Chapitre 21: Avril (9)

- La magie bleue attendra.

Telle était la première phrase qu'Anthropa avait prononcée. Gyalan avait questionné l'utilisation de magie blanche pour la présente expérimentation, aussi elle s'était permise de couper court à son impatience. Bien sûr, les bombes à magie bleue étaient la finalité à atteindre, mais il fallait faire les choses dans l'ordre. Et selon la vision d'Anthropa, cela voulait dire commencer avec une magie plus stable pour voir ses différents effets possibles.

De toute façon, la puissance des pierres à la magie blanches serait nécessaire pour l'ouverture de portails. Sans elles, impossible de déplacer une armée jusqu'à Caméone ou Astras sans passer des journées entières à marcher. Ce n'était pas une perte de ressources ou de temps, plutôt l'exact opposé.

- Pas trop longtemps, j'espère, répondit Gyalan.

- Quelques jours, éluda Anthropa. On fait du mieux qu'on peut.

- Je sais. Honnêtement, vous avez été rapides.

Un compliment. Aujourd'hui, il était de bonne humeur, mais il n'était pas difficile de comprendre pourquoi. Debout au milieu de sa tente à contempler l'œuvre d'Anthropa, entouré par les magiciens d'Eole, Makar et Brimari, il se savait proche de pouvoir faire regretter à Solen leurs agissements depuis neuf ans.

- Ils ont à peine dormi, fit remarquer Brimari d'un ton sévère. Regarde leurs têtes.

- Ils ont suffisamment d'énergie pour travailler, répliqua Gyalan, c'est que tout va bien.

Son ton, bien que léger, ne laissa pas place à la contestation. Brimari secoua la tête, dépitée.

Anthropa – qui avait débarrassé leur plan de travail en chaos avec l'aide de Vénérios – réorganisa une dernière fois leurs outils déjà soigneusement alignés, chose qu'elle faisait soit par nervosité, soit dans un excès d'enthousiasme. Vu l'énergie qui se dégageait d'elle, c'était la seconde option.

La quête de la formule alchimique qui lui avait pris tant de mois se terminait, et ce grâce à Vénérios. Les armes qui allaient leur permettre de vaincre Solen ne tarderaient plus.

Elle désigna le récipient en fer qui avait été chauffé, vidé et lavé tant de fois qu'il comptait des tâches un peu partout sur sa surface.

- Dans le bol, il y a le vernis alchimique achevé et fonctionnel, annonça-t-elle. Les pierres qui sont autour correspondent chacune à un courant magique.

Les éclats bleu, verts, rouges, oranges ou encore blancs étaient étalés sur un morceau de tissus. Le plus petit n'était qu'une pépite et le plus grand avait la taille d'un pouce. Là n'était pas le stock total en possession d'Anthropa, qui correspondait plutôt au double. En revanche, certaines pierres se faisaient plus rares que d'autres.

- Vénérios et moi les avons déjà toutes recouvertes de vernis pour qu'on ne perde pas de temps entre mes explications et la démonstration, poursuivit la sorcière. Ceux qui veulent pourront expérimenter, mais je conseille que ce soit surtout des gens de courant Gamma, Béta ou Delta, j'en ai trop peu des autres pour les risquer.

- On ne peut les charger de magie qu'une fois ? s'étonna Valiammée.

- Oui, répondit Anthropa. Vénérios et moi avons essayé, et une fois que la magie a été scellée dedans, impossible d'en rajouter. Donc si on veut les remplir sérieusement, il y aura un protocole strict à respecter et il faudra s'y prendre à plusieurs magiciens pour un seul courant.

Valiammée compta les pierres sur le tissus gris. Trois ambres, quatre quartz rose et trois améthystes. Pour les autres, il y en avait une, maximum deux.

- On ne croule pas sous les Maîtres Magiciens, ici, fit remarquer Brimari. On est à peine dix sur toute la garnison et tu veux plusieurs d'entre nous pour chaque courant ?

- Je n'ai pas dit ça, contra Anthropa. J'ai besoin de magiciens, je me fiche de savoir s'ils sont formés ou non. La manœuvre n'est pas très compliquée à réaliser et tu pourras les briefer.

Brimari ne fut pas spécialement ravie d'apprendre qu'elle avait un rôle à jouer dans tout ça et qu'elle ne pourrait pas le contester. Certes, elle était habituée à entraîner des magiciens, mais la plupart des soldats avaient des bases si médiocres que même pour quelque chose de supposément simple, il lui faudrait des heures pour les former.

- Combien il t'en faudra ? soupira-t-elle.

