Chapitre 7
Esther ramassa les enveloppes en se baissant, sans plier le dos, d'une main un peu hésitante ; elle remit en place ses mèches tombantes, pinça des lèvres, resta un instant face à ces lettres sans faire un bruit. Le regard dans le vide, et presque prostrée par tout ce qu'elles représentaient, elle déglutit bruyamment, avec difficulté. Puis dans une sorte de relâchement, comme si tout le poids de son travail, de ce masque qu'elle portait toute la journée, s'était délesté d'un coup d'un seul, les larmes lui montèrent aux yeux, mettait un voile trouve devant sa vision.
Mais une porte, sur le même palier, s'ouvrit et fit disparaître ses larmes naissantes, aussi vite qu'elles étaient apparues. Esther se tourna ; la face grave, sans expression, elle salua sa voisine. Cette dernière avait pris l'habitude de lui dire bonsoir à chaque fois qu'elle revenait de son travail. Et ce soir-là n'était pas une exemption :
— Oh, madame Wright, vous rentrez bien tard ce soir, dit-elle de sa voix tremblante de personne âgée, non moins souriante.
— Comme chaque soir, madame Su, rétorqua Esther sincèrement, avec la même sympathie.
Madame Su était une charmante voisine, jamais ronchonne, toujours de bonne humeur, et ça, doublée d'une très bonne cuisinière. Elle en faisait toujours trop, et donnait le reste à Esther avec sa générosité que l'âge a exacerbée. C'était ce genre de personne, un peu secrète, qu'on a toujours connue âgée, qui sourit constamment, dont la vie reste un mystère absolu, mais qui, par sa gentillesse et sa bienveillance, gagne notre sympathie et confiance sans le moindre effort, ni doute. Alors, madame Su, en s'approchant d'Esther, lui chuchota très fière d'elle :
— Je les ai encore renvoyés, aujourd'hui ! Ils sont passés, dans l'après-midi, mais je les ai chassés, et à coup de pied dans les fesses !
— Merci, rétorqua Esther avec un petit rire. Mais ce n'est pas la peine, vous savez...
— Oh si ! dit-elle en haussant le ton. C'est bien la peine ! Ces gens-là n'ont aucune vergogne, n'ont aucune pitié, ils nous traitent comme des moins-que-rien, nous demandent des sommes qu'on n'a pas !
Elle pointa du doigt les enveloppes qu'Esther tenait contre son torse, et, dans un murmure plus bas encore :
— J'espère que vous allez vite vous en remettre madame Wright, vous savez, la santé, c'est important dans la vie ! et comme je dis toujours, tant qu'il y a la santé, il y a de l'espoir !
Esther ne répondit rien, lui sourit simplement. Enfin, après un dernier échange de banalité, elles se dirent au revoir, rentrèrent dans leur appartement respectif. Esther, une fois sa porte passée, jeta les courriers au sol, dans sa toute petite entrée, si l'on pouvait appeler ça comme ça, tant elle était minuscule.
Elle s'avança dans cette pièce exiguë, à peine plus grande que son bureau, d'un pas lent, et jeta ses affaires çà et là, sans même allumer la lumière. Seuls les éclairages de la rue, presque mourantes, jetaient une pénombre qu'elle connaissait bien trop par cœur. Puis, Esther tâtonna de ses mains les murs, cherchant machinalement l'interrupteur ; et une fois trouvé, elle l'actionna. Une lueur, guère plus crue, s'installa par-dessus le clair-obscur ambiant. Et, malgré l'état déplorable de l'extérieur, Esther avait réussi, à coup de décorations multiples, de petites plantes d'intérieur, de cadres et autres babioles ornementaux, à donner un certain charme, un air douillet et chaleureux, à cet endroit peu accueillant.
La pièce principale, qui lui servait à la fois de salon, chambre, salle à manger, entrée et cuisine, était habillé d'un canapé dépliable, bien rangé, bien présenté, d'une table basse, style oriental, et d'une bibliothèque modeste, remplie à ras bord de livres ; et elle s'affala carrément sur le canapé, le faisant craquer et grincer sous poids, brusquement. Elle resta là, continuant l'absence qu'elle avait commencée devant sa porte d'entrée. Elle se dévêtit lentement, souffla par moment ; c'était là son seul répit durant ses longues journées de labeur... il n'y avait plus qu'elle, le silence et le ronronnement continu et diffus du frigidaire, pour faire taire ses pensées qui avaient trop trotté dans sa tête.
