Chapitre 11

La porte s'ouvrit sur une salle spacieuse et savamment décorée. Une grande bibliothèque se trouvait au fond, et rangé avec un soin infini, des livres et des livres — jusqu'à ne plus pouvoir les compter — remplissaient les étagères de cette dernière. D'un bois noble, vernis et massif, le bureau s'imposait, pareil à un autel divin, au milieu de la pièce ; et suspendu au-dessus, un chandelier en cristal jetait par ses fines gouttes de pierres précieuses des scintillements vifs.

Assis sur un large fauteuil en cuir noir, le père Fiasco regardait avec un amusement certain le regard pétillant d'Esther. Il avait dans ses yeux cette flamme nourrie par la nouveauté, galvanisée par l'idée de travailler avec des nouvelles têtes. C'était alors avec un plaisir non dissimulé qu'il posa son journal, dans un claquement brusque de papier, se leva, et alla à la rencontre de sa nouvelle collaboratrice.

Avec un grand sourire, il salua Esther, lui serra la main d'une poigne vigoureuse ; et lui fit remarquer, sur le ton de la plaisanterie, qu'il tenait mieux l'alcool qu'elle, et que, finalement, sa réputation n'était peut-être pas à la hauteur de ce qu'elle laissait prétendre. Et elle, relevant les sourcils, touchée dans son ego, lui dit alors, d'un air de défi :

— Monsieur Fiasco, savez-vous qu'il est préférable, parfois, de laisser gagner ses... amis, pour ne pas les froisser.

— Appelez-moi Gianni, Esther, répliqua-t-il dans un rire.

Puis, après une pause, en joignant ses mains :

— Nous aurons d'autres occasions de boire ensemble, maintenant que vous travaillez avec nous.

— J'espère, ajouta-t-elle. Alors... vous avez demandé à me voir ? c'est bien ça ?

— Parfaitement ! répliqua-t-il en se dirigeant vers son bureau. Laissez-moi prendre quelques affaires et nous allons faire un petit tour !

— Un petit tour ? demanda-t-elle.

Gianni revint vers elle, répondit oui de la tête, une fois passé à son bureau. Il se vêtit d'une longue veste noire et lui ouvrit la porte ; elle était assez large pour que tous deux passèrent en même temps, sur un pied d'égalité. Esther le suivait, à travers le luxueux hôtel, avec une certaine crainte qui commençait à poindre dans son ventre, celle qui est souvent liée à l'inconnu ; malgré son audace et sa réussite, pour le moment, elle se jetait la tête la première dans une entreprise qu'elle ne connaissait que très peu. Et même si elle maîtrisait la théorie du bout des doigts, beaucoup de subtilités du terrain l'échappaient encore, et elle en était parfaitement consciente.

Et entrant dans un ascenseur, il lui avoua enfin, d'un ton très sérieux :

— Je vais vous montrer quelques lieux importants de nos activités. Il va falloir vous familiariser avec ceux-là.

Puis, d'une voix grave, il ajouta :

— Comprenez que certaines... choses vont au-delà du cadre légal, mais je crois bien que ça, vous en êtes consciente.

— J'en suis consciente, affirma-t-elle sans sourciller. Et c'est même pour ça que je me suis proposé de vous aider. Je ne suis pas comme Otis, peu de chose m'effraie.

Dans un élan de hardiesse, galvanisée par l'idée de voir l'envers du décor de cet empire, Esther lui fit un clin d'œil ; ce qui, très étonnement, fit rire Gianni. Mais ce dernier, gardant une inquiétude palpable malgré son rire, ajouta :

— Des choses qui peuvent vous coûter la vie.

Esther déglutit. Et l'ascenseur venait d'arriver à destination. Ils marchèrent à présent dans un silence tendu au milieu des clients qui peuplaient le hall de l'hôtel. Elle avait conscience, au fond d'elle, de la dangerosité de son nouvel environnement de travail, du reste, elle espérait une protection de la famille ; ce que Gianni lui souffla tout de suite, discrètement, entre deux pas :

— Pour les déplacements et les lieux les plus risqués seulement, ajouta-t-il. Et si les tensions venaient à augmenter.

— Très bien, souffla-t-elle.

Une fois à l'entrée du Grand Hôtel Liberty, toujours dans ce silence pesant, ils attendirent quelques secondes seulement avant qu'une grosse voiture, du type SUV, toute noire. Un jeune groom, vêtu de l'uniforme de l'hôtel, s'était avancé pour leur ouvrir la portière ; cette fois-ci, Gianni, dans ses vieux réflexes de galanterie datée, laissa Esther rentrer la première.

L'intérieur était spacieux, sentait le cuir neuf et la voiture propre, ce qui lui rappelait, d'une violence fulgurante, qu'elle ne l'était pas... après sa soirée d'hier. Alors elle sentit subrepticement ses aisselles, regarda son visage dans le reflet de la vitre teintée ; rien ne semblait être choquant. Elle remit de l'ordre dans ses cheveux, gomma d'un coup de pouce le peu de maquillage qui débordait, et vint enfin s'installer près d'elle Gianni.

La porte se ferma avec délicatesse, et la voiture s'avança doucement dans un vrombissement à peine audible. Gianni dit ensuite au chauffeur :

— Petro, amène-nous au club, s'il te plaît !

— D'accord, chef ! répondit-il avec une franche camaraderie. Comment ça va aujourd'hui ?

