Chapitre 19: Avril (7)
L'humeur avait rarement été aussi mauvaise.
Valiammée ne parvenait pas à se concentrer sur le moindre exercice que Brimari lui demandait de réaliser, et à voir Miranda et Ténèbres, elle n'était pas la seule. Son énergie l'avait totalement quittée hier soir, lorsque le général Gyalan Cartatis leur avait annoncé l'anéantissement de Heberen par les soldats de Solen. Le cœur lourd, elle avait à peine dormi. Tous les souvenirs des jours qu'elle avait passés là-bas n'avaient cessé de la hanter.
Elle n'avait pas pu y assister comme cela avait été le cas à Astras, et d'une certaine façon, cela lui donnait le sentiment d'avoir abandonné tous ces gens. Oh, sa présence n'aurait strictement rien changé à la finalité, mais la culpabilité ne la quittait pas pour autant.
- Ressaisis-toi, la sermonna Brimari. Tu fais tout de travers depuis ce matin.
Les exercices du jour concernaient les attaques magiques de longues portée. Brimari leur avait expliqué la différence entre les sphères de magie envoyées en salves et les rayons continus. La première consommait moins d'énergie mais demandait de diviser sa concentration entre tous les projectiles. La seconde était bien plus coûteuse en magie, mais aussi plus puissante, puisque la quantité de force dégagée restait constante aussi longtemps que le voulait ou le pouvait le magicien.
Autrement dit, les rayons étaient utiles lorsqu'il fallait mettre hors combat une cible aux mouvements limités sur un terrain dégagé. Les sphères ou autres salves magiques servaient le reste du temps.
- Je sais, répondit Valiammée. Pardon.
- Tu le refais. Cette fois, fais un effort.
Valiammée n'avait même pas la force de s'indigner. Elle acquiesça et chargea la magie dans ses poings. La cible, vingt mètres devant elle, ne fut pas atteinte par son rayon, qui s'arrêta bien avant. Brimai se passa une main sur le visage.
- Tu n'as rien changé par rapport à toutes tes précédentes tentatives. Le concept de faire un effort ne t'as pas encore touchée, je crois.
- Je fais de mon mieux, tenta Valiammée.
- Non, tu fais de ton pire. On appelle ça l'inverse.
La remarqua lui provoqua cette fois-ci un pincement au cœur. Faisait-elle si mal que ça ?
Ses camarades, qui comprirent facilement sa détresse, vinrent à sa rescousse.
- Est-ce qu'on peut faire une pause ? demanda Miranda. On est fatigués.
- Non, répondit Brimari. Les pauses, ça se mérite.
Ce furent les paroles de trop. Ténèbres ferma brutalement son livre de magie, se redressa du rocher où il était assis, puis s'avança vers Brimari, un doigt pointé sur son visage.
- Pour qui tu te prends ? demanda-t-il.
- Très bien, Ténèbres. Tu vas tout de suite te calmer.
- Tu penses que ça nous amuse de venir ici alors qu'un massacre a eu lieu hier ?
- Tu crois que ça amuse quiconque ? Heberen n'est certainement pas la première cité à subir ce sort et ne sera pas la dernière. Il faut vous ressaisir. Tous.
Brimari tapa dans ses mains avec une force qui fit vibrer l'air. Ses sourcils étaient froncés et formaient deux lignes sombres au milieu de son front clair. Valiammée ne l'avait encore jamais vue aussi à cran.
- La guerre, ça n'amuse personne, mais si on devait passer des jours à se lamenter dès qu'une catastrophe se produit, on n'avancerait pas. Il y a des vies en jeu, alors autant se focaliser sur les magiciens qui ne sont pas encore morts. Vous ne pensez pas ?
- On ne demande pas grand chose, juste un journée, se défendit Miranda.
- D'accord, et imaginons que cette journée de libre soit celle qu'il vous manquait pour gagner la guerre ? Que tout échoue à cause de ça ?
Là, elle partait sur des tangentes que Valiammée n'approuvait pas. Ce n'était pas une journée d'entraînement en moins sur leur emploi du temps qui allait causer leur perte.
- Anthropa et Vénérios ne s'arrêtent pas, eux, poursuivit Brimari. Ils ont passé la moitié de la nuit à travailler sur leur préparation alchimique et comptent bien continuer aujourd'hui. Sans parler d'Adan, qui teste les essences magiques de nos soldats du matin au soir. Vous voulez pleurer dans votre coin pendant qu'ils font tous les efforts pour vous ?
Miranda baissa les yeux et Ténèbres enfonça ses doigts dans la couverture de son livre. Non, ils ne voulaient pas prendre du retard par rapport à leurs camarades, mais tous n'encaissaient pas la nouvelle de la même façon. De plus, les travaux d'Anthropa étaient bien plus importants que n'importe quel entraînement de magie. Ce n'était pas comparable.
Brimari se tourna vers la seule personne qui osait encore la regarder dans les yeux.
- Tu aurais dû être reine, Valiammée, et c'est ça que tu décides de faire ? Où est ta volonté ? De Miranda ou Ténèbres, je peux tolérer, mais pas de toi.
