Chapitre 8

Le Grand Hôtel Liberty s'était apprêté, ce soir-là, de sa plus belle parure ; pareil à ces gens qui brillent par leur apparat, Liberty était clinquant. Des luminaires, chauds et orangés, lustres de cristal et grandes sphères ocres, couvraient la salle principale – vaste espace où déambulaient les convives – d'un voile feutré ; des longues étoffes de velours pourpre jalonnaient les murs, tenaient par les bras immobiles des imposantes statues de marbre – effigies revisitées des déesses et dieux grecs, dans leur nudité sans pudeur et leur sveltesse sensuelle ; et de part et d'autre de la pièce, des psychés démesurés, encadrés par une arabesque baroque, noyée dans les détails entrelacés de l'ornement.

Et dans un coin, plus bondé de personnes qu'ailleurs, se trouvait le bar ; lui non plus n'était pas en reste. Une large voûte semblait contenir sous son arche un tout aussi gigantesque comptoir ; il y avait certes l'habituel mur de spiritueux et de liqueurs, mais celui-là n'avait rien de comparable à ces autres vulgaires présentoirs. Il y avait là, sur ce mur de verres flamboyants et colorés, tout un éclat d'émeraude, de rubis et de saphir, de grenat et de topaze ; et, juste au-dessus, un toit de végétaux, de plantes tombantes, un exotisme des pays lointains transposé dans le grand luxe de l'occident.

Les six barmans – vêtus d'un même costume, rouge et classieux – suivaient, d'un professionnalisme sans faille, les commandes qui tombaient en avalanche ; c'était service au bar. L'alcool coulait à flots, semblait intarissable ; et, quand des bouteilles vides étaient envoyées à l'arrière-boutique, d'autres, toutes neuves, sortaient du dessous du bar, comme par magie.

Les discussions s'entremêlaient, se mélangeaient aux cliquetis cristallins des verres qui s'entrechoquent, aux rires et aux éclats de voix, et au jazz feutré, qui se jouait en toute sobriété, par des haut-parleurs dissimulés au plafond. L'air était chargé de cette chaleur d'étuve, de cette atmosphère festive, qui se chauffe par la promiscuité distinguée des grandes soirées mondaines ; et l'on osait libérer un ou deux boutons des gilets, pendant que les dames s'éventaient avec leurs larges éventails en dentelle.

Esther, dans une courte robe noire, sobre et élégante, se tenait à l'écart de cette foule compacte. Un verre de champagne à la main, son petit sac à main de l'autre, elle regardait, de son œil calculateur, ce beau monde se mouvoir, se côtoyer ; grande prédatrice qu'elle était, Esther attendait le moment idéal pour engager la discussion avec le père Fiasco. Elle l'avait jugé trop sobre encore, en plus de rester trop près et trop longtemps auprès d'Otis ; c'était à se demander s'il n'avait pas flairé les desseins audacieux et interdits de la femme.

Mais elle croisa un regard perçant en balayant la salle ; elle portait sa flûte de champagne à ses lèvres, nonchalamment, quand ses yeux s'étaient posés sur les verts d'Ugo. Il se tenait, lui aussi à l'écart, à quelques mètres d'elle seulement ; adossé à un mur, pareil à ces adolescents rebelles qui provoquent et détonnent avec leur entourage pour se faire remarquer, il attendait, les bras croisés, à côté de son garde du corps. Ce dernier, très certainement saoul, parlait avec une demoiselle à l'allure de chipie précieuse, un peu bohème, mais au demeurant très souriante ; il ne surveillait plus du tout son client. Et Ugo, captant le regard réciproque d'Esther, la salua d'un hochement de menton discret.

Cette fougue, cette désinvolture, cette plastique parfaite de méchant garçon, c'étaient tout ce qu'elle détestait chez un homme. Comment pouvait-on être aussi cliché, se disait-elle avec dédain pour cet étrange personnage ; puis, elle lui rendit ces salutations, avec un sourire pincé, en levant son verre. L'autre chose qu'elle détestait était cette attirance qu'elle avait pour lui ; c'était curieux à la fin ! pourquoi donc ne pouvait-elle pas lâcher ces yeux qui s'accrochaient aux siens. Elle s'était débarrassée de lui, le voilà qui revenait tout chambouler dans ses pensées, avec son sourire en coin. Alors, elle but le fond de son verre d'un trait, et prit un autre sur un plateau, qui passait devant elle.

