Chapitre 4

Esther, les bras croisés, les lèvres pincées de colère, regardait intensément Otis qui lui, dos à elle, observait Ugo partir. Ce dernier, très tranquille, dans cette même démarche qu'à son arrivée, sortait en grand prince, mystérieux et arrogant contre son gré ; et personne en dehors des deux collègues ne savait qu'il venait d'essuyer un refus. Otis souffla longuement, comme rassuré d'avoir évité une grande catastrophe. Et, quand il se tourna enfin vers Esther, s'attendant à la voir dans le même état que lui, il fut surpris de la froideur et de cette rage sourde. Alors, il souffla de nouveau, enleva ses lunettes pour se frotter les paupières :

— Je connais ce regard, commença-t-il, las déjà de ce qu'il allait lui arriver.

— Peux-tu m'expliquer ce qu'il vient de se passer là ?

— Ce qu'il vient de se passer, répéta Otis, ma chère Esther, c'est un désastre d'évité.

— Un désastre ?

— Oui, parfaitement ! un Dés-

— Non, Otis, lui coupa-t-elle la parole, vivement. Ce qu'il s'est passé en réalité, c'est que tu viens de baisser ton froc ! Tu me demandes de t'épauler, d'être avec toi, de faire mon métier, finalement, et tout ça pour qu'à la fin, tu dises non ? Je ne comprends pas, on avait là un projet lucratif, très facile à réaliser, avec des personnes qui, et c'est toi qui le dis, pas moi, payent sans compter.

Elle avait une verve sans répit, sans respiration, et tout son fiel sortait d'un trait. Elle était droite, fière, resplendissante dans cette colère qui jaillissait d'elle en des gerbes de mots lâchées sans retenue. Elle pointait du doigt Otis, son manque de courage et d'ambition, lui qui pourtant, quelques années auparavant, n'aurait jamais dit non à une telle proposition.

— Mais est-ce que tu t'entends parler ?! demanda son patron, sans hausser la voix.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que tu as à dire pour ta défense ?

— Blanchir de l'argent, Esther. Ça ne te suffit pas ?

— Quoi, ça ne me suffit pas ?! Ça t'arrête maintenant ce genre de chose ?

— Oui, Esther, répliqua-t-il d'un ton sec, mais non moins posé.

Elle, posant sa main sur sa poitrine, s'étonna franchement :

— Alors pourquoi lui avoir proposé de voir ça avec son père ?!

— Parce que c'est avec le père Fiasco, qu'on travaille, pas avec son fils. D'autant plus que s'il est venu sans son accord, sans qu'il le sache, c'est que son père ne cautionne pas son projet.

— Et alors ? Rien ne nous empêche de travailler avec le fils ?!

— Justement, Esther.

Il était devant la grande table de réunion, l'air grave et concerné. Puis, une fois de nouveau assis, il s'accouda et regarda Esther :

— Ces gens-là ne sont pas comme toi et moi, ils ont un sens très particulier dans la parole. Et ma parole, je l'ai donnée au père, pas au fils. C'est comme ça et pas autrement. Et toi Esther, bien que je t'adore, tu es trop impulsive ! C'est ta force, mais aussi ta faiblesse, et j'ai peur qu'à l'avenir ça se tourne contre toi...

— Merci de ta sollicitude, Otis ! rétorqua-t-elle faussement heureuse.

— Esther, écoute-moi, vraiment.

— Quoi ? cracha-t-elle sèchement, toujours les bras croisés et une moue dédaigneuse maintenant aux lèvres.

Et l'autre, soudainement très grave, le regard sombre :

— Je t'interdis, formellement, de t'associer avec Ugo. C'est clair ?

— Tu sais très bien, répondit-elle presque aussitôt, à quel point ça me donne encore plus envie de travailler avec lui !