- Huit personne par pierre serait acceptable.

- Huit ? s'exclama Brimari. Et tu penses qu'on a le temps de former tout ce monde ?

- J'ai dit que c'était simple, martela Anthropa. Dix minutes et ils en sauront suffisamment pour se lancer.

Brimari était extrêmement dubitative, mais préféra ne pas le faire remarquer. Tant qu'à faire, elle préférait encore croire Anthropa sur parole.

- Si tu as si peu de pierres, pourquoi ne pas les couper en plus petits morceaux ? demanda Ariane.

- Ce n'est pas aussi simple, répondit Vénérios.

Lui et Anthropa étaient les seuls de l'autre côté de la table. Il se sentait quelque peu gêné d'être ainsi le centre de l'attention, même si sa camarade l'attirait bien plus que lui. Surtout que normalement, il faisait partie de ceux qui recevaient les informations, pas de ceux qui les donnaient.

- Théoriquement, la pierre a une capacité maximale de magie qu'elle peut stocker, mais je ne la connais pas encore, expliqua Anthropa. On pourra expérimenter avec les plus petits morceaux pour le découvrir, mais pas question de couper les plus gros.

- Encore faut-il posséder une échelle de puissance de la magie, contra Gyalan.

- Ça aussi, je peux essayer de l'établir en vitesse.

- Avec une fiabilité contestable.

- La fiabilité, je l'aurais quand on ne sera plus en guerre et que j'aurais des ressources plus correctes pour mener mes recherches. En attendant, on s'en contentera.

Anthropa passa à la suite avant que Gyalan ne puisse en rajouter une couche. Elle fit un résumé global des étapes par lesquelles ils étaient passés pour concevoir le vernis, puisque seul le général avait obtenu des détails après leur réussite de la veille. Pendant ce temps, ce dernier s'approcha de la table et inspecta une émeraude en la levant devant son visage.

- Qu'est-ce que qui t'a permis d'établir que ces pierres correspondaient à un courant ?

- Un hasard, avoua Anthropa. Ça remonte à l'époque où j'ai compris que les sorciers avaient eux aussi de la magie, mais qu'ils ne pouvaient pas l'extérioriser.

Elle porta machinalement sa main à son cou. Ses doigts se refermèrent sur le col de sa chemise, mais se desserrèrent aussi sec, comme si ce n'était pas ce qu'ils cherchaient. Gyalan l'invita d'un regard à poursuivre.

- J'avais un collier en pierre de lune que ma mère m'avait légué, dit Anthropa d'une voix plus ténue. J'avais tendance à jouer avec quand j'étais stressée.

Sauf qu'un jour, par un pur accident, un excès de nervosité et le contact avec la pierre avaient créé des étincelles entre ses doigts. Anthropa, survoltée et confuse, avait aussitôt mené diverses expérimentations pour comprendre l'origine de ce phénomène. C'était ainsi qu'elle avait découvert la vérité sur les sorciers, et ainsi que sa dévotion pour les sciences de la magie était apparue. À l'époque, elle n'avait que douze ans.

Elle avait rassemblé tous les magiciens et sorciers volontaires d'Heberen, mais aussi toutes les pierres qu'elle avait pu trouver dans la cité, pour réaliser des tests. Retardée par le début de la guerre qui s'était déclarée quelques mois plus tard, elle avait mis deux ans à compléter ses recherches, qui s'étalaient aujourd'hui sous les yeux de ses camarades.

- Il y a également une pierre, la goshénite, qui correspond à la magie blanche en général, expliqua-t-elle. Elle nous servira aujourd'hui.

- Très bien, répondit le général, j'attends de voir tout ça.

Valiammée devait admettre qu'elle aussi était curieuse. Elle assistait à ce qui allait peut-être devenir un pan important de l'histoire d'Eole et d'Ifraya, le tout dans une tente perdue au milieu d'un camp de l'armée ennemie.

Anthropa fouilla entre ses notes, qu'elle avait pris le soin d'ordonner le matin même, et étala trois feuilles sur la table pour que les magiciens puissent lire le contenu. Ténèbres, les yeux plissés, se concentra pour déchiffrer correctement les mots. À sa droite, Miranda se contentait de regarder les schémas, elle qui ne pouvait toujours pas lire le lysirien.

Des cercles de concentration à la forme singulière s'y trouvaient, accompagnés par une multitude de trais qui les reliaient les uns aux autres.

- J'ai essayé de me renseigner davantage sur les cercles de concentration, reprit Anthropa, et comme ils sont un bon moyen d'éviter les pertes de magie, surtout lorsqu'elle est utilisée en grandes quantités, j'ai estimé qu'on devrait s'en servir aujourd'hui.