Le temps de l'échange et Ugo avait disparu de son champ de vision. Elle le chercha un instant, mais une voix chuchotait l'avait surprise, ainsi qu'une main posée au le creux de ses reins :

— Je suis ravi de vous voir ici, avait murmuré Ugo d'une voix grave, chaude.

Esther s'était dégagée en toute politesse, trop habituée à ces intrusions impolies, mais non moins étonnée encore. Elle avait gardé un visage fermé, quelque peu souriant, par complaisance, par devoir et par réflexe ; du reste, une colère sourde commençait à poindre dans son ventre :

— Moi de même, monsieur Fiasco, rétorqua-t-elle d'une voix suave.

— Appelez-moi Ugo, simplement.

Et, après un instant, il continua :

— Vous avez réfléchi à mon offre ?

Elle ne répondit pas, haussa des épaules et détourna le regard vers son patron. Et l'autre, comprenant petit à petit la froideur courtoise qu'installait Esther entre eux, sur un ton circonspect, en fronçant des sourcils :

— Quoi ? c'est à cause de lui ? c'est ça ? Otis ?

Esther se tourna vers Ugo, la tête légèrement penchée sur le côté, et le regarda dans les yeux ; mais, au lieu de lui jeter son habituel regard empli d'orgueil et de mépris, un frisson l'avait traversée de loin en loin ; elle eut une petite absence, et Ugo, décelant quelque chose peut-être :

— Si ce n'est que ça, murmura-t-il avec un petit rire, on peut toujours s'arranger pour qu'il ne soit jamais au courant de rien...

— Non, Ugo, répliqua-t-elle sèchement, reprenant le contrôle de ses émotions. On ne va rien faire de tout ça. Toi et moi, nous ne jouons pas dans la même cour. Laisse donc les adultes entre eux, et tout va bien se passer.

Elle s'en alla, en grande princesse inaccessible et sans pitié, tournant les talons sans même se retourner, très fière d'avoir mis un terme à cette discussion ; il allait gâcher tous ses plans, marmonna-t-elle, en se dirigeant vers l'estrade où se trouvaient encore Otis et le père Fiasco.

Son patron venait de prononcer un discours, sur l'entreprise, sur le chiffre d'affaires, sur les projets avenirs, sur l'agrandissement sans fin de la boîte, sur la famille Fiasco, des longs remerciements, surtout, pour cette soirée prestigieuse dans ce lieu tout aussi fabuleux. Il avait tenté d'inviter Esther sur la scène, mais cette dernière refusa poliment, fit seulement acte de présence, comme elle savait très bien le faire.

Et, en descendant l'estrade, sous les applaudissements chaleureux du public, une jeune femme l'arrêta ; c'était celle qui, quelques minutes plus tôt, accaparait toute l'attention du garde du corps d'Ugo ; la jeune femme était aussi grande qu'Esther, mais avait cinq années de moins qu'elle, au minimum.

De plus près, elle avait davantage ce charme espiègle, cette beauté singulière, originale, tirée sans doute, des meilleures parties de ses deux parents ; sa physionomie méridionale apportait une certaine élégance à son allure d'artiste. Et elle se tenait déjà, tout naturellement, sans y prêter attention, de cette manière qu'ont les grands mannequins pour mettre en valeur leur corps.

Elle tendit sa main, avec des bagues à chaque doigt, et des tas de bracelets au bout du poignet, vers Esther, et d'une voix presque chantante, sur un ton amusé d'enfant :

— C'est donc vous, Esther ?

— C'est bien moi, mais à qui ai-je l'honneur ? demanda-t-elle en prenant la main tendue, très intriguée face à cette personne emplie de fantaisie.

— Oh... mon frère ne m'a pas présentée ? rétorqua-t-elle sur un ton faussement triste.

— Votre frère...

Elle marqua une pause, scruta plus attentivement ce visage souriant qui, petit à petit, lui semblait maintenant familier. Et, sur un ton quelque peu inquiet :

— Votre frère c'est...

— Ugo ! dit-elle avec un large sourire. Ce grand diable ne connaît donc aucune politesse, pourtant, il ne m'a pas mal parlé de vous !

— Ah bon ? souffla Esther, très étonnée.

— Oh ! pas grand chose, pas grand chose, se pressa-t-elle de préciser, du boulot, du boulot, toujours du boulot...

