1. Mémoires de l'eau
C'était un beau jour pour mourir, songea l'homme allongé dans le par-terre de fleurs, ancolies et achillées, cyclamens et jonquilles sauvages, leur parfum lourd et étouffant. Il faisait frais encore car le matin se levait à peine, les rayons du soleil tendant des bras chaleureux derrière le couvert des arbres, et dans le vieux cerisier qui avait été là bien avant l'homme et le serait bien après, un rossignol chantait clair et fort pour celui qui ne le pouvait plus. À la plus haute fenêtre du manoir se dessinait une chambre vide, les rideaux tirés, mais l'homme pourtant y fixa ses yeux d'or, l'air un peu nostalgique, un peu triste. L'âge et le chagrin avaient tracé des lignes sur son front, et des mèches argentées transperçaient son épaisse chevelure bouclée. Il ne pouvait pas avoir plus d'un demi-siècle et pourtant dans ses yeux pâles se reflétait une vie entière, un puits de douleur et de peine, à peine touché par la lumière qui n'y brillait plus. Son souffle était court et sa poitrine se levait difficilement, un dernier effort de sa part comme il ferma les yeux, inspirant l'air du jardin que celui qu'il aimait tant avait chéri de tout son coeur.
Une fleur tomba d'une branche fine de l'arbre et vint se poser sur son front. Il soupira et une larme roula sur sa joue. Oui, c'était un beau jour pour mourir, seul dans ce grand manoir, seul et pourtant entouré de la mémoire de ce qui avait été brisé, la mémoire des morts qui hantaient les murs et murmuraient tant de souffrances à son oreille. Il ne les écoutait plus maintenant, mais le rire de grelot des enfants qui ne couraient plus dans les couloirs le suivait même ici, un écho de ce qui avait été, un écho de ce qu'il avait détruit de ses mains dans son obsession déchirante, dans son terrible amour, aveugle à tout ce qui n'était pas son désir si grand. Un monstre, comme il le voit si bien aujourd'hui.
Bientôt il sera en paix cependant. Il prit de grandes inspirations, l'esprit et le coeur léger, un visage souriant gravé derrière ses paupières, de ce sourire qui ne lui avait jamais été adressé et que pourtant il avait tant aimé. À ses oreilles s'éleva la mélodie joyeuse d'un autre vie, la voix d'un enfant et de son parent comme un dernier souvenir, comme un dernier adieu. Il posa la main sur son coeur, une branche de magnolia serrée contre sa poitrine, et un sourire se dessina sur ses lèvres comme petit à petit le poison prit possession de ses membres, envahissant son être entier, douloureux, lent. Il mourait, à petit feu, il mourait, et il faisait si beau, l'homme était si heureux enfin dans ce jardin fleuri. Sur la tombe de pierre à ses côtés, des marguerites poussaient.
Tant d'années plus tard Asong s'éveilla dans son lit, la fenêtre ouverte sur l'eau noire de la jetée aux Ancolies, et les dernières traces de son rêve disparurent comme le sommeil le quittait. Au matin, il avait tout oublié.
Asong, aux boucles blondes et aux joues roses, aux jambes frêles et aux mains habiles, enfant de la jetée des Ancolies, si jeune, si ravissant. Intelligent, aussi. Il savait par exemple que dans les bois au-delà des marais, là où le soleil ne touchait jamais que la pointe des pins sombres, se trouvait le manoir. Pas plus haut qu'un château, pas plus grand qu'un tas de pierre, les murs usés par le temps, la pluie et le lierre si haut qu'on en voyait plus les fenêtres : ainsi était le manoir. Déjà du temps de ses parents personne n'y habitait, et du temps de ses grands-parents avant cela. S'il avait un propriétaire, jamais celui-ci ne l'avait fait rénover, et jamais on avait vu une quelconque lumière à travers les carreaux brisés par le temps. Le garçon n'aurait su dire comment mais le manoir était debout, et tous le savaient ici. Peut-être simplement que cela faisait trop longtemps pour que quiconque s'en souvienne.
La jetée des Ancolies, silencieuse, savait garder ses secrets, et ainsi, des secrets il y'en avait à garder. Asong en était un et le manoir aussi.
