Chapitre 1

Les grandes baies vitrées du 66e de la Roosevelt Tower – temple immense du capitalisme, où s'aggloméraient bureaux, restaurants et magasins – laissaient entrer, dans la salle de réunion, les premières lueurs de la journée.

Un hémicycle d'homme et de femme attendait dans un silence tendu ; debout, à se regarder du coin de l'œil, personne n'osait prononcer le premier mot, comme si quelque chose les en empêchait. Parfois, de loin en loin, quelqu'un traversait les longs couloirs en verre d'un pas trop pressé, et de l'autre côté de cet aquarium d'anxiété s'éveillait déjà la frénésie d'une journée chargée.

Et parmi ces gens qui attendaient, un jeune homme qui, pris d'impatience, sautillait un peu sur place, se pencha vers son voisin de droite et lui glissa, dans un souffle rapide :

— On ne devrait pas commencer, sans elle ?

L'autre à qui il s'était adressé, un grand monsieur, l'air propre sur lui, chemise et pantalon bien repassés, le regarda avec des yeux écarquillés. Il ne répondit pas, dodelina de la tête seulement. Que ces jeunes ont des idées étranges parfois, se disait-il plein de dédain. À peine un mois qu'il était là, et voilà déjà qu'il prend des initiatives. Alors, attendant toujours sa réponse, le jeune homme répéta, comme si l'autre ne l'avait pas entendu :

— On devrait commencer, je pense.

— Qu'est-ce que tu racontes ?! siffla le grand monsieur d'un coup d'un seul.

— Bah, on ne va pas rester planté là, comme des poireaux, non ?!

— Tu veux quoi ?! qu'on commence le daily sans elle ? tu ne vas pas bien !

— Bah... Je suis sûr que c'est ce qu'elle aurait voulu !

— Mais qu'est-ce que t'en sais ? Tu ne la connais pas du tout !

— En tout cas, se défendit le jeune homme sur un ton sec, je sais qu'elle est en retard, et qu'elle n'est pas du genre à rigoler ! On a une mise en prod à faire aujourd'hui, je te rappelle...

Puis, après une pause :

— Je te parie ce que tu veux qu'elle va pousser une gueulante, quand elle va voir qu'on n'a toujours pas commencé à bosser ! Tout ce que tu veux !

Alors, une femme, non loin de deux hommes, dans un murmure précipité :

— Vous allez vous taire à la fin ?! Préparez plutôt ce que vous avez à dire, au lieu de jacasser, là !

Tous soufflèrent, en même temps, d'impatience et de stress. On regardait l'heure, déjà cinq minutes de retard ; pour un lundi, pourtant, ce n'était pas très étonnant. Soudain, comme si c'était encore possible, la tension augmenta d'un cran.

Une femme, grande, stricte – aux portes de la trentaine à peine –, aux cheveux noirs et ondulés, marchait à vive allure. Ses boucles d'ébènes, trônant sur ses épaules – au-dessus de son long manteau beige –, rebondissaient au même rythme que ses pas. Les traits de sa physionomie inspiraient un certain respect, mêlé de crainte ; elle n'avait aucune expression sur le visage, gardait la face impénétrable. Du reste, une certaine sévérité sourde se lisait dans les plis discrets de ses lèvres, et des commissures externes de ses yeux.

Elle était aussi voluptueuse qu'imposante, souveraine dans toute sa beauté de femme moderne : classe et sexy. Et tous, dans la salle de réunion, retinrent leur souffle. Elle venait de jeter un regard courroucé à toute cette assemblée, d'un seul coup d'œil circulaire. Le jeune homme, se penchant de nouveau vers son voisin :

— Je te l'avais dit.

Elle ouvrit la porte en verre, lentement, mais sûrement, se mordit la lèvre inférieure, et fronçant ses sourcils, elle leur dit, d'une voix emplie de gravité :

— Dites-moi, qu'est-ce que vous foutez tous encore là ?

— C'est qu'on t'attendait, se défendit le grand monsieur.

— Ôte-moi d'un doute, Francis, on a bien une mise en ligne aujourd'hui ?

— Oui... murmura l'autre.

— Je me suis battue pour pas qu'on vous l'impose le vendredi, parce que je sais la galère que c'est, et vous passez votre lundi, ajouta-t-elle en tournant en l'air son index, dans une salle de réunion, et tout ça, pour m'attendre ?

— Esther, c'est que-

Elle leva un doigt dans sa direction, lui coupa la parole sans rien dire. Personne ne répondit plus, tous étaient coupables, ou du moins complices. Alors, Esther, sur un ton sec, sans respirer une seule fois :

— Tout le monde sait ce qu'il a à faire, je veux vous voir chacun à son poste. Ce site ne va pas se mettre en ligne tout seul, et chaque minute perdue est de l'argent que l'on ne gagne pas. Sortez de cette salle, tout de suite !

