Chapitre 40: Mai (19)

C'était ici, au bout d'un couloir vide et sombre, qu'ils se séparaient.

- Donnez-moi juste deux minutes, demanda Valiammée à Herin et Hui.

Elle n'attendit pas qu'ils acceptent ou refusent – de toute manière, c'était elle, la reine – et rejoignit ses camarades qui s'apprêtaient à chacun emprunter un chemin différent.

Ariane et Miranda montaient.

Lysandre et Vénérios descendaient.

Après la mort brutale de Ténèbres, dire que Valiammée était effrayée était un euphémisme. La réalité de ce qui pourrait advenir l'avait rattrapée. Elle avait l'impression que les tatouages sur son bras droit picotaient comme pour l'inciter à vérifier chaque instant que tout le monde était encore en vie.

D'ici peu, ce ne serait peut-être plus le cas. Elle ne voulait pas y penser.

- Faites attention, s'il vous plaît, dit-elle.

Miranda lui saisit les mains et lui adressa un sourire rassurant.

- Ne t'inquiète pas, Valiammée, nous ferons très attention. Le but n'a jamais été de prendre des risques inconsidérés, plutôt le contraire.

- Je sais, mais vu la situation...

Miranda la serra dans ses bras, d'abord délicatement, puis avec plus de force, pour l'empêcher de terminer sa phrase. Valiammée fut surprise par le geste, puisque sa camarade ne l'avait jamais enlacée ainsi par le passé. D'habitude, Miranda était son pilier, mais là, elle avait l'impression que c'était l'inverse.

Par respect et pour préserver leur intimité, les autres magiciens s'éloignèrent de quelques pas.

- Tout ira bien, assura Miranda. L'important est que tu restes en sureté.

- Je ne veux pas qu'il vous arrive quoi que ce soit.

- Je sais. L'inverse est toute aussi vraie.

Miranda la relâcha et chassa le début de larmes qui s'était formé au bord de ses paupières. Elle garda l'une de ses mains sans la sienne.

- Tu sais que je tiens beaucoup à toi, n'est-ce pas ?

Valiammée sentit sa gorge se nouer et son cœur battre plus vite. Oui, elle le savait, et c'était réciproque. Cependant, cette déclaration soudaine de Miranda sonnait plus... Profonde que d'habitude.

Devait-elle lire quelque chose entre les lignes ?

Était-ce vraiment le moment opportun pour ça ?

- L'attaque va être plus violente celle fois-ci, indiqua Valiammée. S'il te plaît, reviens.

- Je vais essayer, promit Miranda.

Leurs mains se séparèrent et la prêtresse se recula. Après un dernier sourire encourageant, elle rejoignit Lysandre et Vénérios pour les saluer, tandis que Valiammée s'approchait d'Ariane. Cette fois-ci, l'échange fut bien plus court. Ariane n'avait jamais été très bavarde.

- Reste bien en sécurité au palais, dit-elle. On s'occupe du reste.

Valiammée hocha la tête. Ariane lui tapota le haut du crâne et suivit Miranda, qui avait quitté les deux Phébéiens et s'apprêtait à rejoindre les escaliers les plus proches.

Elles s'éloignèrent jusqu'à disparaître de la vision de Valiammée, qui frotta son bras tatoué par réflexe. De leur groupe, c'étaient elles deux qui prendraient le plus de risques.

Vénérios vint passer un bras sur ses épaules. Valiammée avait à peine remarqué qu'il s'était glissé à ses côtés. Pourtant, du haut de ses deux mètres dix, il était loin de passer inaperçu.

- Elles savent ce qu'elles font, affirma-t-il. Si Miranda sent que c'est trop dangereux, elles arrêteront, et on trouvera d'autres moyens de venir à bout des mages aériens. Les Ifrayens aussi doivent se pencher sur la question, comme Gyalan l'a fait remarquer. Avec un peu de chance, ils auront eux aussi des ressources.

- J'espère, soupira Valiammée.

- Pour le moment, la situation est sous contrôle, ajouta Lysandre, qui s'était joint à eux. Puisque nous sommes préparés, même si Solen attaque en force, ça devrait durer.