Il n'y avait pas grand chose à dire sur Asong. Il était né durant une après-midi ensoleillée, et avait grandi fort. Il n'était pas particulièrement intelligent, ni particulièrement beau ou particulièrement malin. Rien n'aurait pu le distinguer du reste des enfants aux yeux pâles qui grandissaient au sein de la jetée, pas même ses mains si agiles et ses pas légers. Il avait appris à nager comme tous les autres enfants dans les lacs chauffés par le soleil de l'été étouffant qui s'abattait chaque année sur eux, familier des courants traîtres et des créatures malicieuses qui vivaient dans les eaux colorées des marais bordés d'ancolies et de roseaux.
Asong, tête blonde parmi tant d'autres, bronzé des jours passés dehors, était comme tous ceux qui plongeaient les yeux au fond de l'eau claire qu'ils savaient aimer et chérir, toujours plus envieuse, toujours plus demandante. Peut-être, alors, si ce n'était pas son visage innocent ou ses yeux de cristaux filés, était-ce cette façon qu'il avait de sourire, incongrue. Ce petit haussement des lèvres, moqueur, qu'aucun n'aurait pu supporter, cette façon qu'il avait de dire, sans un mot, qu'il savait. Car il savait, le garçon, il savait tout ce qu'il n'aurait jamais dû savoir. Les mensonges de l'un, les secrets de l'autre, les regards échangés en douce et les mots murmurés à voix basse sur le quai quand personne ne semblait être là. Et, peut-être, était-ce pourquoi il était toujours si seul, terriblement seul.
Il avait des parents, Asong. Il avait un père, ainsi qu'une mère, un homme et une femme qui n'avaient jamais su l'aimer comme ils auraient dû, toujours un peu trop effrayés, un peu trop froid, de ce mal qui les avait pris il y a si longtemps. Tristes, aussi, de ce qui aurait pu être et ne sera jamais.
S'ils l'avaient aimé un peu plus, peut-être le manoir n'aurait jamais pu l'enlacer si fortement, le garder si tendrement. S'ils l'avaient aimé un peu plus, peut-être qu'Asong aux ancolies fanées aurait su ne pas se laisser noyer. Mais ils étaient ce qu'ils étaient, et à la fin de la journée, ils ne lui souriaient pas.
Asong tourna son dos à sa fenêtre dans son sommeil. Il soupira et sur sa joue le rayon de lune qui le chatouillait caressa son visage d'une main légère. Sur l'oreiller ses cheveux éparpillés étaient encore humides, une odeur sucrée au bout des lèvres, l'air de rien. Ses yeux papillonnèrent, et, ah, il s'éveilla. Lentement, comme un chat le ferait, il s'étira. Ce n'était que le milieu de la nuit, et une brise douce souffla dans la chambre éclairée par la lune belle et ronde. Longtemps, il resta là immobile et silencieux, les yeux mi-clos et la respiration tendre. Sous ses paupières se dessinaient encore les dernières images colorées du rêve qui l'avait étreint toute la nuit, aimant, tendre. Ses doigts remuaient faiblement comme pour jouer de cette mélodie qu'il entendait au creux de ses oreilles, une berceuse qu'il ne saurait nommer et pourtant reconnaissait toujours plus aisément comme les années passaient et il grandissait.
Il faisait chaud, si chaud que son drap de coton repoussé à ses pieds lui collait à la peau et qu'une goutte de sueur roulait sur sa tempe. Trop fatigué pour tenter de ne serait-ce que bouger, presque assoupi et pourtant pas tout à fait, le bruit des criquets dehors et de l'eau qui courait dans les ruisseaux des marais enveloppa son esprit d'une torpeur lourde dont il ne saurait se tirer. Là, il était heureux, immobile dans son grand lit blanc. Bientôt le sommeil qui lui échappait avec tant d'ardeur le rattrapa de ses bras immenses, poignées de sable sur ses yeux rougis et enfin il s'endormit. Asong rêva.
Au matin, encore engourdi et le visage marqué par son oreiller, le garçon se rappellera que c'était un si beau rêve qu'il aurait voulu pouvoir rêver éternellement, que seul la mémoire d'une voix de soie lui revenait, et qu'il n'aurait su nommer ce sentiment qui fleurissait dans sa poitrine comme milles éclats de verre. Il quittera son lit, déception teintée de rouge, et sa fenêtre était ouverte, laissée comme cela la veille. Il se demandera alors si ce n'était pas le chant des bécassines qu'il avait entendu, et ne saura expliquer ce rouge traître sous ses yeux, deux traces jumelles sur ses joues pâlies.
