Chapitre 39: Mai (18)

Les rouages de leur défense s'étaient mis en marche avant même que Solen ne soient arrivés à Caméone. Valiammée, ramenée en urgence au palais, observait les habitants courir dans tous les sens avec empressement.

Elle ne cessait de lancer des regards furtifs vers son poignet où le nom de Ténèbres avait disparu.

Tout s'était passé si vite.

Les pierres de courant en leur possession étaient données aux porteurs enregistrés, même si une grande partie n'avait pas encore eu le temps d'arriver sur place. Des magiciens étaient dépêchés pour faire des distributions dans des zones plus éloignées, mais sans portails. Avec Miranda qui revenait à peine et Adan occupé ailleurs, personne ne se sentait de taille à relever le défi.

Valiammée repéra Vénérios, Ariane et Lysandre en train de distribuer des pierres depuis les caisses. À peine Brimari les repéra-t-elle qu'elle leur ordonna de les suivre. Embêtés de laisser leur travail en suspens dans un moment aussi chaotique, ils s'exécutèrent néanmoins. Leur présence était plus importante ailleurs.

Ils se retrouvèrent à traverser les couloirs du palais au pas de course, Brimari pour ouvrir la marche et Hui pour la fermer.

Lysandre se rapprocha de Valiammée et passa un bras autour de ses épaules pour la serrer contre lui. Elle pleurait sans même s'en rendre compte.

- Ça va ? s'enquit-il. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Valiammée ne sut quoi lui répondre. Elle l'avait vu regarder le tatouage sur son bras dès qu'il avait remarqué l'absence de Ténèbres parmi eux. Il avait déjà compris, même s'il voulait obtenir une confirmation.

- Où est Ténèbres ? demanda Vénérios, inquiet.

Sa voix résonna contre les murs du couloir. Valiammée osa se retourner vers lui et la manche de sa chemise relevée jusqu'à son coude. Derrière lui, Ariane serrait Miranda dans ses bras.

Brimari ralentit à peine.

- Il est mort, expliqua-t-elle. Solen l'ont tué.

- Comment ? insista Vénérios. Qu'est-ce qu'ils ont fait ?

- Magie rouge. On suppose que c'était pour se débarrasser de Valiammée.

Vénérios ralentit, la bouche entrouverte. Il hésita à dire quelque chose, puis se ravisa. Ariane l'incita à accélérer d'une main posée contre son dos.

- Nous sommes en guerre, rappela Brimari d'un ton posé. Tout le monde ne survivra pas pour voir le monde d'après.

Valiammée eut un pincement au cœur et baissa son regard vers ses pieds. Qui d'autre parmi eux ne verrait pas d'autre lendemain ? Qui d'autre parmi tous les visages qu'ils avaient croisé depuis leur arrivée ?

Ils arrivèrent à l'atelier d'Anthropa dans un silence seulement brisé par le bruit de leurs pas. La porte grande ouverte dévoila la présence de Gyalan et Herin, en grande conversation. En fond, Anthropa faisait les cent pas nerveusement et Adan tentait tant bien que mal de la calmer.

C'était l'heure de régler leurs derniers plans. Valiammée fut soulagée de voir que Gyalan était le seul membre de l'armée Ifrayenne à être venu. Il avait dû anticiper et demander à ses pairs de rester à leur place pour le moment. Les décisions concernant la stratégie ne leurs revenaient pas de toute manière.

- Vous voilà, soupira Gyalan. On commençait à s'inquiéter.

- Tout va bien pour nous, répliqua Brimari. Rentrons dans le vif du sujet tout de suite, nous n'avons pas de temps à perdre.

Herin se racla la gorge pour attirer l'attention sur elle. Anthropa s'était immobilisée et Adan passait une main dans ses cheveux lâchés.

- Anthropa et Adan nous ont dit, pour Ténèbres. Nous sommes désolés.

- De mon côté, j'aimerais grandement avoir un résumé des événements, poursuivit Gyalan.

- Simple, répondit Brimari, ils voulaient tuer Valiammée. Ils ont raté leur coup.

Elle et Hui se chargèrent d'expliquer l'attaque qu'ils avaient subie. Miranda et Valiammée n'osèrent pas prendre la parole une seule fois. Du moins, Valiammée se décida à le faire quand ils en eurent terminé et que tous le monde s'apprêta à passer à autre chose.

- Ils ont mal visé et touché Ténèbres à ma place. Ce qui lui est arrivé est en partie ma faute.