Certes, mais ils ne pouvaient pas assurer leur défense pendant des heures durant. Les deux côtés allaient s'épuiser et c'était une très mauvaise idée de jouer l'issue de ce combat sur l'endurance. La population actuelle de Caméone additionnée à celle des souterrains d'Astras comptait très peu de magiciens qualifiés, et si les pierres de courant compensaient en partie, le problème n'en restait pas moins le manque d'entraînement généralisé.

- Vénérios et moi allons y aller, annonça Lysandre. Viens nous chercher si tu as le moindre problème. Normalement, nous serons dans l'entrée du palais.

- D'accord, répondit tristement Valiammée. Bon courage.

Lysandre se pencha en avant pour déposer un baiser sur le haut de son crâne. Il demanda à Hui de faire bien attention à elle – le mage rouge acquiesça sans la moindre hésitation – puis s'éloigna dans le couloir avec Vénérios. Là encore, Valiammée les regarda partir avec un pincement au cœur.

Pour elle qui avait passé neuf ans de son existence en leur présence quasi permanente, c'était particulièrement étrange de se retrouver séparée d'eux maintenant.

- Allons-y, lui dit Hui. Il faut vous mettre en sureté et je ne veux pas prendre de risque.

Valiammée poussa un soupir, tâcha de rester sereine, puis retourna à leurs côtés.

Herin posa une main dans son dos pour la réconforter. De la part de quelqu'un qui avait voulu la jeter vers une mort certaine, Valiammée ne savait pas si elle appréciait ou non.

C'était la décision de Herin qui avait poussé leur groupe à partir vers Heberen et à rencontrer Anthropa, ce qui avait mené à ce jour précis et à leurs chances de vaincre Solen. Mais ce souvenir n'en restait pas moins douloureux.

Tandis que le bruit de leur pas était devenu le seul à percer le silence des couloirs déserts, Valiammée se décida à le briser.

- Est-ce que tu nous a cru morts ? demanda-t-elle.

Herin ne comprit pas tout de suite que la question lui était adressée. Mal à l'aise, elle retira la main qu'elle avait laissée sur son dos.

- Après vous avoir mis dehors ? Oui. Ceux qui ont longtemps vécu dans les souterrains ne font pas long feu à la surface.

- Lysandre, Ariane et Vénérios sortaient régulièrement, argua Valiammée.

- Je sais. Je pariais davantage sur leur survie à eux. Mais avec trois personnes à protéger, leurs chances étaient grandement diminuées.

Au moins, Valiammée appréciait l'honnêteté de Herin. Devant elles, Hui faisait mine de rien, mais devait écouter leur échange attentivement.

- Je ne regrette absolument pas ce que j'ai fait, si c'est ce que tu veux savoir, poursuivit Herin. Les ressources des souterrains devenaient de plus en plus rare et le mécontentement ne faisait que grandir. Il a fallu prendre des décisions, et parfois, les choix se font d'eux-mêmes.

- Je ne sais pas si je suis contente ou désolée d'avoir dû partir, reconnut Valiammée.

- Sois contente. Vous avez sauvé les souterrains et vous allez faire de même avec le continent.

Ça, ce n'était pas encore dit, même s'ils étaient en bonne voie. Solen ne comptaient pas se laisser faire maintenant alors qu'ils avaient passé pratiquement une décennie à saccager leur continent.

Ils se retrouvèrent devant la porte de son bureau. Le bureau du dirigeant.

Tant de choses ici lui appartenaient légalement. En méritait-elle seulement la moitié ?

- J'ai l'impression de n'avoir rien fait, avoua Valiammée. Je n'ai fait que suivre les autres. Et maintenant c'est moi la priorité. Ça n'a aucun sens.

- Tu as fait bien plus en quelques mois que beaucoup depuis le début de la guerre, contra Hui en ouvrant la porte.

- Ça n'a jamais été de ma propre initiative. Anthropa a fait bien plus que je ne le pourrais jamais.

- Elle est une exception. Crois-le ou non, je n'ai pas fait plus que toi.

Valiammée en doutait profondément, mais ne répondit rien. Elle entra dans le bureau à la suite de Herin et laissa Hui fermer la porte derrière eux. Ensuite, elle s'assit par terre et s'affaira à garder son calme.

Combien de temps elle resterait là, immobile et impuissante, elle n'en savait rien.