Dehors s'agitait la jetée aux Ancolies. Il était encore tôt, à peine sept heure, que déjà la vie reprenait. Asong enfila son uniforme, et il avait oublié ses souliers vernis au pied de son lit, jetés avec nonchalance la veille quand il n'en avait pas tant eu besoin. Son cartable, il le savait, était adossé à sa porte, plein de ses cahiers et de ses crayons. La lanière hier s'était cassée et il n'avait pas eu le temps encore de la recoudre, alors il prit son sac par l'autre et l'enfila sur une épaule seulement. Il débarbouilla son visage, se débarrassa des rides du sommeil qui ne voulaient pas le quitter, et, ses barrettes rouges dans les cheveux il se pressa. L'heure tourne, tourne, tourne, trop vite pour lui, et déjà il était temps. Les pommes rouges sur le comptoir de la cuisine ne lui faisaient pas envie, et les visages pâles d'une mère et d'un père qu'il ne saurait appeler ainsi lui rappelaient qu'il ne fallait pas traîner. C'était un enfant qu'ils préféraient ne pas voir après tout, adorable, adorable et silencieux comme tous les enfants se devaient d'être, mais pourtant si détestable. Sa simple vue en était trop pour eux, qui à la place auraient voulu y voir une autre, et qui leur en voudrait ? Pas Asong, joli Asong, qui courait sur les quais de la jetée, le pas souple et les cheveux emmêlés.
Sonna la cloche de l'école, et tous les enfants heureux qui s'engouffraient dans les portes grandes ouvertes, le rire facile et la voix criarde. Le garçon aussi, parmi eux dans sa marinière et son foulard bleu autour du cou, petit garçon comme tant d'autres et pourtant si différent.
Assis à son bureau, trente comme lui sages comme des images et un professeur pour les instruire et leur apprendre l'art de se taire et d'obéir, il écouta d'une oreille et soupira sans fin. Ce n'est pas qu'il n'aimait pas cela, Asong, ce n'est pas qu'il ne voulait pas être un bon garçon. Simplement, parfois l'eau qui lui murmurait ses secrets était plus intéressante et alors il ne pouvait rien y faire, il écoutait les vagues calmes et pensait à la mer, pensait aux squelettes des amants dans la baie, pensait au pétrole qui s'était déversé à quelques kilomètres de là, aux dauphins qui se débattaient dans le filet de pêche des marins sans coeur.
Quand la cloche sonna il ne fut pas le premier sorti, et pas le dernier non plus. Asong était un bon garçon, disaient les professeurs.
Il ne devait pas rentrer pas tout de suite, bien sûr. Père et mère n'aimaient pas cela, le voir à la maison, être rappelés de sa présence indigne et monstrueuse, de ses yeux qui semblaient tout savoir et de sa bouche qui ne savait se taire. Non, à la place il vagabondait. Dans les marchés il trouvait toujours un secret à bien garder, une âme qui n'avait trouvé le repos, bavarde, bavarde, et puis, les marais aussi.
Les marais de la jetée aux Ancolies avaient cette teinte émeraude que leurs donnaient les plantes qui y poussaient abondamment, vivaces et coriaces. Les roseaux se pliaient au vent et les oiseaux qui venaient s'y percher, légers, fragiles, aimaient à babiller aux oreilles du garçon des heures durant. L'eau avait sa volonté propre et enlaçait ses chevilles avec tendresse, ses bras infinis un étau sur sa peau qui semblait un jour prison, un jour amante. Les créatures qui y vivaient, elles, avaient toujours tant de choses à dire. La jeune femme qui s'y était noyée il y a tant d'années, la mémoire persistante et le sourire craqué, pouvait parler pendant des heures des souvenirs qu'elle avait partagé ici dans ce creux près de l'arbre bossu, sous les feuilles ensanglantées des saules pleureurs d'automne. Parfois, le garçon pouvait la surprendre le regard las, l'air de quelqu'un qui avait attendu et attendu et qui maintenant ne voulait plus que rentrer.
