Chapitre 4: Mars (4)

La chaleur du mois de mars avait au moins le mérite d'être douce et non écrasante.

Les trois soleils brillaient de leur éclat singulier et le vent frais repoussait leurs cheveux en arrière. Selon Lysandre, cela faisait longtemps qu'il n'avait pas fait aussi beau. Généralement, à cette période de l'année, la pluie ne cessait de tomber et le printemps tardait encore à montrer le bout de son nez.

Astras, même partiellement détruite, gardait l'essence qui avait fait sa grandeur. Les bâtiments en ruine laissaient des blocs de pierre grise joncher le sol au pavement éclaté, où les motifs peints à la main formaient désormais un dessin abstrait. Entre les interstices de cette mosaïque, des plantes colorées avaient commencé à pousser, laissant peu à peu la nature reprendre ses droits. Quelques insectes voletaient autour, peu affectés par le ravage des lieux.

Cependant, il ne fallait pas se laisser tromper par le calme. Le danger se trouvait partout autour d'eux au même titre que l'air qu'ils respiraient.

Valiammée frappa dans un caillou par accident et sursauta quand il ricocha bruyamment contre un mur. Miranda lui jeta un sourire amusé.

- Ne t'inquiète pas, Valiammée, dit-elle. Si quelque chose approche, je le saurais bien avant.

- Je le sais, indiqua cette dernière, mais j'ai une prédisposition à l'inquiétude.

Miranda posa une main délicate sur son épaule. Ses cheveux noirs, désormais exposés au soleil, ressortaient bien plus clairs et brillants qu'ils ne le faisaient dans les souterrains, où ils étaient constamment couverts de poussière. Cependant, sa longue robe blanche de prêtresse était salie, notamment au niveau de la traîne, qui avait pris une teinte noirâtre.

- Allons, Valiammée, reprit Miranda. Tu sais que tu n'es pas seule. Nous sommes une bonne équipe, tous ensemble. Ce n'est pas Solen et Ifraya qui vont en venir à bout si facilement.

Ces quelques paroles eurent le don de rassurer Valiammée. Elle huma l'air et apprécia de ne pas sentir l'odeur âcre de la magie bleue, qui saturait pourtant l'atmosphère au moment où ils avaient quitté les souterrains.

- Tu n'as pas peur, toi ? demanda-t-elle. De ce qui va nous arriver ?

Miranda leva ses yeux d'émeraude en direction du ciel.

- Bien sûr que j'ai peur. Tout le monde a peur.

- Ce n'est pas l'impression que j'en ai.

- Parce que nous avons tous nos moyens pour l'enfouir. Ou alors certains sont de bons acteurs.

Ariane et Vénérios se laissaient guider par leur détermination et leur colère. Lysandre par la façade de calme qu'il gardait en toutes circonstances. Miranda par la certitude qu'elle pouvait sentir tout ce qui l'entourait.

Valiammée et Ténèbres, eux, étaient juste terrifiés.

- Dans la façon dont je perçois les choses, poursuivit Miranda, notre destinée est déjà tracée. Si je suis dehors confrontée au danger, c'est que ma place s'y trouve. Et si je dois mourir demain, c'est que mon histoire n'avait pas de suite.

- C'est à la fois réconfortant et déprimant, soupira Valiammée.

- Comme je l'ai dit, nous avons tous des moyens différents de gérer la situation.

Valiammée vit courir deux enfants entre des ruines, suivis par une adulte qui devait être leur mère. Elle tenait de la nourriture entre les bras et n'avait pas l'air de se soucier du potentiel danger que représentait la cité.

Comment les gens s'étaient-ils habitués à ça ? Comment leur monde avait-il pu tomber si bas pour que cela devienne une vision de la normalité ?

- Je veux juste que la guerre s'arrête.

Les mots s'étaient échappés tout seuls de la bouche de Valiammée. Prononcés à voix haute, ils lui semblaient terriblement ridicules. Pourtant, Miranda lui sourit.