- Ils ont très bien visé, corrigea Hui. Tu n'as pas à prendre la responsabilité de quoi que ce soit, surtout quand tu n'es pas celle qui a attaqué.

- Bien visé ? Comment ça ?

- Ils se fichaient de qui était la cible tant qu'elle était proche de toi. Le sortilège qu'ils ont lancé sur lui l'aurait poussé à la violence. C'est un moyen simple d'utiliser ses ennemis pour faire des dégâts.

- Ce qu'ils n'avaient pas prévu, c'était la présence d'un mage rouge et d'une Chevaleresse juste à côté, ajouta Brimari. Si on n'avait pas été là, il aurait tué bien des gens.

Hui alla déposer le livre qu'Anthropa avait légué à Ténèbres sur la table déjà encombrée d'ouvrages, de cristaux et de matériel alchimique.

- J'irai le sceller complètement après que l'on en ait terminé. En attendant, que personne ne touche ou ne cherche à ouvrir ce livre. Il a absorbé le sortilège et est donc encore instable.

- C'est obligatoire de le sceller ? vérifia Anthropa. Vous ne pouvez vraiment pas vous en servir ?

- Le sortilège est très invasif. L'ouvrir, c'est prendre le risque de le libérer. Il finira par s'altérer avec le temps.

En attendant, le livre était condamnée à toute utilisation. Anthropa se pinça les lèvres. Emirah Stahlt, celle qui l'avait un jour écrit et qui devait être morte pendant la guerre, n'aurait pas aimé voir le résultat de son travail ainsi abandonné, même si elle aurait compris et approuvé les raisons. Elle aurait sans doute passé des semaines à le purifier par la suite. Malheureusement, ni Brimari ni Hui ne devaient être capables d'une telle chose, ou alors ne voudraient pas prendre le risque. Là encore, ils auraient raison.

- Vous pensez qu'ils ont d'autres mages rouges ? demanda Herin.

- C'est une possibilité, mais je n'en mettrais pas ma main à couper.

- Je pense qu'ils en ont peu, avança Gyalan. Ils ne les envoient généralement pas sur le terrain, ce qui est un indicateur. Mais comme ils se savent présentement en possible défaite, ils prennent le risque de les gâcher.

Il se tourna vers Hui et Brimari.

- Il va falloir les éliminer.

- Tant qu'on me donne leur emplacement, je peux m'en occuper.

- Je peux les trouver, affirma Miranda.

Elle avait les yeux encore rouges et humides, mais avait temporairement chassé sa tristesse pour se concentrer sur l'attaque qui leur tombait dessus. Ils auraient tout le temps de pleurer Ténèbres après.

- Tu pourrais nous ouvrir un portail à côté d'eux ? l'interrogea Brimari.

- Normalement, oui.

- Ça ne risque pas d'être trop dangereux ? s'assura Lysandre. Ils ont visiblement plus de mages rouges et de Chevaliers que nous, et si je me réfère à ce qu'ils ont fait à Ténèbres, ils sont très entraînés. On ne peut pas risquer de perdre les nôtres.

Valiammée était d'accord avec lui. Malheureusement, ils ne pouvaient pas non plus se permettre de les laisser errer dans la cité et tuer quiconque croisait leur chemin – ce qui devait déjà être en train de se produire. Ceux qui maîtrisaient la magie rouge étaient loin d'être les cibles les plus faciles, plus coriaces encore que les mages bleus. Ils n'avaient pas d'autre choix.

- Une minute, intervint Ariane. On n'est pas obligés de prendre le moindre risque.

- Je t'en prie, exprime le fond de ta pensée, lui intima Gyalan.

- On n'a pas besoin de traverser le portail. On peut les tuer à distance tant qu'il est ouvert à côté d'eux.

Anthropa fronça les sourcils et Gyalan se redressa, très intéressé par la remarque.

- Ça fonctionnerait ? demanda-t-il.

- Ça devrait, oui, confirma Anthropa. Et ça risque de les prendre par surprise.

Il ne leur fallut rien de plus pour se mettre à l'ouvrage. Adan alla récupérer les quelques pierres de courant qui étaient entreposées dans l'atelier de sa sœur et alla les donner à chaque magicien en commençant par Miranda, qui entreprit ensuite de s'asseoir à terre au centre d'un cercle de concentration. Les yeux clos, elle analysa les flux telluriques qui passaient autour d'eux à la recherche de toute trace de magie rouge.