Asong mieux que quiconque pouvait comprendre, et puisqu'il était si seul lui aussi, il visitait son petit coin de marécage le plus souvent possible. Elle n'était pas la seule à vivre dans les eaux troubles de la jetée aux Ancolies. Des âmes martyrs qui ne voulaient pas mourir, il y en avait à la pelle ici. Les enfants qui hurlaient toutes les nuits de nouvelle lune, les yeux blancs et le ventre vide, Asong leur chantait des berceuses pour mieux les endormir et les bordait dans leur lit de ronces et de jonquilles. Les chiens qui couraient avec lui le long des plages de sable de la mer bleue, les pies bavardes qui lui offraient des trésors qu'il ne pouvait tenir au creux de ses paumes, et les ombres à peine visibles des soldats qui étaient morts il y a trop longtemps pour que quiconque s'en souvienne, dizaines là à errer sans but. D'entre eux, il y avait aussi l'étrange homme qui le fixait des yeux chaque fois qu'il passait non loin de la baie où dormait l'hydre. Celui-là, Asong ne s'en approchait pas. Il y avait des âmes qu'il valait mieux laisser seules, seules à se débattre dans leurs vices et leur désespoir, seules à revivre leurs derniers moments encore et encore dans un cycle éternel.
Entend, murmurent les bécassines des marais, entend comme le vent souffle aujourd'hui. C'est qu'il y a de l'agitation dans les bois, et le garçon le sait, car c'était fréquent à cette période de l'année quand l'automne n'était pas encore là mais que l'été se mourait, que le ciel se teintait de rouge et que les marais se rappelaient alors qu'il fut un temps où les enfants noyés et les foyers déchirés étaient communs. D'ordinaire Asong restait terré dans sa chambre durant ces moments de silence où le marais semblait se figer dans une transe intemporelle, mais parfois même le coussin le plus épais de son lit ne pouvait boucher le bruit des cris déchirants. Il savait d'où provenaient ces cris, le garçon, et il reconnaissait sans mal le timbre perçant d'enfants malchanceux. C'était le manoir, le manoir haut dans la forêt qui se déchirait et se reconstruisait, souvenirs après souvenirs, goutte de sang après goutte de sang, âmes après âmes. Il y avait dans ce manoir des choses qu'il ne saurait décrire, et c'était pour le mieux lui murmurait le marécage. Asong était un garçon curieux, mais avant cela, il était un bon garçon, et les bons garçons font ce qui est bien pour eux.
Pourtant, ce n'était pas comme si personne ne savait que le manoir était là. Asong avait entendu un nombre incalculable de fois ses parents en parler, et même-là, tressant les cheveux de la jeune femme au coeur brisé et aux poumons noyés, elle lui contait avec tant d'ardeur les plus beaux jours de sa vie passés dans cet endroit. Quand elle était demoiselle et que son amant était damoiseau, quand elle le rejoignait dans la plus petite cour du pavillon aux hortensias et qu'il lui offrait des perles et des diamants, quand le manoir alors n'était qu'un lieu parmi tant d'autres, qu'une passerelle pour elle et son homme aux mots doux, oh, que c'était beau, elle disait. Asong voulait la croire, ne pouvait savoir, lui si jeune. Elle aimait les fleurs qu'il avait mises dans ses cheveux mouillés, et elle lui disait que s'il avait été un peu plus vieux, un peu plus pâle, il aurait ressemblé au garçon qui lui ouvrait toujours la porte de derrière pour la laisser entrer, le garçon dont elle ne pouvait se rappeler le nom et qui avait été si jeune quand tout avait changé. Il avait des marguerites dans ses cheveux noirs, cet enfant.
Elle ne savait plus ce qui avait changé. Elle était déjà là alors, seule et abandonnée par l'homme qu'elle aimait tant, dépouillée de tout et la robe blanche salie par les eaux sales du marais dans laquelle elle vivait désormais. Elle ne pouvait pas lui en dire plus, non, non, c'était tabou, c'était dangereux, et elle aimait tant Asong, que lui adviendrait-il s'il venait à disparaître ? Elle lui caressa les cheveux avec affection et le poussa de la main en direction des quais de la jetée, des lanternes qui brillaient au loin dans la nuit tombante. Il était si tard déjà et Asong était si petit, si fragile. Il fallait rentrer maintenant, vraiment, elle insistait. Et le garçon rentra.