Les plans, recopiés par Vénérios, avaient une bien meilleure écriture et qualité de schémas que d'habitude. Au niveau des cercles, Anthropa avait créé sa propre variation, où les pointes intérieures étaient étirées jusqu'à former une étoile à huit branches.

- Il y a trop de magie à utiliser d'un coup si on veut que la pierre soit efficace pour créer les portails. Il faut fragmenter.

- Fragmenter ? s'étonna Brimari. C'est à dire ?

- Éloigner les gens pour éviter une catastrophe.

- Ce n'est pas beaucoup plus clair.

- Par catastrophe, je veux dire éviter de tuer quelqu'un. Si les pierres ont une quantité de magie maximale qu'elles peuvent amasser, c'est la même chose pour les magiciens. S'ils la dépassent, ils explosent. Donc on ne les fait pas toucher la pierre.

Cela créa un froid. Exploser ? Littéralement ? Valiammée n'avait aucune envie d'assister à un tel spectacle et encore moins d'en être l'actrice principale.

- Mais s'ils ne la touchent pas, je ne vois pas comment la magie peut s'imprégner à l'intérieur, contesta Miranda.

- Quelqu'un d'un autre courant s'en chargera. C'est là que les cercles de concentration et la goshénite entrent en jeu. Ils sont un moyen de faire transiter la magie de manière sûre jusqu'à la pierre.

Elle pointa du doigt les traits sur le schéma.

- Puisqu'un cercle de concentration retient la magie, si on les connecte les uns aux autres, alors quiconque se trouve au centre contrôle tout.

- Mais ce ne sera pas le même courant, répliqua Brimari.

Anthropa acquiesça. Elle échangea des paroles à voix basse avec Vénérios, qui partit chercher un sac en tissus abandonné contre une poutre en fer.

- Je pense que ce sera plus simple si on fait une démonstration.

Elle demanda aux magiciens de s'écarter pendant que Vénérios disposait des morceaux de cristal transparent – de la goshénite – en ligne droite sur le sol. Quand il eut terminé sous le regard interloqué de son public, il se plaça à un bout de la ligne et fit apparaître un cercle de concentration basique sous ses pieds. Anthropa lui avait enseigné comment faire, exactement pour ce genre de situation.

- Bien, poursuivit Anthropa, en temps normal j'aurais demandé à Miranda de venir tester, vu qu'elle sait déjà créer un cercle, mais elle est du même courant que Vénérios, alors ce n'est pas intéressant. Valiammée, tu veux bien venir ?

La Madrigane, à peine surprise, vint se placer de l'autre côté de la ligne. Anthropa la prenait régulièrement comme exemple et cette fois-ci ne faisait pas exception.

La sorcière désigna le cercle sous les pieds de Vénérios.

- Tu vois le motif qu'il a tracé ? Il te suffit de reproduire le même. Pas de sortilège, c'est de la magie pure, donc ce n'est qu'une question de visualisation.

- D'accord, je vais essayer.

Ce fut étonnamment facile à faire, puisque Valiammée réussit du premier coup. Le gris de son courant magique illumina ses bottines et elle eut l'impression que la densité de l'air autour d'elle augmenta très légèrement.

- Parfait, commenta Anthropa. Tu dois t'apercevoir, Valiammée, qu'il y a un morceau de goshénite qui touche le bord de son cercle. Étends ta perception. Est-ce que tu le sens ?

- Le sentir ? Mais...

Elle se coupa au beau milieu de sa phrase, emplie par la surprise. C'était comme si elle pouvait l'atteindre sans la toucher. Étrange.

- Je la sens, confirma-t-elle.

- Super. Vénérios, c'est à toi.

Le Phébéien, au lieu de faire sortir la magie de ses mains comme tout le monde avait l'habitude de faire, la matérialisa depuis ses pieds. Elle fut projetée vers la goshénite au bord de son cercle et traversa la ligne de cristaux jusqu'à s'arrêter au dernier, face à Valiammée.

Anthropa n'eut pas à lui demander de faire quoi que ce soit. Valiammée suivit son instinct, leva sa main droite devant elle, puis de sa propre volonté, elle manipula la magie de Vénérios pour qu'elle s'élève dans l'air et termine sa course en heurtant le haut de la tente.

Cela n'avait rien à voir avec l'utilisation de ses propres pouvoirs, où elle possédait un contrôle total sur ses fluctuations. Ici, c'était comme soulever un objet sans connaître ni son poids, ni sa matière, ni sa texture. Un corps étranger, en soit.

