Chapitre 6

Esther revint au Roosevelt Tower avec la tête pleine de doutes, de questionnements et de ces choses qui la faisaient réfléchir plus que de raison. Elle était dans une de ces phases où se dessinait dans son esprit, pareil à d'immenses plans superposés et sans fin aux embranchements infinis des possibilités, le déroulement sans faille théorique de ses desseins. Ça se bousculait dans ses pensées, entre le désir de faire fortune et celui de respecter l'engagement qu'elle avait, à contre-cœur se disait-elle, pris auprès d'Otis. Et, tiraillée entre sa loyauté et sa vénalité, elle avait beaucoup de mal à faire la part des choses.

Elle s'installa à son bureau, gravement, et il carburait toujours dans sa tête ce travail, ces prédictions, et ces calculs qu'elle menait pour une hypothétique alliance avec le fils Fiasco. Tant que ça reste que des suppositions, se disait-elle, je ne fais rien de mal ; alors, elle continua, sans scrupule aucune, notant même par moments ses idées le plus fulgurantes ; la simple pensée se transformait peu à peu en une réalité concrète, d'une manière si naturelle et si professionnelle qu'elle ne vit pas le mal à le faire.

— Le site est bientôt mis en ligne ! lui souffla Marck pendant sa pause-café, en passant à son bureau.

Il était resté sur le pas de la porte, sa tasse à la main, attendant sans doute une réponse d'elle. Et Esther leva sa tête, voyait toujours défiler devant ses yeux les chiffres, les textes de lois, les failles juridiques et autres fourbes escroqueries qui pourraient lui servir, tant elle était plongée dans ses recherches. En guise de réponse, elle lui fit une moue d'étonnement, et lui :

— La mise en ligne... l'e-shop d'Emma Carmen...

— Oui ?

— Et bien, tout est en ordre, les premiers tests sont concluants, et on ouvre le site dans... bah on attend que toi en fait.

Puis, en se tournant, il ajouta un peu las :

— Elle et puis... les deux gus sont déjà là, en plus.

— Ah... souffla-t-elle sur le même ton désenchanté que ce dernier.

Alors Esther se leva, laissa derrière elle sa vision d'empire et de richesse. Elle suivait Marck d'un pas pressé, tâchait de mettre au clair ses idées :

— Qui se charge de la com' sur les réseaux ? demanda-t-elle. Elle a un CM, ou l'on se charge de tout ?

— Tu n'as plus le devis en tête ? rétorqua l'autre un peu amusé.

— Non, dit-elle sans honte. Puis, je t'avouerais que j'ai l'esprit ailleurs en ce moment, c'est le genre de détail que j'oublie facilement.

— Ils ont un CM, précisa Marck, mais lui aussi attend notre go pour commencer à communiquer.

— Très bien ! souffla-t-elle.

Alors, tous deux, l'un après l'autre, Esther ouvrant la voie, entrèrent dans une grande salle de réunion : Belfast. Elle n'avait rien à envier d'Innsbruck. Tout aussi grande, aussi lumineuse et savamment décorée – avec ses plantes exotiques, son immense tableau du Titanic, et son pan de mur réservé aux grandes projections et shooting photo. Et dans la salle se trouvait déjà toute une ribambelle de gens : photographe, caméraman, agent artistique, invités et autres pièces rapportées de ces derniers.

Tous alors se turent quand Esther fit irruption dans la salle. Trois figures, néanmoins, à côté d'Otis se détachaient de cette société. La première, Emma Carmen – de son vrai nom Emma Rodrigues, Carmen faisant plus chic comme pseudonyme ; une grande influenceuse mode, qui justement avait fait le voyage de France jusqu'à New-York pour le lancement de son site. Elle était nonchalamment vêtue, portait sur ses épaules une chemise à carreaux trop grande, au-dessus d'un crop top audacieux, ajouté à cela, un jeans gris des plus banal ; tout de même, elle dégageait cette aura qui attire l'œil, ce charme décontracté qu'ont les jeunes, carrément conscients de leur beauté plastique naturelle.

Puis, à côté d'elle, deux autres personnes. Deux gaillards d'une quarantaine d'années environ, à l'allure de joyeux lurons, un trapu et un grand chauve. Influenceurs eux aussi, ils s'étaient fait connaître en tournant des vidéos puériles et ridicules, pour amuser la jeunesse et capitaliser sur leur temps de cerveau disponible ; et, malgré tout le dédain et le mépris qu'elle avait au plus profond d'elle pour ces clowns des temps moderne, Esther leur portait, du reste, une certaine reconnaissance. Après tout, ils avaient réussi eux aussi, à leur manière certes, à grimper l'échelle sociale ; et s'ils étaient là, en sa présence, c'était qu'ils l'avaient mérité, dans un sens.

Elle s'avança d'un pas rapide, alla directement vers Emma, ignorant carrément les deux autres hommes :

— Esther, se présenta-t-elle avec un grand sourire. Product Owner, je suis la personne chargée du bon déroulé du projet.

— Carmen, répliqua-t-elle poliment. Otis m'a longuement parlé de vous, la meilleure selon lui !

Elle acquiesça d'un court hochement de tête, et sans se préoccuper des autres personnes :

— Bon ! commençons, voulez-vous ?