Dans sa chambre sombre, dans sa maison silencieuse, il n'entendait pas les murmures de ses parents ni le bruit de l'eau au-dehors. Il n'entendait que l'émerveillement dans la voix de son amie quand elle décrivait cet endroit qu'il n'avait jamais vu, qu'il ne pouvait même imaginer et qui pourtant le faisait se languir ainsi. Il se coucha les cheveux mouillés d'avoir tant nagé et le drap au sol, la fenêtre ouverte et les souliers souillés de terre et de boue, soupirant. Il voulait plus, il voulait tout, tout ce qu'elle aurait pu lui dire. Mais elles étaient comme ça, les créatures du marais. Elles se rappelaient encore et encore de ces moments qu'elles avaient vécus il y a si longtemps, et plus elles se rappelaient, plus elles en oubliaient le reste. Il y avait des choses que son amie préférait oublier et ainsi Asong n'en savait pas plus. Le manoir, le manoir dans ses rêves était là pourtant, une présence omniprésente qui ne le quittait jamais des yeux, une entité qu'il ne saurait combattre et qui l'avalait tout entier. Il se débattit dans ce noir, et il rêva. La voix de ses souvenirs chantait, un peu fragile, un peu lointaine, et il y avait des mains dans ses cheveux, des mains tendres qui l'apaisaient. Il était aimé. Il rêvait.
Dans son rêve, le soleil filtrait à travers les volets bleus et venaient éclairer la chambre aux murs blancs. Dans la chaise à bascule qui se balançait, un châle d'un bleu vif était posé sur les épaules d'une silhouette qu'il n'aurait su décrire. Ses yeux, comme changés, ne pouvaient se fixer sur une image ou une autre, tourbillon de couleurs qui lui volait le sourire qu'il savait si familier. Il était à genoux pourtant, la tête lourde et affaissée contre des robes pâles. La voix brisée d'un autre s'éleva comme un chant, et il la reconnut ; c'était celle qui lui avait chanté tant de fois cette berceuse intemporelle qu'il aimait tant. Oui, la silhouette sombre chanta, et Asong rêva. Des pas sur le bois verni au-dehors, dans le long couloir qui menait à la chambre qui n'était pas la sienne, pas rapides et forts, comme ceux d'un adulte qui savait ce qu'il cherchait. Les mains dans les cheveux du garçon se figèrent, et Asong ferma les yeux. Il ne rêvait plus, alors.
Il s'éveilla dans sa chambre qu'il connaissait si bien, dans son lit aux draps de coton et la fenêtre grande ouverte sur l'eau bleue de la jetée aux Ancolies. Ses yeux le brûlaient et son visage était bouffi de sommeil et d'autre chose. Il avait pleuré. Il se leva, encore transi de sommeil et d'un froid qui se répandait dans tout son corps, envahissant ses os de la pointe de ses orteils à son cœur qui battait de tout son fort. Les oiseaux chantaient dehors, il tira sur la fenêtre pour la fermer et les rouges-gorges minces aux ailes écorchés vinrent se poser sur l'abattant pour mieux lui murmurer leurs torts. N'écoute pas les songes qui ne sont pas à toi, disaient-ils de cette façon étrange qu'ils avaient de s'exprimer, tous en coeur et les yeux vides de vie, ne les écoute pas et écoute-nous qui t'aimons tant, écoute comme nous prenons bien soin de toi et aie confiance. Il avait confiance, Asong, en ces âmes qui ne lui voulaient pas que du bien, et peut-être même avait-il trop confiance parfois, mais il était un bon garçon.
Aujourd'hui ne sonnait pas la cloche de l'école, mais il enfila quand même sa marinière tachée et ses souliers noirs, barrettes rouges et lacets bleus. Il quitta la maison au bout du quai et s'aventura au-delà, dans les marais émeraudes. Il faisait chaud ce matin, trop chaud pour un début d'automne, et il transpirait sous ses vêtements. L'odeur épaisse et écoeurante du marais et des morts qui y vivaient s'élevait comme les insectes couraient à leurs affaires et que les animaux s'éveillaient. Il était encore tôt. Las de vagabonder, le garçon se reposa sur un arbre couché, ses chaussettes et ses souliers dans une main, de l'eau jusqu'aux chevilles. L'eau des marais n'était pas plus propre que celle de la mer, mais le garçon savait la naviguer, savait où passer et quels endroits éviter, savait soigner les plaies qui se formaient sur ses petits pieds blancs et les piqûres d'insectes un peu trop virulent. On trouvait fréquemment des accès de paludisme chez les moins prudents des habitants de la jetée aux Ancolies, particulièrement au plus chaud de l'été, quand les tensions se relâchaient et que les plus gros travaux étaient finis. Asong était un bon garçon qui n'était jamais malade.
