Chapitre 12
Ils restèrent tous deux, l'un devant l'autre, comme suspendu dans un silence mutuel, se regardèrent en chiens de faïence ; d'une façade froide et impénétrable, leur for intérieur bouillonnait d'une passion naissante, d'une tension charnelle, qu'ils ne soupçonnaient pas encore. C'était perçu pour eux, par un mécanisme de défense sûrement, comme une simple rivalité, celle qui se crée quand deux êtres semblables se télescopent.
Et les yeux dans les yeux, ni l'un, ni l'autre, ne voulait dévier le regard, ultime signe de faiblesse, et l'aveu de la force supérieure de son adversaire. Du reste, et pour chacune des deux fortes têtes, leur souffle s'accélérait, et un vertige – de ce que certains qualifieraient comme étant un sentiment amoureux – leur montait au crâne. Bien sûr, ils étaient trop fiers pour reconnaître la naissance de ce sentiment, à tel point que leur ego eut fini par le couvrir complètement.
Mais les signes ne trompent jamais, ce qui est évident et absolu le reste. Il naissait là, à cet instant, une passion dévorante.
C'était Gianni qui les rappela à l'ordre, en se raclant la gorge ; Esther et Ugo se tournèrent vers lui dans un même mouvement. Le père Fiasco, s'adressa à elle :
— On continue la visite ?
Puis, en se tournant vers Ugo, d'une voix calme mais pressante :
— Je crois que mon fils à un entraînement qui l'attend.
Il répondit oui de la tête, sans sourciller et s'en alla vers le ring où l'autre femme l'attendait, prête à en découdre, faisant quelques étirements. Et de loin en loin, un frisson avait parcouru Esther, puis, elle s'avança, Gianni lui montrait déjà le chemin de la sortie. Ils revinrent dans une voiture noire, conduite par un autre chauffeur.
Le père Fiasco resta dans un silence étrange, regarda à travers les vitres teintées du véhicule, se frottant, par moment, le menton de son pouce et de son index. Esther venait à se demander si elle avait prononcé ou dit quelque chose qui l'aurait offensé, mais rien ne lui vint à l'esprit. Enfin, pour briser cette gêne, elle lui demanda, très hésitante
— Où l'on va maintenant ?
Il se tourna vers elle, les yeux vides, perdus dans ses pensées, très probablement. Enfin, après un long souffle, il lui dit sur un ton grave :
— Ne faites pas l'erreur de fréquenter mon fils.
— Je... je ne me le permettrais jamais, rétorqua-t-elle à bout de souffle.
— C'est un conseil que je vous donne, pas un ordre. Je connais mon fils, je sais comment il se comporte. Je n'ai pas envie qu'il vous blesse, de n'importe quelle manière.
— Merci... du conseil...
— Et pour répondre à votre question, continua-t-il, nous allons à l'atelier de Zolla.
— Très bien, répondit-elle simplement, les mains croisées sur ses cuisses.
Le silence retomba sur les deux personnes, ne restait plus alors que les bruits de la ville, de la voiture, et de toutes les pensées qui galopaient en boucle dans la tête d'Esther. Elle se voyait encore en face d'Ugo, prise par ces sensations qui l'enivraient ; et la mise en garde de Gianni flottait aussi dans ce brouhaha chaotique, rien n'était homogène, sa pensée, finalement, n'était qu'un vaste orage, un tourbillon qui l'entraînait plus profond encore dans ses désirs qu'elle ne connaissait pas.
La voiture s'arrêta devant une grande baie vitrée, incrustée dans un immeuble chic, sur une large avenue de commerces de luxe et de restaurations étoilées. L'endroit n'était pas si éloigné de son ancien lieu de travail, puisque Esther, jetant un coup d'œil aux grattes ciel aux alentour, aperçut la Roosevelt Tower ; un pincement lui serra le cœur, ce qui l'étonna. Elle n'avait pas dans ses habitudes de ressentir ce genre de sentiment, peut-être s'en voulait-elle d'avoir quelque peu trahi son mentor...
Une fois en face de l'atelier, elle remarqua la salle vide de l'autre côté de la vitre. Quelques tableaux çà et là, des piliers blanc répartis équitablement dans l'espace, une lumière crue, et rien d'autre, même pas un seul visiteur ou curieux. Le père Fiasco lui ouvrit la porte, et la sonnette sonna. Gianni l'invita à rentrer ; la première chose qui la frappa fut l'odeur qui planait doucement dans la pièce ; un subtil mélange d'agrume et de sucre, toute une douceur qui s'invitait sans se faire remarquer. Un parfum qui, et d'une manière étrange, lui rappelait Zolla.
— L'atelier nous sert aussi, commença Gianna, au milieu de la pièce, à blanchir de l'argent. Quelques soirées mondaines sont organisées ici, trop peu pour ne pas éveiller les soupçons. Les intéressés se font rares, malheureusement.