Valiammée secoua la tête. Comment pouvait-on encore lui affirmer que l'éducation qu'elle avait reçue jusqu'à ses neuf ans définissait l'entièreté de sa vie ? Certes, Anthropa avait bien l'intention de l'utiliser pour obtenir Caméone et exécuter son plan de forteresse imprenable, mais dans cette histoire, Valiammée n'avait rien demandé. Pourquoi devait-elle être traitée différemment à cause des actions des autres ?
- C'est injuste, déclara Miranda. Tu ne peux pas mettre plus de pression sur elle que sur nous. On est tous dans le même bateau.
- Tu penses ? Parce que je ne suis pas d'accord avec toi. Anthropa a un plan, je sais que vous voulez le voir réussir, mais ce n'est certainement pas comme ça qu'on va y arriver. Valiammée y tient une place plus importante, donc elle doit donner l'exemple. Point.
- Je n'ai rien d'une reine, insista Valiammée. Rien du tout.
- Alors il va falloir que tu changes les choses, et vite.
Brimari ne lui laissa pas le temps de répliquer quoi que ce soit. Le ton quelque peu adouci, elle dévisagea les trois magiciens qui lui faisaient face.
- Qu'on le veuille ou non, Ifraya a besoin de vous, petits Eolens. Vous ne pouvez pas vous laisser distraire. Vous ne pouvez pas relâcher vos efforts. Vous pourrez vous reposer et pleurer vos morts autant que vous voudrez quand cette fichue guerre sera terminée et que Solen retournera sur son continent avec le poids de leur égo transformé en désespoir.
Elle désigna la cible encore intacte qui gisait à vingt mètres de leur position.
- Maintenant, Valiammée, recommence. Et cette fois, fais le bien.
Si Heberen avait été la cible la veille, cela voulait dire que Caméone était la cité suivante sur la liste. Ils tombaient à court de temps et il semblait que rien n'était prêt.
Beaucoup reposait sur Valiammée qu'elle le veuille ou non. Elle s'était portée volontaire pour créer les bombes à magie bleue. Elle était le ticket d'entrée vers Caméone et leur potentielle victoire. Brimari avait raison, elle devait donner l'exemple.
Tous les enseignements du temple d'Astras qu'elle avait consigné au fond de son esprit voguèrent vers sa surface. Toujours prétendre que les choses suivaient leur cours comme elle l'anticipait alors que le monde s'effondrait sous ses pieds.
Elle serra les dents, leva un bras couvert de magie en direction de la cible et tira un rayon au diamètre le plus fin possible pour ne pas gaspiller son énergie. Un sifflement aigu retentit à ses oreilles et sa magie fit exploser la cible dans un claquement sourd. Des morceaux de bois volèrent jusqu'à s'écraser dans l'herbe et la terre humide.
- Merci, soupira Brimari de soulagement. On arrive enfin quelque part.
- Des corrections ? demanda Valiammée.
- Non, aucune. C'était exactement ce que j'attendais. Journée de repos accordée.
Sous le regard sidéré des trois magiciens, Brimari quitta le terrain d'entraînement pour regagner sa tente.
♦
Adan, épuisé, avait obtenu sa soirée de libre après avoir travaillé sans relâche depuis les premières lueurs du jour.
Ses camarades le voyaient extrêmement peu, ces derniers jours, puisque Gyalan l'avait chargé de tester le maximum de soldats du camp sur leur essence magique. Il avait même pour ordre de les entraîner à leur maniement s'il en avait la possibilité. En général, ses quelques heures de repos, il les passait à aider Anthropa. Mais depuis que Vénérios était à ses côtés, il pouvait enfin véritablement souffler.
Valiammée, Miranda et Ténèbres, qui profitaient eux aussi d'un peu de calme, l'avaient convié à manger leur dîner frugal en leur compagnie. Ils auraient aimé que Lysandre et Ariane soient là eux aussi, mais Makar était toujours occupé à leur mener la vie dure. Quant à Anthropa et Vénérios, la préparation alchimique occupait chaque instant de leur existence.
Tant pis, ils resteraient à quatre, assis à même la bâche de leur tente, un bol de soupe de légumes et de céréales à peine chaud entre les mains. Au moins, la joie d'Adan se passer du temps en leur compagnie était contagieuse.
De quoi leur faire oublier quelques instants Heberen.
- Tu en a testés combien, en tout ? lui demanda Miranda.
- Quelque deux cent dix, répondit Adan. Je n'ai pas chômé.
- Et tu as trouvé le temps de dormir au milieu de tout ça ?
- Environ quatre heures par nuit. Ce n'est pas l'idéal, mais ça me suffit.
Il avala une bouchée de soupe. Valiammée avait remarqué qu'il baillait à intervalles réguliers, sans oublier son visage aux cernes prononcées qui démontraient sa réelle fatigue.
Depuis leur arrivée, il ne s'était jamais plaint de quoi que ce soit.
- Tu en as trouvé d'autres sans essence magique ? vérifia Valiammée.
- Pas exactement, répondit Adan d'un ton désolé. Je manque de matériel, alors pour certains soldats, je n'ai pas pu déterminer leur essence magique exacte, mais je sais qu'ils en ont une parce qu'une faible réaction a eu lieu.