La mâtinée était à peine entamée, et seules quelques âmes passaient non loin. Il ne voyait pas signe de son amie aux cheveux emmêlés ou des oiseaux avec lesquels il bavardait si souvent. Une drôle de transe semblait s'être abattue sur les marais, comme une chape de plomb qui pesait dans l'air. Le temps semblait passer plus longuement et le murmure de l'eau paraissait s'être tari, les roseaux immobiles et les ancolies d'une couleur pâlie. Asong quitta son perchoir, curieux, et s'engouffra dans les hautes herbes, le pas sûr. Quelque chose n'allait pas, il pouvait le sentir, et cela ne lui plaisait pas. Au-delà des étangs marécageux la forêt prenait une allure sombre, différente, et on n'entendait plus une branche craquer, comme si la jetée entière retenait son souffle dans l'attente longue de quelque chose.
Et puis. Comme s'éleva un murmure dans le vent, Asong se redressa, sur la pointe des pieds, l'oreille tournée vers le bruit. Oui, c'était une voix que portait la brise, déformée, triste. Il se détourna de son chemin et se tourna vers elle, écoutant de ses deux oreilles, comme hypnotisé.
Pris dans son élan et dans une torpeur qui ne lui ressemblait pas, il quitta vite le couvert des marais, proche maintenant de la lisière des bois, ceux qu'il n'aurait jamais approchés en temps normal. Son souffle se coupa, sa respiration se fit plus faible et ses jambes commencèrent à le lancer, ses pieds agiles dans l'eau peu profonde qui se teintait de rouge à chaque pas qu'il faisait en plus. Il saignait mais ne s'en préoccupait pas, l'esprit entier sous cette cage de fer qui l'encerclait tout entier et l'empêcher de voir raison. Là, il entra dans la forêt, celle qui abritait des âmes sombres, des âmes dangereuses, de celles qui étaient là pour une raison bien différente de celle des autres. Il grimpa, grimpa la montagne qui encerclait la vallée, et les minutes se confondirent, le temps se pressa entre les mains d'un dieu satisfait de son jeu. Bientôt il se trouva si loin dans le coeur de la montagne, essoufflé et le coeur battant à mille à l'heure, que même la lumière lointaine d'un soleil plus haut qu'il ne devrait l'être ne put plus l'atteindre. Là seulement il s'arrêta et regarda autour de lui, confus et surpris soudain de se trouver là, et il ignorait alors ce qui l'avait pris, cette main qui s'était emparée de son coeur et de son esprit et l'avait conduite là. Mais, ah, regarde Asong, regarde cette silhouette qui se dessine entre les arbres, résonna la terre morte. C'est le manoir, c'est la mémoire que tu as perdu, c'est chez toi. Bon retour à la maison, Asong.
Et il était là, le manoir. Immense de sa splendeur, des ruines d'un autre temps, de bois et de pierre, assailli par les ronces et le lierre grimpant, il formait une seconde montagne à lui tout seul dans cette forêt qui n'était pas tout à fait vivante mais pas tout à fait morte non plus. C'était une vision qui le prenait à la gorge, brusque, cruelle, il ne sut s'en remettre, s'agrippa de toutes ses forces à l'écorce noircie de l'arbre le plus proche. La bile lui monta à la bouche et le goût du sang sur ses lèvres se fit plus fort, le sol dur sous ses pieds nus et écorchés, la brise caressant sa nuque trempée de sueur et ses cheveux humides collant à son front. Ah, il soupira.
Enfin, petit pas après petit pas, il s'approcha du manoir. Il ignorait pourquoi son coeur battait la chamade ainsi, ignorait le sentiment féroce qui s'emparait de lui et lui montrait le chemin si aisément. Lui qui n'avait jamais auparavant mis un pied ici retrouva avec un sentiment de familiarité immense l'entrée cachée par les débris tombés et les ronces par dizaines, s'y engouffra facilement avec agilité et entra dans le bâtiment comme s'il entrait chez lui. L'intérieur froid et inconnu, le sol parsemé de verre brisé, les couloirs tapissés de rideaux pourpres délavés par le temps et les racines qui s'étaient frayées un passage entre les dalles, tout cela, si familier. Il reconnaissait les tournants sans fins et les murs qui avaient tant changé, il reconnaissait la vue à travers les vitres en pièces. Il n'aurait su nommer cette émotion qui naissait en lui si ce n'était une mélancolie intense qui s'emparait de lui et ne le lâchait plus, l'air de rien.
