Chapitre 14: Avril (2)

Le camp d'Ifraya était bien plus vaste que Valiammée avait supposé. Les tentes éphémères, mélange de bois, métal et tissus s'élevaient par centaines sous ses yeux. Des magiciens s'activaient dans tous les sens et faisaient à peine attention à eux.

Il y avait tout : cantine à ciel ouvert, zones d'entraînements, espaces de repos d'où s'élevaient des rires, et même une forge. Parmi le chaos organisé, Brimari se repérait sans aucun problème. Elle salua les magiciens qui la reconnurent, échangea des poignées de mains sans se départir d'un sourire et demanda des nouvelles de certains de ses camarades.

En revanche, dès que quelqu'un cherchait à savoir qui était le groupe d'inconnus qui la précédait, elle et les soldats à sa charge, elle éludait la question en affirmant qu'ils l'apprendraient bien assez vite.

Pour le moment, il fallait trouver le responsable du camp et négocier avec lui. Ensuite, les annonces seraient faites.

Brimari les guida jusqu'à une large tente gardée par trois soldats armés jusqu'aux dents. Elle roula des épaules et poussa un long soupir.

- C'est votre moment, affirma-t-elle. Surtout, ne vous laissez pas démonter et assurez vos positions. S'il y a bien une chose que mon général déteste, c'est les gens qui ne savent pas s'affirmer.

- Hors de question qu'il se pense libre de nous manquer de respect, rétorqua Anthropa.

- Oh, il va le faire. Le tout est d'y répondre correctement.

Brimari demanda aux gardes d'aller chercher le général de l'armée, visiblement en pause. La plus proche acquiesça et disparut à l'intérieur de la tente.

Quand elle revint, une interminable minute plus tard, elle était précédée d'un homme de grande taille – enfin, à peine aussi grand qu'Ariane –, aux vêtements propres et repassés, à la posture imposante et aux cheveux châtains soigneusement arrangés. Son air distant fut un instant éclairé par un sourire quand il repéra la magicienne en tête de groupe.

- Brimari ! Te revoilà.

- Général, répondit l'intéressée.

- J'ai cru comprendre que tu avais des choses à me dire, non ?

- Effectivement.

Le regard du général détailla les magiciens d'Eole un par un. Valiammée s'en sentit mal à l'aise.

- Voici le général Gyalan Cartaris, expliqua Brimari. C'est lui qui gère nos troupes sur Eole.

- Bonjour, le salua Anthropa avant qu'il ne puisse dire quoi que ce soit. Je suis Anthropa Holloway. Vous et moi avons beaucoup de choses à nous dire.

Elle lui tendit sa main pour qu'il la serre. Gyalan, le visage fermé, ne bougea pas d'un millimètre et répondit encore moins. Une tension s'éleva dans l'air.

Il finit par lui attraper la main, indéchiffrable.

- Ravi, dit-il simplement. Suivez-moi.

Il entra dans la tente. Dès qu'il eut le dos tourné, Brimari poussa un soupir et tapota l'épaule d'Anthropa.

- N'en fais pas trop quand même.

Valiammée, connaissant un minimum Anthropa, espéra qu'elle suive le conseil de la Chevaleresse. Son honnêteté était certes un atout, mais il pouvait rapidement se transformer en problème.

Les magiciens entrèrent un à un dans la tente. La pièce principale, séparée des autres par plusieurs rideaux, comptait une table métallique en son centre, où s'étalaient deux cartes : Eole et Thélis. Des caisses d'objets, posées à même la bâche qui couvrait le sol, s'entassaient dans un coin. Pas la moindre chaise – tout le monde ici restait debout – mais bon nombre d'armes étaient alignées contre les caisses. Les priorités de la guerre.

C'était indéniablement ici qu'étaient prises les décisions d'Ifraya.

- Brimari m'a transmis un message indiquant que vous souhaitiez conclure une alliance avec Ifraya, commença Gyalan. Pourquoi ?

- C'est la seule solution si on veut se débarrasser de Solen, répondit Anthropa. Pour vous comme pour nous.

- Je suis d'accord. Mais est-ce que vous avez la moindre légitimité sur ce continent ?

- Non, mais...

- Vous avez fait le déplacement juste pour ça. Eh bien. Je vous souhaite un bon voyage retour, puisque tout ceci n'aboutira à rien.

Gyalan croisa les bras, silencieux, sans doute dans l'attente que les magiciens quittent la tente. Anthropa, sidérée, avait encore la bouche entrouverte, mais aucune parole n'en sortait.

- Général, insista Brimari, vous ne les avez même pas écoutés.

- À quoi bon ? L'alliance est impossible. Pas de pouvoir, pas de décision.