- Un jour ou l'autre elle touchera à sa fin.

- Mais est-ce qu'on sera encore là pour le voir ?

- Ce sera la surprise.

Valiammée braqua son regard sur ses pieds. Une surprise était supposé être positive. Pas... Ça.

Elle haïssait la situation de tout son être.

- Je refuse de passer ma vie entière à me demander si je serais encore en vie demain. Tout me paraît tellement hors de portée et en dehors de notre contrôle, c'est aussi frustrant que terrifiant.

- Je sais, acquiesça Miranda. Ça finira par changer.

Elle l'espérait.

Ce n'était pas ainsi que Valiammée aurait dû finir. Depuis sa naissance, son avenir était tout tracé, elle qui aurait un jour dû gouverner une cité du continent. Elle aurait alors eu le pouvoir de faire changer les choses.

Désormais, elle n'était rien.

Sans doute n'arriverait-elle jamais à faire le deuil de la vie qu'elle aurait dû avoir.

La route semblait tout bonnement interminable.

Cela faisait presque dix jours qu'ils marchaient à travers les plaines sans croiser âme qui vive. Leurs maigres ressources étaient bientôt épuisées et la fatigue s'insinuait en eux un peu plus à chaque instant.

- Plus le temps de faire une pause supplémentaire, déclara Ariane alors que Vénérios ralentissait. On doit avancer.

Miranda, en début de groupe, avait les yeux fermés et avançait à l'aveugle, comme si rien ne pouvait l'atteindre. Ses pieds se posaient sur le sol inégal avec une assurance impressionnante.

Quand elle ouvrit ses paupières, un fin sourire apparut sur son visage. Des mèches de sa frange se coincèrent entre ses cils sous les assauts du vent, aussi elle les dégagea d'un geste de la main.

- Je ressens de nombreuses sources de magie proches d'ici, dit-elle. Nous sommes bientôt arrivés.

Elle s'agenouilla dans l'herbe fraîche et posa ses mains à plat dessus. Sa robe blanche salie par le voyage flotta derrière elle comme un nuage ayant touché terre.

- Les flux telluriques sont très importants, là-bas, expliqua-t-elle. Je n'en avais jamais senti autant.

- Cela signifie quelque chose en particulier ? demanda Lysandre.

- Simplement que les déplacements d'énergie seront plus fluides et facilement lisibles pour moi. Je pourrais repérer des ennemis sur une distance bien plus grande qu'auparavant.

- C'est une bonne chose.

Miranda se releva et chassa l'herbe collée à sa robe.

- Mais selon la guerrière, les ennemis ne devraient pas venir jusqu'ici, n'est-ce pas ? s'inquiéta Valiammée.

Ariane voulut lui répondre, mais Ténèbres la devança. Son air sombre ne l'avait pas quitté depuis des jours.

- Ils viendront bien lorsqu'ils n'auront plus rien à détruire au nord.

Ses joues creuses créaient des ombres sur son visage à la peau rendue terne pas neuf ans d'enfermement souterrain. Ses yeux dorés étaient braqués sur le sol. Il était si maigre et silencieux que l'on aurait simplement pu le confondre avec une ombre.

- Le nord compte les plus grandes cités d'Eole, répondit doucement Ariane. Solen et Ifraya ne pourront jamais en venir à bout.

- Ce n'est pourtant pas ce qui est arrivé à Omenü, qui était l'une des plus grandes, reprit Ténèbres. Il n'en reste rien.

- Alors c'est une exception. Les ennemis ont dû la prendre à parti pour en faire un exemple et terrifier les autres. Eole ne se laissera pas marcher dessus aussi facilement.

- Et Madrigi ? Et Cirtala ? Quels avantages avaient-ils à les décimer ? Ces cités étaient minuscules.