Et là soudain, ce sentiment de nouveau. Il s'arrêta brusquement, persuadé que son esprit lui jouait des tours, le visage tordu dans une grimace de surprise. Mais, ah, qu'entendait-il ? Au loin, venant du plus profond du manoir, une voix s'éleva. Douce, un peu étrange, singulière et ténue. Le garçon s'avança, surpris. Que faire ? Le manoir était abandonné depuis si longtemps, tout le monde le savait, le fait que le garçon se trouvait là n'était qu'un accident qui ne se reproduirait pas. Qui, alors, oserait s'aventurer ici et braver le courroux du seigneur inconnu de la jetée des Ancolies ? Asong fit quelques pas en avant, curieux, avant de s'arrêter brusquement. Seulement... il lui semblait reconnaître ce chant. Tendant l'oreille, il se fit le plus silencieux possible et accéléra le pas, souple et léger sur ses pointes. Le son provenait d'une pièce d'où s'échappait un rayon du soleil, tout au fond du couloir le plus éloigné de l'entrée, et le garçon se rapprocha à pas de souris jusqu'à pouvoir passer la tête dans l'entrebaillure de la porte, assailli aussitôt par le soleil qui auparavant était caché par le couvert des arbres. Dans son dos, les silhouettes translucides d'enfants qui lui ressemblaient tant se faisaient plus petites.
Une fenêtre était grande ouverte, laissant entrer une brise légère et donnant sur le flanc de la montagne qui menait à la jetée. D'antiques commodes, coiffeuses et bibliothèques meublaient la pièce large, ainsi qu'un lit immense entouré d'un voile de lin blanc. Et la source de cette voix qu'Asong ne pouvait s'empêcher d'aimer était là aussi, assise dans le fauteuil à bascule, un châle bleu sur les épaules. Deux yeux pâlis par les années et les chagrins se tournèrent vers lui et un sourire alors se dessina sur la bouche fine. C'était un homme sans aucun doute, à la silhouette élancée et vêtu de blanc. Une couronne de myrtes et de fleurs d'oranger ornait son front, blanc sur noir d'encre, et ses cheveux, ah, ses cheveux étaient sans fin, une rivière de noir intense sans même un reflet. Il y avait, songeait immédiatement Asong, quelque chose d'un peu brisé, quelque chose d'un peu dérangé et d'incertain dans ces pupilles sombres, un rien de maladif, un rien de sensible. Un regard étrange, un regard posé sur lui. Il frissonna et s'avança, comme dans une transe.
"Shahi ! Shahi, comme tu es en retard, mon enfant ! Il est déjà presque midi, n'as-tu pas honte ? Mais viens, viens me voir, raconte-moi ce que tu as vu, raconte moi ce que tu as fait, et laisse-moi arranger tes cheveux. Dans quel désordre tu t'es mis ! Ah, Shahi, tu ne changes jamais..." soupira l'inconnu qui semblait le connaître, tendant deux bras blancs vers Asong comme pour l'inviter à se rapprocher, comme pour mieux l'enlacer.
Muet, Asong vint le rejoindre, obéissant comme il l'avait toujours été et l'air stupide alors qu'il se tenait debout à ne plus savoir quoi faire. Deux mains frêles aux doigts longs et fins agrippèrent son bras et le tirèrent, et à genoux alors Asong se retrouva, hébété. L'homme riait, un rire douloureux qui au garçon lui arracha le coeur, et de ses mains habiles démêla ses boucles blondes, d'une délicatesse et d'une patience qu'Asong n'avait jamais connus auparavant. Il effleura de ses doigts la nuque fragile de l'enfant et sans rien lui dire embrassa son front, penché vers lui. Ah, et il s'affaissa soudainement, Asong, soupirant et s'adossant aux jambes qui le soutenaient, la tête posée sur les genoux de l'inconnu. Un souffle léger sur sa nuque, et il murmura au creux de l'oreille d'Asong.
"Et bien, Shahi, si fatigué déjà ? Ne me fait pas attendre, raconte-moi... Tu as promis, as-tu si vite oublié ?"