Gyalan en profita pour lui demander à quoi ressemblait la situation à l'extérieur du palais.

- Les premiers mages bleus sont arrivés, indiqua-t-elle, et je sens une grande quantité qui se rapproche. Ils restent pour le moment dans les airs.

- Tous ? s'inquiéta Hui.

- Je crois. Il y a beaucoup de magie bleue, donc ça altère mes sens.

- Très bien, je vais envoyer des éclaireurs pour qu'ils nous fassent un rapport détaillé, décréta Gyalan. Concentre-toi uniquement sur la magie rouge.

Miranda acquiesça. Le général Cartaris, quant à lui, s'éclipsa de l'atelier pour aller chercher des subordonnés à envoyer sur le terrain.

Les cinq minutes qui suivirent furent emplies d'un silence presque total et pesant. Anthropa et Adan étaient retournés travailler sur les bombes à magie bleue – dont ils n'avaient toujours pas percé le secret –, Brimari et Hui déterminaient ensemble de quelle façon les ennemis seraient plus facilement tués, tandis que Herin, Valiammée, Lysandre, Ariane et Vénérios réfléchissaient à comment se débarrasser des magiciens dans les airs.

Les forcer à descendre ? Jouer au tir de précision comme ils avaient fait sur le toit la dernière fois ? Leur tendre un piège ? Leur vision de la situation était encore trop floue pour établir des plans concrets.

- Je crois que j'en tiens un, annonça Miranda. Il ou elle tente de se rapprocher du palais.

- Tu peux deviner son itinéraire ? demanda Brimari.

- Si cette personne a pour but de percer notre défense et de s'infiltrer ici, oui.

Gyalan fit son retour à ce moment là. Il avait passé une cape autour de ses épaules, signifiant qu'il s'était rendu à l'extérieur.

- Plusieurs soldats vont nous faire un rapport détaillé de la situation dans moins d'une heure, indiqua-t-il. J'ai manqué quelque chose ?

- On allait embrocher de l'ennemi, répondit Brimari.

Hui s'était entaillé les paumes et le sang coulait abondamment contre sa peau claire. Les gouttes devinrent fils, puis un arc entre ses doigts. Il le retint de la gauche et usa de la droite pour créer une flèche. Tous, hormis Brimari, l'observèrent faire avec fascination.

- Je vais ouvrir le portail, indiqua Miranda. Si je me fie au déplacement de son énergie, je sais où cette personne va arriver, mais comme elle court, la fenêtre d'action sera restreinte.

- Elle est proche du palais ? vérifia Brimari.

- De plus en plus.

La prêtresse se leva et s'approcha du mur derrière elle, vierge de tout contenu. Elle posa sa main droite dessus et une fine fumée rouge s'échappa de son épiderme. Hui releva l'arc et se prépara à tirer.

Miranda ferma les yeux et ralentit sa respiration. Valiammée, anxieuse, compta les secondes s'écouler dans sa tête. Les doigts de son amie se crispèrent sur le mur.

Le portail s'ouvrit.

- Maintenant, trancha Miranda.

Hui n'hésita pas une seconde. À peine vit-il la rue de Caméone se dessiner sous ses yeux dans une ondulation qu'il tira sa flèche droit vers la femme qui courait. Elle fut touchée en pleine gorge et s'écroula contre les pavés en saisissant son cou.

Le portail se referma sans que Valiammée puisse voir quoi que ce soit de plus de la scène.

- Bien visé, commenta Brimari.

- Le suivant sera pour toi, répliqua Hui.

- Avec plaisir.

Miranda retourna s'asseoir pour chercher le reste des mages rouges. Selon ses dires, cette femme était la plus proche du palais. Valiammée se détendit un peu.

L'odeur de la magie bleue lui piquait le nez, mais pas suffisamment pour qu'elle s'en inquiète plus que de raison. Elle avait confiance en ce qu'ils avaient accompli à Caméone et en la population qui voulait survivre plus que tout.

Un soldat Ifrayen les rejoignit vingt minutes plus tard, quand Brimari, Miranda et Hui éliminèrent le second mage rouge. Valiammée n'eut aucun mal à la reconnaître.

C'était Makar.

- Pour l'instant, on gère la situation, annonça-t-il à la demande du général. Beaucoup de réfugiés des souterrains d'Astras se sont joints à nous pour combattre. En revanche, ce qui m'inquiète, c'est que pratiquement tous les mages bleus restent dans le ciel.

