus ce qu'il souhaitait lui dire, inquiet, mais tout de même le suivit. Ils s'engagèrent dans les dédales sinueux du manoir, passant devant d'innombrables pièces vides, et pourtant plus ils avançaient et moins Asong reconnaissait l'endroit. Vite ils arrivèrent à une porte vieillie par les années, le vernis fade, et Gabriel s'arrêta. Il se retourna, posant sur Asong un regard étrange, comme effrayé par quelque chose qu'il ignorait, et puis sa bouche se plissa en une ligne de détermination et il poussa la porte ouverte pour y entrer. Le garçon marcha dans ses pas, inquiet.
C'était une salle de classe, et les petits bureaux alignés furent la première chose que vit Asong. Des enfants de trois à six ans y étaient assis, penchés sur leurs cahiers et livres, studieux. À la tête de la classe se trouvait un vieil homme rabougri, probablement leur professeur. Ils étaient tous habillés du même uniforme et coiffés de la même façon, les cheveux plaqués sur le crâne, garçons et filles semblables. Gabriel cependant n'en pointa qu'un seul du doigt. Asong se rapprocha, et c'était une petite fille, six ans probablement. Des cheveux blonds et une peau de miel, un visage froncé par la concentration qui... ressemblait de façon surprenante à celui de Shahi et au sien, maintenant qu'il y pensait. Il se rapprocha et vint s'assoir à côté d'elle, curieux de la voir de plus près. Elle était si jeune et si jolie, comme un bouton d'or, et sa calligraphie était excellente pour son âge. Il se retourna vers Gabriel et la pièce bascula comme le souvenir changea.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, pris de nausée, le regard de feu de Gabriel était posé sur lui, et observant la pièce dans laquelle il se trouvait il reconnut immédiatement les murs pâles et les meubles de bois précieux. Il se retourna, s'attendant presque à rencontrer le sourire de Magnolia penché à sa fenêtre, et alors se figea. La petite fille était là, celle de la salle de classe, les yeux grands ouverts et aveugles, les lèvres bleues, allongée comme une poupée de chiffon sur le sol, immobile pour l'éternité. Assis sur sa chaise, le regard lointain et fredonnant, Magnolia observait quelque chose que lui seul semblait voir, souriant. Asong s'approcha, le coeur battant, les pensées chamboulées, et sur le cou frêle de l'enfant morte se dessinaient comme un joli collier coloré les traces de doigts de celui qui l'avait tant de fois réconforté et enlacé.
Il se détourna et vomit de la bile.
Sa respiration était haletante, brisée et entrecoupée de gros sanglots bruyants qui pourtant restaient bloqués dans sa gorge, et il n'osa plus relever les yeux et regarder Magnolia, craignant ce qu'il trouverait sur ce visage si beau et si cruel.
"Comprends-tu, maintenant, petit moineau ? Pourquoi je ne pouvais le laisser vivre, pourquoi ce n'était que bonté que de le laisser mourir ? Je n'ai jamais autant aimé quelqu'un d'autre que lui, et que faire alors si celui à qui j'aurai donné mon coeur me demandait celui des autres ? À la fin, il n'aurait su distinguer la réalité des rêves qu'il faisait et il voyait Shahi partout, certain que la seule manière de le garder près de lui était celle-ci. La folie qui le prenait ne pouvait être guérie, moineau, et les enfants du manoir... Oh, ne me regarde pas ainsi ! Si tu savais, moineau, si tu savais ! J'ai tout essayé, j'ai fait venir les meilleurs docteurs, les meilleurs savants pour tenter de le soigner... rien n'y a fait. Et ces enfants, il les attirait je ne sais comment à sa chambre, et quand ce n'était pas le visage de Shahi qu'il voyait... Vers la fin, il ne pouvait même plus me reconnaître, et les élèves du manoir disparaissaient sans fin. C'était pitié que de le laisser mourir, et pourtant." Avoua Gabriel, tourmenté, les larmes roulant sans un son sur ses joues pâles.
La pièce disparut, les yeux vides de la fillette la dernière chose que vit Asong, et de nouveau ils se trouvèrent sur ce banc maudit dans ce jardin éternel et utopique, à deux et le coeur déchiré. Gabriel baissa les yeux sur l'enfant, triste, si peu semblable à l'homme qu'il avait été dans la mémoire de Magnolia, la tempête qui l'avait animé toutes ces années semblant comme éteinte, vidée de toutes forces. Il n'était plus qu'un homme fait de chair et de sang, fait d'erreurs et de regrets, et Asong posa sa main sur la sienne.
"Que s'est-il passé ensuite ? Murmura-t-il, la voix éraillée, usée.