Et sur le ton de la confidence :

— Même si, et je dois l'avouer, qu'il y a peut-être là-dessous, un fond d'attirance...

— D'attirance ?

— J'ai beau être sa petite sœur, ajouta-t-elle très hardie, ces choses-là ne m'échappent pas !

Esther contint un rire entre ses lèvres retroussées. Cette pauvre fille, aussi jolie soit elle, et convaincue dans ses propos, ne valait pas mieux que son frère ! une adolescente dans un corps d'adulte, trop effrontée et bercée par ses fantasmes de romantisme impossibles ; décidément, dans cette famille, il n'y en avait pas un pour rattraper les imbécilités des autres ! leur beauté était à l'égal inverse de leur jugeote.

— Et sans vouloir parler à votre place, continua-t-elle sur un air taquin, j'ai décelé chez vous la même chose que chez lui.

Puis, après une pause, en la regardant bien dans les yeux :

— Il y a des regards qui ne trompent pas, vous savez.

Esther ne rigolait plus du tout. Qui était-elle, cette petite sotte, pour juger de ce qu'elle ressentait ou non ; il y avait des choses, au fond d'elle, qu'elle n'assumait pas encore ; et le fait que cette illustre inconnue mette le doigt dessus, touchait son ego à le faire vaciller. Lui qui pourtant était si stable et solide d'ordinaire...

C'était surtout la légèreté qu'elle prenait pour le dire, qui la piquait le plus dans son for intérieur. Dès cet instant, cette jeune femme devint pour Esther une redoutable adversaire ; ce qui l'avait encouragé alors à la garder plus près d'elle. Elle devait, malgré tout et contre tout son être, reconnaître chez cette jeune femme une intelligence alternative et un flair à ne pas sous-estimer.

— Peut-être, dit Esther avec un faux sourire, trop déstabilisée pour dire autre chose. Ou peut-être pas... je n'ai pas encore eu l'occasion de converser longuement avec Ugo.

— À l'occasion, reprit l'autre sur un ton soudainement très amical, passe à mon atelier. Tu dégages une aura si forte... et si fragile à la fois.

Ses yeux pétillaient, parcouraient, un instant, son corps de loin en loin, détaillant par moment certaines courbes d'Esther. Puis, prenant ses mains dans les siennes, les collants contre sa poitrine, d'une voix emplie d'admiration sincère et dévote :

— Je te trouve si belle, Esther ! Ça me ferait tellement plaisir que tu sois ma muse...

Mais elle ne répondit rien ; elle avait la mâchoire entr'ouverte, béate face à toutes ces informations singulières qui lui étaient tombées dessus sans ménagement. Enfin, la jeune femme lui glissa sa carte de visite entre les doigts, et s'en alla comme elle était venue, d'une spontanéité remarquable. Esther, après un court instant, regarda le petit bout de papier cartonné :

— « Zolla Fiasco, artiste peintre. » lut-elle dans un murmure.

C'était écrit d'une calligraphie fine et élancée, toute dorée et, de l'autre côté était noté l'adresse de son atelier, dans un quartier chic de New-York.

— Je vois que tu as fait connaissance avec toute la famille Fiasco, lui glissa Otis, en arrivant à côté d'elle.

Esther sursauta quelque peu, se tourna vers lui. Otis, une bouteille de bière à la main, la regarda avec un air qui ne voulait rien dire :

— Tu passes une bonne soirée ?

— Ça va... répondit-elle dans un souffle.

— J'espère que tu ne leur as pas parlé du site... marmonna Otis après avoir bu une gorgée dans sa bouteille.

— Non, et tu te trompes, dit-elle avec aplomb. Je n'ai pas encore parlé à toute la famille !

La flamme de ses désirs de richesses s'était rallumée. Elle vit de nouveau son objectif, toutes ces distractions avaient fini de la perturber. Otis, trop embrumé par l'alcool et euphorie dû au succès de la soirée, lui dit :

— Comment ça ?

Mais elle était déjà lancée comme une balle, sans que personne ne pût l'arrêter. D'une marche rapide, glissant entre les invités sans jamais les toucher, pareille à un serpent vicieux en chasse, elle avançait la tête haute, les épaules larges, résignée à aller jusqu'au bout de son plan. Sur son passage, elle attrapa deux flûtes de champagne sur un plateau que portait un serveur ambulant ; puis, elle se dirigea d'un pas décidé vers le père Fiasco.

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