La mine de Gyalan se fit plus sombre. Miranda avait vu juste.

- Ils vont épuiser les magiciens qui gèrent la défense, reprit Makar. On a du mal à les attaquer quand ils sont en hauteur et ils le savent.

Il fallait trouver un moyen de se débarrasser d'eux avant qu'ils ne percent leurs défenses.

- On ne peut pas faire comme avec les mages rouges ? avança Vénérios. En ouvrant un portail à côté d'eux et en les tuant à ce moment là ?

- On va clairement manquer de précision, contesta Brimari, et j'ai bien peur qu'ils finissent par comprendre notre manège. Le portail s'ouvre dans les deux sens. S'ils envoient de la magie bleue au travers...

Ils allaient tous brûler.

- Il suffit qu'on laisse le portail ouvert rien qu'une seconde, insista Ariane. Ils n'auront pas l'occasion de répliquer.

- Et comment tu veux avoir le temps d'attaquer ?

- Comme ça.

Ariane leva un bras et une multitude de pics de verre se formèrent autour d'elle. Brimari oublia toutes les remarques qu'elle se préparait à sortir pour contempler l'idée.

- On n'a pas mieux, concéda Gyalan. Ça fera l'affaire. Mais vous serez installées dans une pièce à l'écart, par précaution. Les remarques de Brimari restent valables.

- Vers le toit, proposa Ariane.

- C'est judicieux, oui.

Valiammée se mordit l'intérieur des joues. Ils allaient être séparés ? Elle se doutait que cela aurait fini par se produire, mais cela lui provoquait un pincement au cœur.

Elle espérait que Miranda ne serait pas trop mise en danger.

- Il est temps que l'on passe à l'action, conclut Gyalan. Anthropa et Adan resteront travailler ici. Miranda et Ariane iront éliminer les ennemis plus haut dans le palais.

Le général contempla les magiciens qui restaient.

- Lysandre et Vénérios s'occuperont de la défense du palais et de l'équipement de la population.

- Très bien, accepta Lysandre.

- Pour les autres, Valiammée et Herin resteront ici sous la protection de Hui. Brimari et moi irons discuter avec le reste des généraux Ifrayens pour les tenir au courant de la situation et établir des stratégies pour éliminer les mages bleus aériens.

Voilà ce que Valiammée craignait. Pendant que tous ses amis se mettraient en danger, elle resterait ici à attendre sagement. Elle savait qu'en tant que reine, sa vie était particulièrement importante, mais elle détestait se sentir aussi inutile. Surtout que demander à Hui de les surveiller revenait à gâcher son potentiel.

- D'accord, acquiesça-t-elle néanmoins.

- Nous n'avons que deux bombes pour le moment, rappela Gyalan. Si jamais quelqu'un ici se retrouve dans une situation ou il a besoin de s'en servir, allez les chercher. Ça ne sert à rien de les garder au chaud éternellement.

Tous les regards se tournèrent vers Adan, qui était celui responsable de leur protection. Il hocha la tête pour signifier qu'il coopérerait.

Valiammée leur souhaita bon courage avec leurs recherches et s'en alla à la suite de Herin.

L'atelier d'Anthropa se vida pour que chacun puisse rejoindre son poste.

- Vénérios.

Le Phébéien se figea devant la porte. À son étonnement, Anthropa s'élança vers lui et lui saisit le bras. Elle vérifia que les autres étaient partis et que son frère avait la tête dans ses livres de minéralogie.

- Fais attention à toi, lui demanda-t-elle. S'il te plaît.

Vénérios savait qu'il aurait dû être en colère contre elle après la façon dont elle l'avait ignoré. En voyant l'expression peinée et perdue d'Anthropa, il n'y parvint pas.

- Tu sais que si quelque chose ne va pas, tu peux me le dire, tenta-t-il.

- Je sais, oui.

La sorcière enroula ses doigts entre les siens, hésitante, son regard rivé vers ses pieds.

- J'aurais quelque chose d'important à annoncer, avoua-t-elle. Donc, s'il te plaît, reviens en vie. Toi et les autres.

- Je vais essayer, promit-il.

Vénérios lui adressa un sourire maladroit auquel Anthropa ne répondit pas. Il la serra dans ses bras pendant ce qui parut une éternité et une seconde à la fois, puis rejoignit Lysandre qui l'attendait au bout du couloir.

Anthropa le regarda s'éloigner en espérant que ce ne serait pas la dernière fois.

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