Alors, après un instant, quelques minutes, à peine, à végéter sur ce canapé de piètre qualité, Esther se leva, s'étira, et finit de se déshabiller complètement, pour enfiler, sur ses épaules, un léger peignoir en soie qui lui tombait jusqu'à la moitié des cuisses.
Elle semblait errer ensuite, pareille à une âme perdue, dans son petit appartement ; et de ses mouvements lents, empreint d'habitude, elle se dirigea vers son réfrigérateur, l'ouvrit machinalement et en sortit une bière. Elle revint sur son canapé, cette fois-ci avec son ordinateur portable ; l'appel du travail, même hors de son bureau, arrivait jusque chez elle. Et elle continua sa besogne, aliénée presque, comme un colosse que rien ne fatigue ; sirotant son breuvage, elle avait fini par trouver ce qu'elle cherchait, la solution à ses problèmes. Mais avant de se prononcer, de crier victoire, elle l'avait mise de côté cette idée, par prudence surtout, en attendant quelques confirmations de Marck, lui qui était un expert dans les filouteries de l'internet.
Vers une heure bien trop tardive pour les communs des mortels, après s'être octroyé une pause bien méritée à écumer les vidéos tutorielles de choses qu'elle n'allait jamais faire de sa vie – l'un des plaisirs coupables qu'elle s'autorisait, le travail une fois terminé –, Esther se dirigea vers sa douche ; pas plus d'une vingtaine de minutes. Sa vie privée se résumait finalement à ça, des vidéos sans grand intérêt, des plantes à entretenir, et malgré son accoutumance apparente, une solitude aussi glaciale que triste, qu'elle traînait avec elle comme une vieille amie de longue date.
Sa routine nocturne finissait sur son canapé déplié. Emmitouflée dans ses draps, elle terminait sa soirée à scroller l'internet, à regarder une ultime fois, avant de se donner pleinement aux bras de Morphée, les dernières nouvelles, intéressantes parfois, inutiles très souvent, qu'elle pouvait pêcher au hasard des réseaux sociaux. Et, une fois de plus, elle tomba par accident sur ce nom qui l'avait bien trop suivi durant cette journée : les Fiasco...
— Je vais finir par rêver d'eux, se souffla-t-elle sur le ton de la blague.
C'étaient les résultats du combat de boxe, un vrai scandale paraît-il, ni l'un ni l'autre n'avait gagné, match nul, c'était impensable ! Il devait alors avoir un autre combat, la semaine d'après ; et beaucoup de spectateurs avaient jugé que tout ça n'était qu'un coup monté, pour qu'ils payent, une fois de plus, des places à un prix exorbitant. Toute la toile s'était enflammée ; et Esther, spectatrice de ce désastre, comptait déjà bâtir sa richesse sur les cendres de cet empire qui se consumait dans un feu incontrôlable.
C'était donc vrai, les Fiasco, pour une raison obscure, tentaient le tout pour le tout pour amasser de l'argent, pour sauver les meubles ; c'était, aux yeux d'Esther, une lutte perdue d'avance tant leurs manœuvres lui semblaient ridicules, très gauche, maladroites et d'un amateurisme honteux pour une famille qui avait une si grande réputation.
Et une recherche menant à une autre, elle avait fini par tomber sur un vieil article traitant du père Fiasco. Il était dépeint comme un bon vivant, un homme qui a toujours aidé les plus démunis, qui avait le cœur sur la main ; c'était, en somme, le portrait qu'on donnait aux grands gangsters, pour attiser la sympathie, pour faire cliquer et vendre. Néanmoins, Esther avait flairé, grâce à son intuition à toute épreuve peut-être, un potentiel énorme chez cet homme ; alors, il n'était plus question d'Ugo, celui-là, se disait-elle, n'était pas assez fiable ; le père Fiasco quant à lui, avait l'âge et l'expérience, pour les affaires, c'était tout ce qu'elle cherchait.
Son plan s'agençait alors avec ces nouveaux paramètres, et, pendant qu'un sommeil paisible la prenait de loin en loin, Esther comptait déjà toute sa nouvelle fortune théorique, voyait ses soucis s'envoler...
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