Les deux se regardaient en chiens de faïence, dans un lourd silence qui venait de tomber sur la trop grande salle de réunion, comme une chape de plomb. Et l'on entendait seulement le bourdonnement discret des lampes, les pas sourds des autres employés, de l'autre côté des murs en verre. Par moments, l'un des deux soufflait bruyamment, pour marquer un mécontentement, comme si on ne le sentait pas assez. Esther savait pertinemment qu'il n'allait pas lâcher l'affaire ; elle n'avait d'autre choix que de suivre ces ordres.

Sa colère, qui était à l'origine de la frustration, se muta de nouveau en cette dernière, peu à peu. Elle se détendit, accepta l'injustice, et commença à faire son travail de deuil ; tout cet argent gâché, se disait elle à mi-voix, comme pour titiller une ultime fois Otis – mais en vain. Et l'autre, grand vainqueur de ce combat silencieux, se leva, et se dirigea vers la baie vitrée, qui donnait sur l'extérieur.

Puis, de nouveau heureux, il lui dit :

— Tu sais qu'en plus, ce sont eux qui financent en partie notre kick off de cette année ?

— C'est-à-dire ?

— Et bien cette année, on va faire notre kick off dans le Grand Hôtel Liberty, l'hôtel qui leur appartient, enfin, selon les rumeurs ! Ils organisent tout, la réception et le buffet. Ils nous prêtent la salle de réception principale, l'énorme avec les lustres et toute la décoration baroque qui va avec, tout ça pour accueillir tout ce beau monde !

— Et pour quelle occasion, ils se montrent si généreux ?

— Parce qu'on fait du très bon boulot avec le père Fiasco, que son site de boxe marche très bien, ses événements se déroulent à merveille, et qu'il nous fait confiance ! Voilà pourquoi ! Et c'est surtout pour ça, que je ne veux pas trahir sa confiance. J'ai mis un certain temps à l'avoir, alors je ne veux pas la perdre juste pour un projet farfelu de son fils...

Et Otis, après un silence :

— Il est vraiment comme toi tu sais...

— Comme moi, qu'est-ce que tu n'entends pas là ?

— J'entends par là qu'il est têtu, tout comme toi ! alors, s'il te plaît Esther, par pitié, quoi qu'il te dise, quoi qu'il fasse, ne travaille pas avec lui !

— Je vais essayer, dit-elle simplement en haussant des épaules. Le kick off, c'est dans deux semaines, c'est ça ?

— Oui, dans deux semaines ! Et il y aura nos autres clients aussi, les plus importants, ça nous donnera une bonne image, tout ce luxe !

Puis, après une pause, il ajouta :

— Tu nous écriras un discours, cette année ? Comme l'année dernière finalement !

— Peut-être, dit-elle doucement, gardant un peu, encore, au fond d'elle une trace de rancune.

Otis avait fini par se diriger vers la porte. Il l'ouvrit à Esther et la laissa passer devant lui. Même s'il avait une confiance presque aveugle en cette femme, Otis savait au fond de lui qu'il n'était pas impossible qu'elle pense toujours à ce projet de blanchiment d'argent. Il se sentit alors très bête d'avoir accepté cette entrevue avec Ugo ; après tout, s'il n'avait pas réuni ces deux fortes têtes, tout ça ne serait jamais arrivé. Et il avait comme un lourd pressentiment, que quelque chose se préparait dans l'air.

Esther, complément passée à autre chose, ne pensait plus qu'à son rendez-vous avec Mr Hamilton. L'esprit déjà rempli de stratégie et de belles palabres, elle planifiait du début jusqu'à la fin son plan de bataille. Loin de toute l'agitation avec Otis, sa tête n'était plus maintenant qu'un sanctuaire calme et paisible, régi par une logique froide et calculatrice ; mais, comme un pavé lâché dans la marre, quelqu'un vint troubler cette quiétude si bien millimétrée. Au milieu des vagues de pensée, un visage apparaissait par moment, celui d'Ugo.

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