– J'ai grandi, bien sûr... Notre époque n'était pas facile, moineau, et de nombreux enfants mouraient fréquemment alors. Et puis je suis mort parce qu'il ne me restait plus que cela, et ce n'est que quand je me suis réveillé ici de nouveau jeune, enchaîné à cet endroit, que j'ai réalisé la raison de ces disparitions. L'âme de Shahi est en paix, moineau, malgré qu'il soit mort si jeune, et il n'y avait rien qui le retenait ici. Magnolia... Magnolia ne pouvait supporter cela, et la sienne s'est rattachée d'elle-même au manoir, au jardin que lui avait créé son enfant il y a si longtemps... Par son chagrin, il attire au manoir les enfants comme toi, moineau, ou comme la jeune fille qui vivait à la jetée il y a onze ans de cela, et il les aime tous du plus profond de son coeur, certes... mais il ne les laisse plus jamais repartir, et je ne peux rien faire contre cela.
– Alors... alors je ne suis pas le premier ?
– Loin de là, moineau, mais ce n'est pas de ta faute, comme ce n'était pas de la leur. Magnolia n'attire à lui que les enfants qui ont grandi comme lui, ceux qui n'ont jamais été vraiment aimés et ne savent plus ce qui est réel de ce qui ne l'est pas, et chaque ancolie sur sa tombe est un enfant qui sera toujours avec lui, piégé dans ce jardin sans sortie.
– Pourquoi... pourquoi la jetée, pourquoi nous en particulier ? Songea alors Asong, l'esprit chamboulé et parvenant à peine à faire sens de ce qu'il entendait.
– Ah, sourit alors tristement Gabriel, ne le sais-tu pas, moineau ? Shahi était un enfant de la jetée, abandonné à la lisière de la forêt un matin d'automne où Magnolia est descendu au village. C'est là qu'il l'a trouvé, et il l'a ramené au manoir aussitôt, le serrant dans ses bras avec tout l'amour qu'il ne m'avait jamais donné. J'ai cru bouillir de jalousie alors, et le temps m'a donné raison; Shahi a été aimé, et je ne peux retirer cela à Magnolia."
Gabriel rit, amer, et dans sa voix Asong lut toute la tristesse accumulée toutes ces années, aujourd'hui rien qu'un immense regret qui le rongeait petit à petit, brisant son âme un peu plus chaque fois que Magnolia aimait un nouvel enfant, tournait ses yeux pâles vers une autre âme fragile. Le garçon se rapprocha un petit peu de lui, et, inhabitué à ce genre de choses mais décidé, il l'enlaça de ses bras maladroits, du plus fort qu'il le pouvait et se serrant contre lui comme s'il était sa bouée de sauvetage dans le noir. Un hoquet de surprise échappa à l'homme qui un instant sembla ne pas savoir comment réagir, et puis il retourna l'étreinte, un peu malhabile lui aussi mais si, si aimant. Ce n'était qu'une petite chose et cela ne coûta rien au garçon, mais comme un rayon de soleil dans la tempête, il sembla disperser les nuages sombres dans les yeux de l'homme. Celui-ci essuya une larme solitaire qui lui avait échappé, un rire incontrôlable secouant toute sa poitrine, un peu fou aussi.
"Sais-tu... sais-tu, moineau, que tu es le premier qui a résisté à sa voix aussi longtemps ? Aucun des autres enfants n'a jamais su qui était Shahi, ni même mon nom, et je croyais tout espoir perdu, et pourtant... te voilà ! Si étrange, un peu perdu, un peu confus, mais si fort, si résistant ! Tu es le premier... le premier enfant pour qui j'ai eu de l'espoir, Asong. J'aimerais faire plus pour t'aider, j'aimerais pouvoir te dire que tout ira bien... mais tu es incroyable, petit moineau, n'est-ce pas ? Alors ne perds pas espoir, car à la fin il faut que tu vives, il faut que tu nous survives, Asong... ne deviens pas comme nous, ne te perds pas dans une obsession inutile... Et quand tu nous reverras, j'espère que tu auras tant de choses à nous dire, car tu auras vécu si longtemps... oh, Asong... ne reviens pas trop vite... sois heureux..."
Un dernier soupir échappa à Gabriel, et soudain le rêve se délia comme l'homme posa un baisé léger d'adieu sur le front de l'enfant, ses bras comme une couverture sur ses épaules, aussi doux et tendre qu'il n'avait jamais pu l'être de son vivant. La mémoire de Gabriel n'était plus, et avec lui tout l'espoir qu'il avait un jour porté. La fleur mauvaise qui avait grandi lorsqu'il était enfant fana.
Dans son sommeil Asong soupira, un sourire fragile aux lèvres, et sa fièvre mourut.
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