Esther marchait le long des murs, n'entendait que d'une oreille, trop absorbée par les couleurs qui défilaient devant ses yeux. Zolla était de celles qui ne peignaient pas de figuratif ; elle avait ce style qui se laissait aller dans des mouvements improvisés, maîtrisés, et qui, à la fin, produisaient une harmonie de couleurs, de formes et de textures en une singularité savante.
— Ils sont beaux, n'est-ce pas ? demanda Gianni.
Il avait rejoint Esther qui s'était arrêtée devant un tableau aux nuances de jaunes et de cuivres. Pourquoi celui-là en particulier, elle ne le savait pas. C'était une sorte de tourbillon qui chavirait des franges d'or dans une valse circulaire, qui happait le regard en son centre, sans lui laisser une chance de s'échapper. Elle ne pouvait expliquer la beauté qui se dégageait de ce tableau, mais plus elle le regardait, plus ses yeux saisissaient des nouveaux détails ; c'était comme plonger dans un abysse de coloris, dans un Monde perdu, une sorte de soleil sous l'eau.
— Très beau, répondit-elle dans un souffle, quelque peu émue.
Puis, après un silence, se remettant de ses émotions, elle lui dit :
— Votre fille a beaucoup de talent !
— Je sais, dit-il simplement avec un triste sourire. J'aurais aimé que le monde regarde ses yeux, comme vous les regardez actuellement.
— Et... Zolla, n'est pas là ? demanda-t-elle sans trop savoir pourquoi.
— Si, sûrement. Elle doit être dans l'arrière-boutique, indiqua-t-il en pointant une porte au fond de la salle. En train de peindre, comme à son habitude.
Esther lança un regard circulaire sur les toiles, la pièce. Elle prit un instant pour réfléchir, et quand une idée s'invita dans son esprit :
— Les toiles sont à vendre ? demanda-t-elle.
— Oui, mais pour blanchir autant d'argent, il faudrait qu'elle produise des tonnes et des tonnes de tableaux, ce que je ne veux pas.
— Et si on les vend très cher ? répliqua-t-elle aussitôt.
— Là aussi, c'est problématique, répondit-il en dodelinant de la tête. De trop fortes sommes d'argent éveilleront des soupçons.
Esther fronça des sourcils, chercha une idée pour capitaliser sur tout ce qui l'entourait ; elle flairait là quelque chose de gros, sans pouvoir mettre le doigt dessus. Mais, au moment où les bribes d'une idée se construisaient dans sa tête, un crissement de pneu l'interrompit. Ils se tournèrent immédiatement vers l'extérieur, constatèrent que les gardes du corps, postés devant l'entrée, avaient leurs armes de main, braquant une grosse voiture blanche, garée nonchalamment devant l'atelier.
Gianni lâcha, dans un murmure, un juron en italien, et passa devant Esther d'un pas pressé. Elle, prise d'une panique soudaine :
— Qu'est-ce qu'il se passe ?!
Il ne répondit pas, et les gardes, une fois la portière ouverte, baissèrent leurs armes. Un homme qu'elle ne connaissait pas sortit du véhicule. Et Esther ne comprenait pas pourquoi ils agissaient ainsi devant cet illustre personnage, qui s'invitait d'une telle manière. Et Gianni alla droit à la porte, l'ouvrit pour lui et le laissa entrer. C'était un jeune homme, du même âge qu'Ugo, très certainement.
Il avait une mâchoire en forme de diamant, des cheveux blonds, d'une longueur suffisante pour être attachés en catogan. Une fine cicatrice traversait sa joue gauche, allait jusqu'au-dessus de son arcade sourcilière. Il portait un survêtement et un jogging blanc, tout ce qu'Esther détestait. Il avait, lui aussi, à l'instar d'Ugo, l'arrogance des personnes à la beauté plastique parfaite. Et contrairement à ce dernier, le dégoût et le mépris qu'elle ressentait pour ce nouvel arrivant, étaient d'une évidence absolue.
Mais ce qui avait fini par l'énerver au plus au point, c'était de voir le père Fiasco, cette montagne d'autorité et de respect, se faire marcher dessus par un gringalet pareil. La seule envie qui animait son corps, à ce moment-là, était celle de gifler cet homme, de le remettre à sa place. Cette domination qu'il avait sur Gianni ne lui semblait nullement légitime.
Alors, quand il se tourna vers elle, après avoir serré la main du père Fiasco, le regardant de haut, elle garda ses bras croisés, pinça ses lèvres. Il lui sourit alors, du coin des lèvres, très dédaigneux.
Et malgré le volcan d'indignation et de colère qui explosa en elle, Esther resta fière, planta ses yeux dans les siens.
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