Tous se mirent en branle, le photographe et le caméraman avaient braqué, dans un même mouvement presque synchronisé, leurs appareils respectifs sur les invités. Le brouhaha naissant se transformait peu à peu en murmure pendant que s'affichait sur le mur un décompte. Et l'un des deux garçons, le grand chauve, son téléphone à la main, se filmait :

— Bonsoir ! cria-t-il avec un large sourire. Les amis, c'est fou ce qu'il se passe, ce qu'il va se passer, on vous l'avait un peu teasé sur les réseaux, et voilà, le grand jour est arrivé, enfin ! Vous vous demandez sûrement où est-ce qu'on se trouve, non ?

Il filma l'extérieur, la vue saisissante de New-York :

— Et ouais, pour ceux qui ne l'auraient pas reconnu, on est dans la Roosevelt Tower, et je suis en compagnie de mon ami de toujours, mon acolyte, mon frère d'une autre mère !

— Hey ! cria l'autre dans un saut.

Et ils parlèrent tous les deux de tout et de rien, se coupaient par des blagues enfantines, présentèrent Carmen à leur communauté, le projet, le site, et le concours pour le lancement de ce dernier ; c'était ça leur travail, mettre en avant le produit final, créer l'engouement, amener le plus de client possible ; un coup de com' de génie audacieuse, rien de tel que de grosses personnalités de l'internet pour une publicité gratuite et à moindre coût, comparé aux techniques plus conventionnelles. Enfin, après une dizaine de minutes, le compte à rebours toucha à sa fin, le site était enfin en ligne.

Marck passa derrière Esther qui, pendant ce cirque, s'était rapprochée d'Otis :

— Les premières ventes se passent bien, chuchota-t-il d'une voix assurée.

— Parfait, répliqua Otis. Beau boulot.

Puis quelques minutes plus tard encore, après avoir fait acte de présence, et montré son visage à la caméra, Esther s'en alla discrètement, laissa toute la gloire à Otis et aux invités ; et à peine le pas de la porte passé, qu'elle revint sur ce qui l'importait le plus à ce moment-là : la famille Fiasco. Elle termina le reste de la journée devant son bureau, ses écouteurs dans les oreilles avec la musique à fond. Seule dernière dans les locaux, côtoyant les techniciens de surface à cette heure trop tardive, elle s'en alla le crâne chargé.

Comme à son habitude, elle commenda un VTC pour rentrer chez elle. Éreintée, mais non découragée, Esther était dans une sorte de cul-de-sac, elle n'avait pas trouvé de solution viable pour ce problème de blanchiment d'argent. Elle s'oubliait à l'arrière du véhicule, regardait avec ses yeux vides le décor nocturne défiler. Et quand enfin elle arriva à destination, un quartier modeste où toute sa personne détonnait avec les alentours, elle prit une grande bouffée d'air, mit un pied dehors, et salua le conducteur.

Loin des quartiers chics de New-York, Esther avançait sans crainte, comme très-habituée, dans cette banlieue à l'allure, parfois, de ghetto malfamé. Quelques petits commerces seulement étaient encore ouverts, et les rares lampadaires, très mal en point, n'éclairent que très peu les ruelles. Et, arrivant sur le perron d'un vieil immeuble, où jouaient encore devant des gosses et des faux caïds qui, étonnamment, la saluaient avec respect, elle alla pour s'engouffrer dedans, la tête haute. Mais, une moto s'était arrêtée derrière elle avec fracas.

Esther se tourna, les enfants avaient fui. Et l'inconnu, qui chevauchait la bécane toute vrombissante encore, enleva son casque, ne laissa même pas le temps à l'interrogation de naître. Quand elle vit le visage qui se révélait devant ses yeux, une colère divine naquit instantanément en elle :

— Mais tu es un grand malade ?! se récria-t-elle en descendant le perron d'un pas furieux.

L'autre, tout d'abord surpris par cet accueil, voulu se défendre, mais Esther ne lui avait laissé aucune ouverture, elle continua, d'un courroux explosif :

— Tu as cru qu'on était en couple ? ça y est? qu'est-ce que tu fais là ? Tu me suis, c'est ça ? espèce de grand pervers !

— Mais...

— Mais quoi ?! Tu n'as toujours pas compris que si je ne te répondais pas, c'est que je ne voulais plus de toi ?! Tu es trop... con pour t'en rendre compte ?!

— C'est que... je pensais que...

— Comment tu as su que j'habitais ici ? ajouta-t-elle en appuyant furieusement son index l'épaule de l'autre. Je vais appeler les flics !

— Non, non ! s'il te plaît, écoute juste ce que j'ai a te dire...

— Mais tu n'as rien à me dire espèce de taré ! Va t'en, et ne me recontacte plus !

Elle tourna les talons, rentra dans l'immeuble aussi vite qu'elle le pouvait. Elle tâcha d'oublier tout de suite cette rencontre fortuite et fort déplaisante. Esther ne prit pas la peine d'appeler l'ascenseur, d'autant plus qu'il était en panne ce soir-là, et monta d'un pas pressé, presque fuyant, les escaliers délabrés de son immeuble. Mais elle n'était pas au bout de ses peines ; arrivée devant sa porte, une liasse d'enveloppes l'attendaient. Elle avait reconnu, d'un simple coup d'œil, le logo de la Mayers Clinic, pareil un signe de mauvaise augure. Alors, Esther savait que sa soirée était loin d'être terminée.

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