Ils s'exécutèrent, sortirent en ligne, la tête baissée, tranchant de faire profil bas. Elle arrêta le jeune homme qui, bon dernier, s'étonna :

— Oui ? demanda-t-il, sans crainte.

— J'ai reçu un mail de Mr Hamilton ce matin, dit-elle d'une voix calme, presque souriante. Il est très content de ce que tu as fait pour l'urgence de la semaine dernière.

— Ah, parfait ! rétorqua simplement l'autre.

Puis, après une pause, faussement modeste, il continua :

— J'ai sacrifié ma soirée entière pour remettre en ligne son site, j'espère bien qu'il en est content !

— Mais on reste quand même trop cher pour lui, ajouta-t-elle, lasse déjà. Il pense résilier le contrat.

— Le groupe Hamilton vend des armes aux plus grands leaders de ce monde, rien n'est trop cher pour lui ! siffla-t-il entre ses dents.

— Je sais, rétorqua Esther sur le même ton. Je déjeune avec lui, tout à l'heure, je vais jouer de mes charmes pour le garder un peu plus longtemps avec nous...

— Tu lui diras de ma part, dit le jeune d'un air moqueur, que la prochaine fois qu'il reçoit un mail étrange, la première des choses à faire est de le mettre à la corbeille, et non pas de l'ouvrir.

— J'y tâcherai, répondit Ester dans un petit rire. Allez, va à ton poste, Marck !

Elle traversa ensuite, l'air de rien, l'immense open space qui constituait leur étage. Elle se dirigea, la tête haute, vers un bureau ; pas le sien puisqu'une fois la porte atteinte, elle l'ouvrit simplement pour passer sa tête. Et sans dire bonjour, ni préambule :

— Je déjeune avec Hamilton, tout à l'heure, ne m'attend pas.

Dans la pièce, un homme, la quarantaine peut-être, les cheveux grisonnant, le nez fin et long, où se posaient des lunettes rondes, était au téléphone. Il salua Esther du menton, la retint en tendant sa main, puis pointa du doigt son téléphone. Il voulait sans doute lui dire quelque chose ; alors, à contre-cœur, elle entra complètement dans la salle et ferma la porte avec la plus grande des précautions.

C'était un bureau modeste, quand on savait que celui qui l'occupait n'était autre que le patron de cette entreprise. Otis Grant, figure respectée de la nouvelle tech, PDG d'une des plus anciennes entreprises du web ; il a bâti son empire à la sueur de son front, et traîne derrière lui une prestigieuse réputation d'audacieux.

Esther avait un respect certain pour lui, et même si elle ne lui a jamais avoué de vive voix, face à face, elle le considérait sincèrement comme son mentor. Du reste, il lui arrivait encore, de temps en temps, prise d'ennui surtout, de repenser à cette nuit où ils avaient couché ensemble. Non, une folie passagère, pour ne pas mourir bête, se disait-elle, coucher avec son patron, sur son bureau, c'est un événement qui ne se présente pas deux fois dans une vie.

L'autre, terminant tant bien que mal son appel, souriait par politesse automatique, comblait l'attente de la femme, qui déjà, pianotait sur son téléphone portable :

— D'accord, j'en serais ravi ! dit-il pour signifier à Esther qu'il n'en avait plus pour longtemps.

Et, après un silence :

— Bien sûr ! aucun sou- dès aujourd'hui... ? Ah, dans dix minutes ? Comment ?!

Il écarquilla ses yeux, leva ses sourcils aussi hauts qu'il lui en était possible. Esther, flairant l'embrouille, leva le nez de son téléphone, regarda son patron. Et lui, balbutiant, cherchant ses mots :

— Vous êtes dans l'immeuble... Oui, les portiques de sécurité... d'accord... et bien à tout de suite, alors...

— Qu'est-ce qu'il y a encore ? demanda Esther, après une pause.

— Ugo, le fils Fiasco...

— Et bien ?

— Il monte, il sera là dans dix minutes, c'est pour un nouveau projet apparemment...

— On bosse encore avec eux ?

Otis regarda Esther avec des yeux remplis de détresse. Il n'en restait pas moins excité par cette nouvelle. C'était une aubaine ; il répondit frénétiquement oui de la tête, que les Fiasco payait très cher, ne négociait jamais le prix, et que :

— Il n'y a que toi qui puisses m'épauler sur ce dossier, Esther !

— Et merde... siffla-t-elle. J'avais prévu autre chose moi, ce matin...

Mais l'autre, de son air de chien battu, au demeurant très teigneux, ne la lâchait pas un seul instant, et continua ses supplications de dévot. Il savait, pour l'avoir déjà vu à l'œuvre, qu'Esther était une redoutable commerciale, que sa verve et sa palabre pouvaient convaincre les plus têtus et frileux des clients. C'était une alliée de taille, même si Ugo semblait déjà convaincu. Et elle, jetant son long manteau sur l'un des fauteuils devant le grand bureau en verre :

— D'accord, mais je veux une prime, si jamais il signe !

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