Shahi lui avait promis, à l'homme, n'est-ce pas ? Il avait promis de tout lui dire, par ses mots de lui peindre le paysage au-dehors, les fleurs bleues et les arbres sans fin, le ciel éternel et les oiseaux colorés. Shahi avait promis, et si ce n'était pas le cas d'Asong, lui qui n'avait jamais connu une telle tendresse et s'en retrouvait soudainement dépourvu ne put se résoudre à ignorer cette voix empreinte d'une solitude et d'un chagrin sans fin. Il parla alors, la voix rauque d'abord, hésitante et bégayante, et décrivit par milles mots les merveilles de la jetée, tout ce qu'il voyait jour après jour, tout ce qu'il découvrait, tout ce qu'il savait de la vie dans les marais, de ses amis au coeur tendre et des animaux qui l'aimaient tant. Si ce n'était pas ce que Shahi aurait dit, ce qu'il avait entendu il y a tant d'années, l'homme en fit fi, tressant avec douceur les cheveux du garçon et fredonnant chaque fois que la voix d'Asong se faisait plus faible. Il ferma les yeux, soudain terriblement fatigué, soudain un peu plus conscient de la douleur lancinante qui traversait ses chevilles et de la plante de ses pieds déchirée par la végétation et le sol dur de la forêt de pins. Un tremblement douloureux s'empara de son corps et un gémissement franchit la barrière de ses lèvres, ses mains enserrant d'une poigne de fer les robes blanches de l'homme.
Le fredonnement s'arrêta et les mains dans ses cheveux qui ne faisaient plus que les caresser tendrement se figèrent un instant, avant de toucher sa joue du bout des doigts. Et puis, ce chant qu'il entendait dans ses rêves, ce chant qui lui rappelait qu'il était rentré, enfin. Ses muscles se détendirent et le garçon soupira, oubliant toute la douleur physique qui l'accablait tant. Ses pensées étaient confuses, brouillées, et seul restait le son de la voix doucereuse de son hôte. Milles choses reposaient non-dites entre eux, milles pardons et milles mercis. Asong n'était pas Shahi, Asong ignorait même jusqu'à ce nom qu'il n'avait jamais entendu, et pourtant, là dans cette chambre immense et enlacés par les rayons d'un soleil intemporel, aux pieds d'un inconnu qui l'aimait plus fort qu'il n'avait jamais été aimé, il était chez lui. Les enfants dans l'ombre pleuraient, et Asong rêvait.
Des bruits de pas soudain se firent entendre du couloir et le chant s'arrêta. La torpeur qui avait envahi le garçon, cependant, sembla prendre possession un peu plus de lui à chaque pas se rapprochant. La main sur sa joue tremblait, il pouvait le sentir, et le souffle de l'homme se fit haché aussi, paniqué. Il resta muet cependant, pas un mot adressé à Asong qui peu à peu perdit conscience. Au bord du gouffre qui l'envahissait, il chuta et seul resta ce froid qui l'avait envahi quand une voix s'était élevée si près de leur chambre, si près d'eux. Elle ne demandait qu'une seule chose, cette voix cruelle et dure comme pierre, une seule simple chose, un mot unique qui fit trembler l'inconnu. Magnolia, elle appela.
Asong ne rêvait plus.
Asong s'éveilla seul, couché sur un tapis qui avait vécu de meilleurs jours dans une chambre aux meubles détruits et qui n'avait pas vu de vie depuis des années. Il n'y avait personne dans la chaise à bascule en rotin qui pourrissait dans un coin de la pièce ni dans le couloir qui menait à la chambre, et la fenêtre était fermée. Le soleil n'atteignait pas la pièce, caché derrière les pins immenses. Asong se releva, dépoussiéra sa marinière et son pantalon et passa une main distraite dans ses cheveux. Mais, ah, était-ce une tresse là, au milieu des boucles folles, retenue par une fleur pâle ? Asong ne savait quoi en penser et quitta la chambre l'esprit encore brumeux et le regard vague. Il avait rêvé, oui, rêvé d'un chant et du manoir, rêvé d'un homme qu'il ne saurait reconnaître et qui l'appelait Shahi avec autant d'amour qu'un père pour son enfant. Magnolia résonnait dans ses oreilles comme le timbre familier d'un prénom entendu mille fois et pourtant singulier. Comme cela lui allait bien, le garçon se prit à penser. Magnolia, délicat et tendre Magnolia qui lui chantait des chansons et lui tressait les cheveux sans rien demander de plus en retour que de connaître les merveilles du monde de dehors. Magnolia, vêtu et couronné de blanc, aux cheveux si longs qu'on en voyait plus la fin, au sourire un peu tordu, un peu brisé, et aux yeux pâles. Magnolia.
Asong repartit du manoir le coeur un peu plus plein, l'esprit un peu plus clair et les pas un peu plus légers. Il fredonna une comptine entre ses dents et la forêt était silencieuse, endeuillée. Asong quitta le manoir comme il y était entré, les pieds ensanglantés et l'air de rien, et il savait qu'il y reviendrait.
* Illustration par @vitiass sur Twitter
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