- Comme vous pouvez le voir, déclara Anthropa, Valiammée vient d'utiliser la magie de Vénérios, et ce parce que la goshénite relie leurs deux cercles de concentration et que dès qu'un éclat touche l'un d'eux, son utilisateur a le contrôle dessus.

Le général Cartaris se rapprocha.

- Je peux essayer ?

Valiammée comprit qu'il s'agissait davantage d'une demande plutôt qu'une question et s'éloigna pour laisser la place. Elle retourna observer la scène entre Lysandre et Ariane.

Gyalan n'eut aucun mal à créer un cercle de concentration, vert vif. À part Brimari, et à la limite Makar, personne ne connaissait son réel niveau en magie, mais il devait être éduqué, vu le poste qu'il occupait.

Vénérios réitéra le transfert de sa magie et les cristaux de goshénite qui constellaient le sol s'illuminèrent de rouge. Avec un intérêt certain, Gyalan analysa la connexion singulière qu'il avait avec la pierre qui touchait son cercle. Ses sourcils étaient froncés par la concentration.

- Effectivement, j'ai la possibilité de manipuler sa magie, admit-il. Mais j'ai peu de contrôle dessus.

- Forcément, ce n'est pas votre courant, répondit Anthropa. Pour la création des pierres, je recommande d'utiliser Valiammée ou Miranda pour sceller la magie à l'intérieur. L'une étant une élue et l'autre une prêtresse, elles auront beaucoup moins de mal à s'en occuper.

- Ce n'est pas dangereux qu'autant de magie traverse quelqu'un ?

- Non. C'est comme un câble électrique.

Même s'ils étaient très peu ici à en avoir déjà vu un dans leur vie. Anthropa dut leur préciser le fonctionnement exact des câbles, au cas où tout le monde ne l'aurait pas appris.

- Tant que la magie ne fait que traverser et qu'elle s'arrête ailleurs, ce n'est pas grave, conclut-elle. Ça ne fait rien du tout. Dans ce cas précis, elle va s'arrêter dans la pierre.

Gyalan, satisfait, dissipa son cercle de concentration. Vénérios l'imita et partit ramasser les goshénites pour ne pas les perdre.

- Vous voulez essayer de remplir une pierre de magie ? proposa Anthropa.

- Non, répondit Gyalan. Je préfère que tu les garde pour les expérimentations qui seront vraiment utiles.

Ce qui était raisonnable, Anthropa devait l'admettre.

- J'ai une remarque à formuler, de mon côté, s'immisça Brimari.

- Oui ? l'invita Anthropa.

- Tu as besoin de huit magiciens pour faire des pierres à la magie blanche. Pour la magie bleue, je rappelle qu'on n'a que Valiammée sous la main.

- Ce sera amplement suffisant, contra Anthropa. Les pierres à magie blanche sont supposées être extrêmement puissantes. Faire la même chose à la magie bleue serait plus dangereux qu'autre chose. Plus il y aura de magie dedans, plus l'explosion va être violente.

- Et je suppose que tu n'as aucun ratio entre la quantité de magie bleue utilisée et la taille de l'explosion ?

- Eh bien, non. La magie bleue n'a jamais été ma spécialité. Les connaisseurs, c'est Solen.

Anthropa avait eu beau faire des recherches, que ce soit pour la magie blanche, noire, rouge ou bleue, aucun des livres qu'elle possédait n'avait d'échelle de puissance, puisqu'il s'agissait d'une notion abstraite à l'écrit. Il aurait fallu un moyen physique de l'évaluer, or elle n'était pas certaine qu'il existe encore. Avec du temps et des ressources, elle devrait être capable de s'en charger elle-même. Pour le moment, elle supposait que l'intensité lumineuse d'une pierre serait un indicatif suffisant pour l'estimer.

Quant à la magie bleue, Eole n'avait jamais beaucoup recherché dessus à cause de sa dangerosité. Elle ne se voyait pas demander à leurs ennemis de lui fournir des informations.

- Peu importe la violence, a déclaré Gyalan. Ni Eole ni Ifraya ne la subirons. Les armées de Solen jouent avec le feu depuis trop longtemps. Tant qu'à leur rendre la pareille, autant le faire bien.

Anthropa, moyennement enthousiaste, hocha la tête. Valiammée, elle, ne sut quoi penser des paroles du général.

Elle le savait, s'il l'estimait nécessaire, il la contraindrait à fournir des bombes jusqu'à ce que la magie bleue ait définitivement raison d'elle.

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