Chapitre 6: Mars (6)

La pluie tombait telle un rideau opaque et transformait le paysage en une image floue aux couleurs ternies.

Valiammée se tenait au milieu d'un plan de fleurs bleues luisantes, seule. Elle était trempée, mais refusait de se mettre à l'abri.

Elle n'aurait pas cru le penser un jour, mais la pluie lui avait énormément manqué ces neuf dernières années. C'était des jours après qu'elle eut de nouveau goûté à la lumière du jour que celle-ci s'était décidée à tomber du ciel en torrents.

Valiammée ne l'aurait manqué pour rien au monde.

Les gouttes heurtaient les arbres, les bâtiments et le sol dans une mélodie apaisante. L'air était empli de l'odeur de la terre mouillée.

Valiammée rejeta des mèches de cheveux grises derrière son dos pour dégager son visage. Le grondement du tonnerre retentit comme une explosion et un éclair transperça les nuages pour illuminer le paysage sombre.

Alors seulement elle aperçut Lysandre qui s'approchait d'elle.

- Qu'est-ce que tu fais dehors ? demanda-t-il. Tu dois être gelée...

- Non, ça va, le rassura Valiammée. Je voulais juste admirer la pluie.

- De très près, à ce que je vois, plaisanta Lysandre.

Il alla s'asseoir à côté d'elle et leva les yeux au ciel. La pluie roula sur son visage avant de glisser sur ses cheveux et ses vêtements. En quelques instants, il se retrouva trempé.

- Qu'est-ce que tu penses de cet endroit ? demanda Valiammée.

- J'avoue avoir des sentiments mitigés, répondit Lysandre à son étonnement.

Le tonnerre explosa de nouveau au dessus de leurs têtes.

- Tout est trop beau ici. Généralement, ça n'annonce rien de bon. Même si nous sommes à l'extrême sud du continent, les ennemis auraient dû frapper. Ils frappent partout.

- Mais ils ont frappé, argua Valiammée. Tu as bien vu les bâtiments détruits, toi aussi...

- C'est différent. Selon les propos d'Anthropa, les gens ici ne savent presque pas se défendre, et dans ce cas, il suffit de deux ou trois personnes pour causer ce genre de dégâts. Pas d'une armée.

Pendant un instant, il n'y eut plus que le bruit assourdissant de la pluie. Les lèvres serrées, Valiammée espérait que Lysandre se trompait. Sinon, cela signifiait que le calme auquel ils aspiraient ne se trouverait pas ici.

Elle ne voulait pas partir.

- Rentrons, proposa doucement Lysandre en lui tendant la main.

Valiammée sentit enfin le froid s'insinuer sous sa peau. Un nouvel éclair frappa au loin, vive lumière blanche dans la noirceur de la nuit. Elle saisit la main de Lysandre.

La pluie glissait sur ses cils, roulait sur ses joues, disparaissait sous ses vêtements.

Elle-même n'était pas certaine de pleurer.

Les magiciens n'avaient pas revu Anthropa depuis leur arrivée à Heberen. C'était la petite magicienne malingre qu'ils avaient aperçu en sortilège de translation – Mara – qui s'était occupée d'eux. Elle leur avait indiqué les endroits clés de la cité, donné un lieu ou dormir ainsi que des ressources avant qu'ils ne trouvent un travail pour se sustenter eux-mêmes. Parler avec elle était beaucoup moins oppressant que de faire face à Anthropa, et pourtant, Mara s'était décrite comme étant son apprentie. Elle ne devait avoir absorbé que son savoir et non sa façon d'agir, ce qui était assez étonnant puisqu'elles se côtoyaient en permanence.

Valiammée ne savait pas trop pourquoi Anthropa recherchait des magiciens capables de maîtriser la magie bleue, mais s'était portée volontaire. Si cela pouvait aider à faire reculer la guerre de quelconque façon que ce soit, elle n'allait pas garder ses habilités secrètes.

Même si la magie bleue la terrifiait.

Elle rentra dans l'atelier d'Anthropa en faisant attention à ne pas faire de bruit. À l'intérieur de la grande tour, le moindre chuchotement était décuplé par l'écho.

La grande table au centre de la pièce croulait toujours sous les ouvrages, mais Anthropa n'était pas en train de travailler dessus. A vrai dire, elle n'était nulle part. Valiammée, curieuse, en profita pour jeter un œil aux décorations. Les murs de pierre sombre aux étranges veines d'argent étaient entièrement nus, à l'exception d'une gigantesque collection d'armes en tout genre qui suivait la courbe ascendante des escaliers en colimaçon.

- Te voilà, résonna la voix d'Anthropa.

Valiammée sursauta. Anthropa descendit les marches en vitesse. Elle devait provenir du toit, ou alors d'une autre pièce se trouvant au dessus de la voûte aux cristaux colorés.

- Je suis venue par rapport à la magie bleue, indiqua Valiammée. Tu avais demandé qui pouvait s'en servir.

- Je me souviens, oui. Tu as beaucoup pratiqué ?

- Eh bien...

- Non, ça se voit. Tu n'aurais pas l'air aussi fraîche, sinon.