Combien de temps durerait l'attaque et quelles seraient les pertes engendrées, elle ne voulait pas y penser.

Ariane était allée chercher un arc après s'être rendue compte que ce serait plus simple de tirer avec le verre de cette façon. Les flèches de sang de Hui l'avaient grandement inspirée, elle ne pouvait le nier.

Pendant qu'elle s'était absentée, Miranda avait pris le temps d'analyser les flux telluriques pour mettre la main sur leur première cible. Assise dans son cercle de concentration rouge luisant, les yeux fermés, elle ressemblait presque à une statue. Seule sa respiration qui soulevait sa poitrine et faisait bouger les plis de sa longue robe de prêtresse rappelait à quiconque l'observait qu'elle était en vie.

- J'ai ce qu'il faut, annonça Ariane en rentrant dans la pièce.

Elles s'étaient installées au cinquième étage, celui juste en dessous du toit. Sachant que personne ne s'y trouvait hormis elles, si des problèmes survenaient, ils n'impacteraient personne.

Miranda ouvrit les yeux pour contempler l'arme. Elle ne la reconnaissait pas.

- Tu n'as pas pris ton arc ?

- J'en ai trouvé un autre dans la pièce où sont entreposées toutes nos armes. Il avait l'air mieux.

Ariane se concentra pour former ce qui ressemblait à une flèche de verre dans sa main. Elle la plaça contre l'arc, se tourna vers un mur vide, puis relâcha la corde tendue. Le verre perça l'air dans un sifflement et s'encastra plusieurs centimètres dans le mur, d'où un nuage de poussière s'échappa. Normalement, Valiammée ne lui en voudrait pas d'abîmer son palais.

Puisqu'Ariane dirigeait en partie le verre avec sa magie, elle pouvait se permettre de faire des tirs plus approximatifs et de corriger la trajectoire d'elle-même. Cela lui facilitait la vie.

- Alors ? lui demanda Miranda.

- Parfait, commenta Ariane. On peut commencer.

La prêtresse acquiesça.

- Je pense pouvoir ouvrir des portails au dessus des magiciens. De cette façon, il y a moins de chance qu'ils nous remarquent.

- Judicieux.

- Il y a un large groupe de mages bleus à proximité du palais, toujours dans les airs. Je sens dans les énergies que notre défense est moins efficace ici.

Miranda fronça les sourcils et crispa ses doigts posés contre le sol de bois.

- Il y a d'autres endroits similaires, mais la plupart se rapprochent de notre emplacement.

- Ils veulent détruire le palais, quelle originalité, ironisa Ariane. Ils vont manger du verre.

Miranda vérifia une nouvelle fois qu'elle était prête, puis lui indiqua qu'elle allait ouvrir le premier portail. Ariane se positionna, arc et flèche en main, et les pointa vers le sol.

Le bois lustré ondula avant de renvoyer l'image de la cité vue du ciel. Ariane tira dès qu'elle aperçut un morceau de tissus blanc ornementé d'arabesques argentées. Elle n'eut qu'une seconde pour voir la scène, mais ce fut suffisant pour une constatation inquiétante.

Il y en avait beaucoup.

Le portail se referma, ne laissant plus que l'odeur âcre de la magie bleue qui avait envahie la pièce dès son ouverture.

- Tu sens combien de présences, dans les airs ? s'enquit Ariane.

- Je ne sais pas exactement, c'est confus, répondit Miranda. Entre trente et quarante sur ce point unique.

Beaucoup trop.

- La défense. Tu sais comment elle s'en sort ?

- Les boucliers tiennent, mais je pense que personne n'a la possibilité d'attaquer en retour.

- Je crois qu'on va rester ici un bon moment.

Ariane prépara de nouvelles munitions. Plutôt que de placer une unique flèche sur son arc, elle en positionna deux. C'était moins confortable pour tirer, mais puisque sa magie faisait la moitié du travail, elle pouvait se le permettre. Pour le moment, mieux valait la rapidité que le confort et la précision.

Pendant ce qui leur parut une éternité, Miranda ouvrit des portails contre le sol et Ariane tira au travers. Mais plus elles éliminaient de mages bleus aériens, plus elles avaient l'impression que d'autres se ramenaient.