Ténèbres releva enfin ses yeux vers Ariane, sa parfaite antithèse. Lui était petit, elle était gigantesque. Lui était aussi mince qu'une aiguille, elle possédait une carrure tout en muscles. Lui avait la peau brune, tandis qu'Ariane était extrêmement pâle, les yeux rouges écarlates tranchant vivement dans sa blancheur presque fantomatique.

- Elles étaient minuscules, mais également des symboles forts d'Eole. Madrigi, une cité de Madrigans, et Cirtala, une cité d'Astréiens. Des magiciens puissants qui, alliés ensemble, deviennent inarrêtables.

- S'ils sont si forts que cela, poursuivit Ténèbres, pourquoi ont-ils été vaincus ?

Ariane s'approcha de lui et posa une main aux doigts écorchés sur son épaule.

- Parce que rien ne résiste à la magie bleue hormis plus de magie bleue. Tout le monde n'est pas comme Solen et ne se résout pas à l'utiliser.

Ténèbres ferma les yeux un court instant, avant de s'écarter d'Ariane et de reprendre la route pour rattraper Miranda.

Valiammée se remit en marche également, les pensées occupées par l'avenir des autres cités. Les Madrigans et les Astréiens étaient les cibles les plus prisées depuis le début de la guerre, aussi ce n'était pas étonnant que les ennemis s'en soient pris aux cités qui en abritaient le plus. Dans ce conflit, seuls les Phébéiens étaient relativement épargnés.

Est-ce qu'Heberen possédait aussi une particularité pouvant pousser les ennemis à y mener une attaque ?

Elle repensa aux puissants flux telluriques dont avait parlé Miranda, mais chassa cette pensée en apercevant une haute tour se dresser à l'horizon. De toute manière, ce n'était sûrement pas un facteur déterminant.

- Il semble que nous soyons enfin arrivés, déclara Vénérios d'un ton las.

Lui, Ariane et Lysandre avaient monté la garde à tour de rôle toutes les nuits depuis leur départ. Des cernes noirs ornaient leurs visages.

Les dernières centaines de mètres à parcourir retirèrent un poids de leurs épaules et ils se rendirent compte de leur réelle fatigue. Leurs jambes et leurs pieds les faisaient souffrir et aligner deux pas devenait une épreuve. Comme d'habitude, les trois Phébéiens ne montraient rien de leurs faiblesses, le regard neutre planté devant eux.

Miranda était la seule à accélérer la cadence, sans aucun doute galvanisée par l'énergie qui traversait le sol des plaines. Ses bottes usées écrasaient l'herbe avec une telle détermination que le monde autour d'elle semblait s'être effacé pour ne plus laisser que la haute tour fendant l'horizon.

Elle se stoppa d'un seul coup.

- Magie bleue, annonça-t-elle.

L'appréhension grimpa en flèche. Miranda ferma les yeux, en pleine concentration. Ses traits s'adoucirent.

- Très faible quantité. Ce n'est pas un danger. Allons-y.

Elle reprit sa marche comme si rien ne venait de se produire. Les autres magiciens la suivirent sans grand enthousiasme, méfiants. Ariane serrait entre ses doigts la dague émoussée qu'elle s'était procurée à Astras.

- Et maintenant il va nous falloir trouver une entrée, maugréa Vénérios en observant les briques lisses.

- Droite, indiqua Miranda sans s'arrêter. Je sens des énergies.

Valiammée avait de plus en plus de mal à ignorer la douleur qui lui criblait les jambes. Elle pinça les lèvres et s'obligea à avancer d'un pas soutenu pour ne pas se laisser distancer. Hors de question qu'elle serve de poids mort.

Après une centaine de mètres à longer la haute muraille, ils parvinrent à une grande porte de métal sculpté, soigneusement fermée. Ils ne percevaient absolument aucun bruit de l'autre côté.

- Ce silence est-il normal ? demanda Ariane, ses yeux rouges rivés sur la brique.

Miranda posa ses doigts sur la porte et les laissa glisser entre les inscriptions en astréien ancien gravées dessus.