- Oh.
- Tu sais, c'était peut-être ton cas. Si tu as un pouvoir très rare, je n'ai pas forcément l'élément pour le faire réagir.
Valiammée haussa les épaules, indifférente. Elle s'était faite à la situation. Adan avait beau vouloir lui donner de l'espoir, elle le savait bien trop mince pour y croire.
- Je ne sais pas, hésita-t-elle. Puis je ne pense pas que ce soit si important que ça.
- Tu es une magicienne douée, ça ne l'est pas, la rassura Miranda.
- Une essence magique n'est pas forcément une force supplémentaire à ton arsenal, argua Adan. Une soldate de ce matin maîtrisait la poussière. À part pour en faire des nuages, ça ne va pas lui être très utile.
- On peut limiter la visibilité des ennemis, contesta Ténèbres.
- Oui et non. La poussière est trop fine pour faire de larges zones. Tu peux au mieux les faire éternuer à grande échelle. Sans compter que le déplacement d'air de leurs mouvements risque de la dissiper.
Vu de cette façon, c'était tout de suite moins attrayant.
- Il y en a qui ont des essences magiques puissantes ? l'interrogea Valiammée.
- Tout dépend de ce que tu estimes puissant, répondit Adan. Un des soldats maîtrise la paralysie. Il lui suffit de toucher quelqu'un pour l'immobiliser pendant un temps limité. Une autre peut déplacer la terre en blocs. Il y en a même un qui peut faire fondre le métal.
Adan ajouta que bien évidemment, tous ces gens ne maîtrisaient pas encore ces pouvoirs. Il ne pouvait pas entraîner tout le monde, juste les aiguiller, et c'était loin d'être suffisant. Sur un champ de bataille, il était aussi simple qu'ils s'en tiennent à leurs acquis.
- Et le général Cartaris ? demanda Valiammée. Makar ? Brimari ? Tu les a testés ?
- Ils ont fait partie des premiers, avec les autres haut placés du camp, approuva Adan. Brimari ne vous a pas dit la sienne ?
Les magiciens lui indiquèrent que non. Adan remua le reste de nourriture dans son bol d'un geste distrait.
- Je suppose que vous le révéler ne va rien changer. Le général Cartaris maîtrise le vent, Makar l'encre, et pour Brimari, c'est un type de poisson, mais je ne sais pas encore lequel.
Valiammée manqua de s'étouffer avec un morceau de carotte. Ténèbres, lui, avala de travers. Miranda s'empressa de lui tapoter le dos pour que sa toux passe.
- Les poissons ? s'étonna-t-il, à moitié hilare.
C'était si rare de le voir rire que pendant un instant, cette perspective lui fut plus étrange encore que d'imaginer Brimari lancer des poissons sur Solen.
- Elle n'était pas très contente quand elle l'a su, confirma Adan. Ce que je peux comprendre, pour une magicienne de sa trempe.
- C'est une Chevaleresse, elle n'a pas besoin de maîtriser quoi que ce soit de plus, fit remarquer Miranda. Sa magie rouge est bien plus dangereuse que n'importe quel pouvoir additionnel.
- Exactement. D'ailleurs, je n'ai pas eu besoin de lui dire, elle a pris les devants. Après ça, elle est retournée faire sa vie comme si de rien n'était.
Du typique Brimari. Au moins, Valiammée comprenait mieux pourquoi elle avait gardé le mystère sur son pouvoir.
- Plusieurs personnes ici ont la même essence magique ? demanda Ténèbres, qui s'était remis de ses émotions.
- Certains, mais c'est rare, répondit Adan. Tu es le seul avec les miroirs, mais il y a un Maître Magicien qui peut utiliser le verre comme Ariane. Pour le feu et le vent, qui sont plus communes, ils sont six ou sept.
- Les miroirs sont rares ?
- Très. Tu es pour l'instant le seul que j'ai détecté.
Adan avoua même que parmi les magiciens de leur groupe, c'était Ténèbres qui possédait la plus rare, ce qui parut le ravir. S'il prenait le temps de développer ses magies blanche, noire et rouge après la guerre, il deviendrait sans doute le magicien le plus puissant du groupe. En tout cas, Valiammée estimait qu'il était celui avec le plus de potentiel.
Quand ils eurent terminé leurs bols de soupe, ils les empilèrent et les posèrent dans un coin. Pour la vaisselle, cela attendrait demain.
- Je vais passer voir Anthropa, annonça Adan en époussetant son pantalon. J'irai dormir après.
- Tu es au courant de son avancement sur le vernis alchimique ? demanda Miranda.
- Elle et Vénérios ne sont pas loin. Je pense que d'ici quelques jours, ils auront la solution.
- Oh. Ils font tout de même attention à eux, j'espère.
- Pas vraiment, soupira Adan. Même si ça va un peu mieux depuis que Vénérios est là.
Au moins, s'ils réussissaient à fabriquer le vernis alchimique, ils pourraient enfin prendre un peu de repos.
La prochaine étape serait les bombes à magie bleue. La dernière serait de gagner la guerre.
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