Cela étonnait beaucoup Esther. Qui était ce simple chauffeur pour parler sur ce ton à Gianni. Il n'avait pas de signe distinctif, ne semblait pas être au-dessus d'un autre chauffeur, non, c'était une personne tout à fait banale, et ce qui l'étonnait d'autant plus, c'était la non-réponse de Gianni, comme si c'était habituel chez ces deux-là d'avoir ce genre d'interaction.

— Bah, écoute, lâcha-t-il l'air de rien. Ça va bien, la routine, et toi, pas trop fatigué ?

Le fameux Petro semblait être un grand et fin gaillard, il avait les cheveux crépus, la peau bronzée, et une moustache plus que ringarde. Ses mains se baladaient sur le volant d'une aisance de pianiste, et ses yeux balayaient la route avec réflexe, on sentait chez lui, dans ses mouvements une certaine expérience. Il répondit à la question du père Fiasco avec beaucoup de naturel, dans un flot de paroles rapides, parlait de ses courses comme il parle à un ami. Par moments même, il plaisantait avec lui. Et, par la force des choses :

— Je vois que tu as une nouvelle compagne, chef, dit-il avec un sourire en coin, en me regardant dans son rétroviseur.

— Non, nouvelle collaboratrice, seulement, répondit-il.

— Et elle s'appelle ?

— Elle s'appelle Esther, rétorqua cette dernière d'un ton sec, ayant marre qu'on parle d'elle comme si elle n'était pas là.

Il lâcha un sifflement étonné entre ses dents, doubla son sourire et ajouta :

— Pardon madame Esther !

Gianni rigola franchement, puis posant sans main sur l'épaule de la femme, il lui dit :

— Ne le prends pas mal, Pietro est du genre... incivilisé, mais c'est une crème. Une personne formidable, doublée d'un très bon chauffeur et d'une loyauté hors du commun.

— C'est que je vais rougir, nota Pietro en se tournant vers eux.

Et les présentations sommairement faites, la discussion continua sur les banalités de la vie de chauffeur, sur le trafic infernal de New-York, de tout et de rien, jusqu'à arriver à l'arrière, sur le parking, du club de boxe des Fiasco en un rien de temps. Deux gardes du corps attendaient déjà le père Fiasco, et Pietro descendit de la voiture pour les ouvrir :

— Allez, à plus tard chef ! lança-t-il en tenant la portière.

— Merci Pietro, prends soin de toi, et de la famille, passe le bonjour à femme et enfant, d'accord ?

— Je n'y manquerais pas ! rétorqua-t-il avec un large sourire qui montrait toutes ses dents.

Puis, en se tournant vers Esther :

— Je suis ravi de vous avoir rencontré !

Elle le salua d'un hochement de tête, ne sachant pas trop comment interagir avec lui. Gianni la poussa doucement, d'une main sur le dos, vers le club, et lui dit, très sérieux :

— Maintenant, qu'on est entre nous, nous allons pouvoir discuter affaire.

Il commença par la présentation des lieux, une petite visite guidée du club, des gradins, de la loge pour les invités de marque, des vestiaires, la réserve, et tous les petits recoins que le public même n'avaient pas idée de l'existence. La salle de contrôle, avec toutes les images des caméras de surveillance. Gianni lui informa, pendant la visite, que la majorité de leur fortune venait des paris sportif, et qu'ils avaient drastiquement ralenti leur trafic de drogues ; une question de territoire et d'argent qu'ils ne pouvaient plus, de toute manière, blanchir à un rythme assez élevé :

— Et c'est là que j'interviens, conclut-elle avec assurance.

Gianni fit oui de la tête. Ils se trouvaient tous deux près du ring, et avaient enfin achevé la visite du club. Les spots aux lumières blanches et crues les surplombaient, dévoilaient la fine poussière qui flottait dans l'air, et tout l'endroit avait cette aura étrange de lieu drôlement vide, qui d'ordinaire, étaient emplis de monde.

La porte d'entrée s'ouvrit soudainement dans un fracas, et dans une démarche nonchalante, celui qu'il avait l'habitude de prendre, Ugo, le fils Fiasco, s'avança.

Esther ne s'attendait nullement à le croiser aujourd'hui, et ce dernier était accompagné par une autre personne, une femme ; une grande blonde, aux cheveux attachés en queue-de-cheval. Tout son corps était fait de muscles, ses épaules, ses bras, ses cuisses, et moulée dans ses vêtements sport, elle gardait une certaine féminité. Esther était grande elle aussi, mais n'avait pas ce physique, alors, quand elles furent face à face, une sorte de rivalité s'installa naturellement.

Elles se saluèrent en grande amazone, respectueuses chacune des forces de l'autre. Mais elle passa très vite son regard sur Ugo, ce dernier venant de saluer son père :

— Vous êtes sortis de votre bureau ? demanda-t-il ensuite.

— Esther, répondit-il, va travailler pour nous, il me fallait lui montrer le centre névralgique de la famille.

Et dans un mécanisme dont elle ne connaissait pas les engrenages, son regard se fixa sur le fils Fiasco, le détailla. Elle lui semblait alors, ce qui avait le don de l'énerver, beaucoup plus séduisant ; parce qu'au-delà de cette arrogance qu'il avait constamment sur lui, cet air de défi, en présence de son père, il avait un tout autre comportement.

Ugo paraissait plus calme, plus docile, gagnait en charme. Cette figure de jeune rebelle, docile en la présence d'une figure d'autorité, provoquait chez elle, dans son bas-ventre, un feu qui la brûlait de loin en loin.

Ses joues s'empourprèrent d'un rose discret, son souffle s'accéléra, et quand Ugo lui rendit son regard, son cœur rata un saut.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top