- Je ne suis pas certaine, avoua-t-elle. Il doit y avoir un sortilège d'insonorisation.

Vénérios s'avança à son tour, les sourcils froncés.

- Il n'y a qu'une seule façon de le savoir.

Il frappa le métal épais de toute sa force, ce qui eut le don de faire sursauter Ténèbres et Valiammée. Le choc résonna à leurs oreilles et fit presque trembler les briques de la muraille.

- S'il y a quelqu'un, qu'il vienne nous ouvrir ! hurla Vénérios.

Sa voix résonna dans le vide. Seul le faible sifflement du vent lui répondit.

- Ne me dites pas qu'il n'y a personne, marmonna Ariane en se frottant le visage. Ne me dites pas que l'on a fait tout ce trajet et que la cité est totalement détruite.

- Je sens beaucoup d'énergies différentes, contesta Miranda. La cité est loin d'être déserte. Mis à part quelques traces de magie bleue, tout est normal.

Vénérios continua à tambouriner à la porte avec toute la force qu'il lui restait et s'arrêta uniquement quand son poing le fit souffrir. Il s'adossa contre la brique et retira les cheveux clairs qui lui tombaient devant les yeux d'un geste rageur.

- Cessez votre tapage.

Les magiciens se redressèrent d'un bond. Juste devant la muraille, la silhouette translucide d'une magicienne maigrelette était apparue. Elle devait user d'un sortilège de translation assez mal maîtrisé.

Pendant une seconde, son image se brouilla, puis la petite magicienne réussit à la stabiliser.

- Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, méfiante.

- Des magiciens à la recherche d'un asile, indiqua Ariane. Laissez nous entrer, s'il vous plaît.

- Pourquoi devrais-je vous faire confiance ? Vous pourriez être des ennemis venus nous infiltrer. Il va falloir me donner une bonne raison d'ouvrir ces portes.

Les magiciens échangèrent des regards incertains. Comment prouver qu'ils n'étaient pas des ennemis ?

A vrai dire, c'était impossible. Tout le monde pouvait trahir tout le monde.

- Je suis une élue originaire d'Astras, déclara soudainement Valiammée, espérant que cette cité tiendrait des registres. Je m'appelle Valiammée Astrada.

L'image de la magicienne écarquilla les yeux. Son corps se dissipa une seconde avant de réapparaître, plus opaque.

- Astrada ?

Elle tourna la tête dans le vide et répéta son prénom à la personne qui devait se trouver en sa présence, à l'endroit où elle jetait le sortilège de translation.

- Vous avez les registres ? s'enquit Valiammée.

- Oui, indiqua la petite magicienne. Oui, nous les avons. Et tu es dessus, le même visage mais beaucoup plus vieux. Valiammée Astrada, cinquième du nom, future reine de Caméone.

Valiammée resta silencieuse. Déjà parce qu'elle n'aimait pas que l'on lui rappelle son ancienne vie, mais également en constatant la rapidité avec laquelle la magicienne l'avait identifiée. Leur système de classification des registres devait être très développé.

- Vous êtes les bienvenus ici, annonça finalement la petite magicienne, sans se soucier de découvrir l'identité des cinq autres.

Son image disparut dans un coup de vent.

Cinq longues minutes s'écoulèrent, puis les battants de la porte se mirent à bouger, faisant vibrer le sol sous leurs pieds. Une ouverture apparut, fin rai de lumière s'agrandissant jusqu'à laisser entrevoir la silhouette d'une jeune femme.

Ses cheveux fins coupés au carré étaient de la même teinte ambrée que ses yeux. Elle était maigre, mais pas autant que la petite magicienne qui leur avait adressé la parole quelques instants auparavant. Ses joues étaient encore pleines, et son sourire mystérieux les mettaient en valeur.

- Bienvenue à Heberen, jeunes réfugiés, dit-elle de sa voix fluette.

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