Anthropa arriva en bas de l'escalier. Ses cheveux ambrés prenaient une teinte moins vive sous la lumière bleutée des vitraux en rosace qui constellaient les murs. En revanche, cela faisait grandement ressortir ses cernes sombres.

Valiammée ramena une mèche grise derrière son oreille, mal à l'aise. Pour une fois qu'elle souhaitait se rappeler de l'éducation fournie par le temple d'Astras, elle la sentait lui glisser entre les doigts. Après neuf ans loin des rassemblements, les contacts n'étaient plus aussi naturels.

- Pourquoi veux tu des magiciens qui maîtrisent la magie bleue ? demanda-t-elle.

- Pour mes expériences. Un moyen radical de mettre fin à la guerre. Tu peux faire une démonstration ?

- Je ne sais pas trop m'en servir. J'ai réussi une fois par inadvertance. Ça pose probl...

- Ça ira, la coupa Anthropa en hochant le tête. Allons dehors, je n'ai pas envie que tu brûles mes ouvrages par accident.

Valiammée cligna des yeux à plusieurs reprises. Anthropa ne voulait pas abîmer ses précieux livres, mais blesser un passant ne semblait lui poser aucun problème.

- Il n'y a pas d'autres magiciens plus qualifiés que moi ? l'interrogea-t-elle.

- Non, répondit Anthropa. Heberen n'est pas une cité de combattants, les habitants refusent d'user de magie bleue. En vous voyant arriver, j'ai eu de l'espoir. Je ne vais pas rechigner sur tes capacités médiocres.

La magicienne invita Valiammée à la suivre et poussa la porte de bois sculpté pour s'aventurer à l'extérieur. Les soleils étaient hauts dans le ciel mais l'herbe était encore humide de la pluie de la veille. Valiammée s'empressa de la rattraper.

- Alors comme ça tu es une élue du temple d'Astras ? demanda Anthropa. Tu n'as pas exactement la prestance que j'imaginais. Mais je suppose que la guerre est une circonstance atténuante.

- Plutôt, oui, murmura Valiammée.

Anthropa esquissa un sourire.

- Désolée si j'en dis trop, je n'ai aucun filtre. Enfin, parle-moi un peu de toi.

- Je... c'est à dire ?

- Tes centres d'intérêts et passions, ta vie dans les souterrains et au temple, ce genre de choses.

Valiammée demeura silencieuse. Non pas qu'elle ne voulut pas lui répondre, mais rien d'adéquat ne lui traversait l'esprit. Sa vie au temple était trop lointaine pour être suffisamment tangible à ses yeux, tandis que la vie dans les souterrains n'était rien d'autre qu'ennui et inquiétude.

Quant à ses passions, elle n'en avait aucune. Il fallait dire qu'elle n'avait jamais eu l'embarras du choix.

- Et toi ? demanda-t-elle, embarrassée.

- J'aime la magie, répondit Anthropa. On peut dire que c'est ma raison de respirer. Je l'étudie sous toutes ses formes, même les plus étranges ou inattendues. D'ailleurs, tu savais qu'elle avait un rapport à la minéralogie ?

- Non, s'étonna Valiammée.

Au moins, la conversation n'était plus focalisée sur elle. Anthropa se perdit dans ses explications, qui, Valiammée devait l'avouer, était surprenantes.

- Chaque courant à une pierre qui lui est affiliée, expliqua Anthropa. Une pierre avec qui sa lumière s'accorde parfaitement. C'est d'ailleurs ce qui m'a permis de résoudre le problème des sorciers.

- Les sans pouvoirs ?

Anthropa hocha vivement la tête.

- Je suis une sorcière, expliqua-t-elle. Il était hors de question que je reste sans pouvoirs toute ma vie alors que mes pairs pouvaient en profiter. Alors j'ai cherché la raison pour laquelle nous étions différents et comment corriger ça. J'ai trouvé.

Anthropa décrocha le fin morceau de bois d'ébène fixé à sa ceinture et le brandit sous la lumière du jour. L'objet, finement ouvragé, était couvert d'éclats de pierres couleur d'ivoire.

Anthropa tendit le bâton devant son visage et des étincelles blanches s'en échappèrent par dizaine, pour finalement s'estomper dans l'air avant d'atteindre les dalles ocre qui constellaient le sol.

- Les sorciers ne sont pas des sans pouvoirs et ne l'ont jamais été. Notre magie a simplement un fonctionnement différent du votre. Il nous faut une pierre correspondant à notre courant pour la matérialiser. Tu te rappelles mes explications sur la lumière de la dernière fois ? En fait, c'est comme si les sorciers avaient besoin d'aide pour diffracter la magie en dehors de leur corps, contrairement au reste des magiciens. D'où l'utilisé des cristaux et le rapport à la minéralogie.

- C'est... commença Valiammée.

- Incroyable ? Oui et non. En soit, ce n'était pas si difficile à deviner, juste que beaucoup de gens ne s'en souciaient pas. C'est plus simple de se dire que les choses sont ainsi plutôt que de chercher à comprendre pourquoi et comment. Oh, nous sommes arrivées.