Solen avaient bien compris que le palais était une zone critique à attaquer. Détruire les quartiers plus éloignés de Caméone n'allait pas leur conférer la victoire. Détruire le palais, en revanche, allait mettre à mal l'entièreté de leur stratégie. Ils étaient forcément en train de déplacer leurs troupes d'un point à un autre. Or, puisqu'ils volaient, ils allaient forcément plus vite qu'Eole.

Il allait bientôt y avoir un problème de forces inégales.

Miranda posa une main contre son cou pour reprendre son souffle après plus d'une heure d'efforts continus.

Elle saignait du nez.

Ariane s'accroupit à ses côtés, posa son arme à ses pieds et lui essuya la trainée sanglante de sa manche. Elle qui portait des vêtements clairs, la tâche en fut particulièrement visible.

- Tu veux faire une pause ?

- On n'a pas le temps, contesta Miranda. Tu vois bien qu'ils concentrent leurs forces.

- Si tu tombes d'épuisement, on n'ira nulle part.

Miranda secoua la tête et ramena une mèche de cheveux bruns derrière son oreille.

- Ça va aller, assura-t-elle. Je peux encore continuer un peu.

- Dans ce cas...

Ariane s'assurerait tout de même de son état de santé de façon plus récurrente. La dernière chose qu'elle voulait était de la voir se blesser, ou pire encore.

Elle poursuivit ses tirs de flèches deux par deux. Miranda mettait un peu plus de temps que par le passé à ouvrir les portails, même si elle y plaçait toute sa volonté.

Qu'elle le veuille ou non, la pause allait approcher.

Ariane plaça deux nouveaux projectiles contre son arc. Le sol ondula, l'image qu'il renvoyait changea et elle se prépara à tirer. Cependant, elle n'en eut pas l'occasion.

Son regard se braqua dans celui d'une mage bleue, tête et bras levés vers leur portail. Elle n'eut pas le temps d'écarquiller les yeux qu'une colonne de flammes abrasives traversa le ciel, droit vers elles.

- Attention ! hurla Ariane.

Elle tira sans savoir si ses flèches perceraient la magie bleue et atteindraient leur cible, puis se jeta contre le sol, le plus loin possible du portail. Un air glacial s'infiltra dans la pièce.

Ariane se redressa, le cœur battant, pour voir que Miranda l'avait refermé aussi sec. Le champ de force presque brisé qu'elle avait formé devant elle à la hâte lui avait sans doute sauvé la vie. Elle se précipita vers elle.

- Tout va bien ?

Miranda acquiesça, néanmoins hagarde. Elle avait fait bien trop d'efforts. Ariane la serra dans ses bras.

Elles avaient échappé de justesse à une catastrophe. Cependant, une autre se préparait.

Solen avaient compris leur manège. Vu leur réplique où n'existait pas une once d'hésitation, voir leurs soldats tomber du ciel transpercés par des éclats de verre avait fini par attirer leur attention vers les portails, qu'ils sachent où non comment ils fonctionnaient.

Impossible de poursuivre avec cette stratégie si elles voulaient éviter de prendre des risques. Mais il restait toujours trop de mages aériens. Et avec le déplacement de leurs forces pour tenter de détruire le palais...

Ce problème avait une solution simple et radicale.

- Changement de plan, décréta Ariane en relâchant Miranda. J'ai une idée.

- Comment ça ? s'inquiéta la prêtresse.

- Le général Cartaris a dit qu'on pouvait utiliser les bombes à magie bleue si c'était vraiment nécessaire. Je crois qu'on va en avoir besoin.

Les mages bleus étaient peut-être dans les airs, et donc en dehors de leur portée, mais il n'en restaient pas moins agglutinés sur un périmètre restreint. Il suffisait d'une occasion, d'un dernier tir, et leur plan de destruction pouvait être complètement renversé.

Il suffisait qu'Ariane trouve Adan et lui explique ce qu'elle comptait faire. Il accepterait forcément de lui donner une bombe.

En revanche, mieux valait qu'elle ne rate pas son coup.


(Bonjour ! J'avais prévu que l'histoire ferait 42 chapitres, mais finalement ce sera plutôt 45. Je compte la finir en décembre (normalement), donc si je ne le fais pas vous avez le droit de me huer. Bonne journée !)

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