Elle désigna, dans un espace où les habitations étaient très disparates, un grand cercle de pierre noire – la même qui constituait son atelier – installé sur une large étendue de lavande. Anthropa guida sa camarade jusqu'au centre.

Valiammée sentit des légers picotements parcourir sa peau dès qu'elle mit un pied sur le cercle.

- La pierre est recouverte d'un enduit alchimique de ma création, expliqua Anthropa. Nous y sommes comme dans une bulle : la magie ne s'échappe pas.

Pour le démontrer, elle usa de sa baguette et lança des éclairs devant elle. Ils s'étendirent sur cinq mètres, puis s'écrasèrent contre une barrière invisible à l'endroit exact où la pierre s'arrêtait.

Valiammée était encore stupéfaite de la voir manier la magie de cette façon. Déjà parce qu'elle était une sorcière, et ensuite parce que les magiciens n'utilisaient jamais rien d'autre que leur corps pour se servir de leur magie. C'était comme voir quelque chose de familier et d'étranger en même temps.

- Maintenant, à toi, annonça Anthropa. Use de magie bleue.

Valiammée, nerveuse, tendit sa main devant elle et se concentra. Une fumée grise s'échappa de sa paume pour s'enrouler autour de ses doigts.

- Ça, c'est de la magie blanche, indiqua Anthropa.

- Je sais, répondit Valiammée. Une minute...

Elle se concentra un peu plus et ses sourcils se froncèrent. Au lieu de changer de couleur pour devenir d'un bleu presque fluorescent, sa magie devint noire d'encre. Valiammée en était bouche-bée.

- Et ça c'est de la magie noire, reprit Anthropa en soupirant.

- Je n'en avais jamais usé avant, s'étonna Valiammée. Je ne comprends pas...

- Tu réfléchis trop. Respire, détends-toi, et laisse toi guider par tes sens. Cela devrait être naturel.

Valiammée sentit sa main trembler devant elle. Sa magie redevint grise. Les visions de cauchemar qui la hantaient depuis son enfance se frayèrent un chemin son esprit. Elle cligna frénétiquement des paupières et ramena sa main contre sa poitrine comme si elle venait de se brûler.

Pourquoi s'était-elle proposée à user la magie bleue quand elle savait pertinemment qu'elle en était incapable ?

Que cherchait-elle à se prouver ?

- Je crois qu'on va devoir travailler sur toi, soupira Anthropa.

- Désolée, répondit Valiammée. Peut-être que quelqu'un d'autre sera plus doué que moi.

- Non.

Anthropa pencha la tête sur le coté. Ses yeux ambrés étincelaient d'une lueur de défi.

- Les trois Phébéiens ne peuvent pas user de magie bleue car leur ethnicité ne le leur permet pas, ce qui les élimine d'office. Quant à Ténèbres et Miranda, du peu que j'ai vu, ils ne sont pas de ta trempe.

- De ma trempe ? s'étonna Valiammée.

- Eh bien oui, tu as été élevée pour devenir reine et Maîtresse Magicienne. T'enseigner à toi sera plus rapide.

- Je ne me suis jamais entraînée à la magie, au temple. Je ne doute pas d'avoir des capacités supérieures à Ténèbres, mais Miranda me surpasse aisément.

Anthropa esquissa un sourire taquin.

- Les élus ont toujours été plus doués en magie que les autres. Crois-moi, de vous trois, tu étais le meilleur choix que j'aurais pu espérer.

- Le plus désespéré, également.

Le visage d'Anthropa retrouva son sérieux. Le même sérieux que lorsqu'elle exposait ses théories.

- Je suis originaire d'ici, dit-elle. Je n'ai jamais connu la violence de la guerre comme les autres cités. Je sais ce que produit la magie bleue, mais je ne l'ai jamais vu sur un champ de bataille. Et surtout, je n'ai pas ta mémoire d'élue, qui t'oblige à te souvenir de tout en détail.

Valiammée baissa les yeux. Elle n'avait rien dit, mais Anthropa avait compris.

- J'aime à travailler sur l'individuel et non le collectif, poursuivit la sorcière. Comprendre chacun pour l'aider au meilleur de mes possibilités. Tu es capable de bien des choses, mais il va falloir surpasser les obstacles que forment tes souvenirs passés. Ne plus les considérer comme un poids, mais comme une force.

Valiammée fut incapable de répondre quoi que ce soit, sa main toujours soigneusement ramenée à sa poitrine. Elle voulait croire aux paroles d'Anthropa, mais avait peur d'échouer et de la décevoir.

Elle n'avait rien de la reine qu'elle aurait dû être.

Non, elle n'était rien de plus qu'une ombre parmi des êtres de lumière.

- Je t'attends demain dans mon atelier, déclara Anthropa devant son silence. L'heure que tu veux, même en pleine nuit si ça t'enchante. Mais je veux que tu viennes.

À ces mots, elle se détourna. Valiammée, immobile, la regarda disparaître à l'horizon.

Anthropa, un être de lumière avec pour ambition de transformer la nuit en jour.

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