- Il n'y a plus de gouvernement dans la plupart des cités et encore moins de force commune pour gérer le continent, s'imposa Ariane. Qu'on ait du pouvoir ou pas, ça ne change strictement rien.

- Il y aura des contestataires.

- Pour ça, il faudrait encore que la population soit en vie.

Gyalan haussa les sourcils.

- Voilà qui nous amène à un autre problème. Admettons qu'il y ait une alliance, si vous n'avez personne pour vous battre, qu'est-ce qu'on est supposés en faire ? Ifraya ne peut assumer toute la responsabilité des combats.

- C'est là qu'intervient Anthropa, poursuivit Brimari. Je vous en ai parlé dans mon message.

- Ah, oui, la prodige des sciences de la magie. Alors elle a un plan ?

Il prononça ces mots en regardant Anthropa dans les yeux. La sorcière ne manqua pas l'ironie qui se dégageait de ses paroles, et encore moins la façon qu'il avait de parler d'elle alors qu'elle se trouvait juste à côté.

- Bien sûr que j'ai un plan, se défendit-elle. Un plan que Brimari a pris la peine d'écouter et qui l'a poussée à nous ramener jusqu'ici. Si vous n'avez pas confiance en nous, ayez au moins confiance en elle.

- Anthropa a ramené la plupart de ses recherches jusqu'ici, confirma Brimari. Elle est prête à tout nous confier si on l'aide à la réalisation de ses plans.

- Très bien, nota Gyalan. Et tu penses sincèrement que ça pourrait mettre un terme à la guerre ?

La réponse ne vint pas immédiatement. Pourtant, quand Brimari se décida à l'exposer aux oreilles de tous, elle était emplie de sincérité.

- Honnêtement, je n'en sais rien. Mais, à mon avis, c'est la seule façon pour nous d'espérer mettre un terme à ce conflit une bonne fois pour toutes.

- Tu as plutôt intérêt à peser tes mots, répondit Gyalan.

- Écoutez-là jusqu'au bout. Vous verrez.

Gyalan se déplaça vers la table où se trouvaient les cartes et invita Anthropa à le rejoindre. Ce n'était pas encore gagné, mais il avançaient.

Valiammée, qui suivit les autres, vint se placer légèrement en retrait pour observer la table de plus près. La qualité du papier et de l'encre des cartes était telle que celles autrefois étudiées au temple d'Astras lui paraissaient désormais ternes.

- J'ai en réalité un plan plus détaillé que celui que j'ai exposé à Brimari, commença Anthropa. Je lui avais expliqué les armes qui pouvaient nous faire gagner cette guerre, mais je n'avais pas spécifié la façon de les utiliser. En soit, toute la stratégie qui gravite autour.

Comme lors de l'attaque d'Heberen, elle saisit sa baguette sous le regard surpris du général et fit apparaître une horde de lucioles dans les airs. Elles vinrent se poser une à une sur la carte d'Eole dans un motif qu'il fut difficile d'identifier. La plupart étaient au nord du continent, mais plus dispersées. Celles au sud étaient compactes, la plupart rassemblées à Astras, Caméone, Galinée et Heberen.

- Jusque là, Solen a surtout attaqué le nord, puisqu'on y trouve les cités les plus puissantes. Au sud, ils ont bien évidemment attaqué Chaolä et Minglin, mais ce sont des cités bien plus à l'est que la position où nous sommes actuellement et les frappes n'ont pas été aussi fortes. En l'occurrence, la seule partie du continent encore en état décent est le sud, plus particulièrement le sud ouest.

Anthropa pointa sa baguette à l'extrême sud du continent, où deux lucioles battaient des ailes.

- L'attaque sur Heberen prouve que Solen compte remédier à ça. Or, Heberen étant une petite cité, je suppose qu'ils l'utilisaient pour s'entraîner, ou au moins pour annoncer à ses voisines qu'elles étaient les suivantes sur la liste.

- Jusque là l'analyse est juste, admit Gyalan. Caméone et Galinée sont les deux seules cités qui n'ont pas été réellement attaquées.

Elles n'avaient jamais eu une grande puissance millitaire et n'étaient donc pas considérées comme une priorité par les ennemis. Il suffisait de faibles attaques à intervalles réguliers pour les maintenir en perdition.

- Ils détruiront Galinée en dernier, quand il n'y aura plus rien autour, dit Anthropa. Leur prochaine attaque de grande ampleur, après Heberen, sera Caméone.

Les lucioles qui s'y trouvaient augmentèrent en luminosité. Brimari, sourcils froncés, faisait des calculs, tandis que Gyalan avait du mal à comprendre où Anthropa voulait en venir.

- C'est la déduction que nous avons également faite, dit-il. En quoi est-elle importante ?

- On doit utiliser Caméone pour mettre Solen en déroute, trancha Anthropa.

Gyalan éclata de rire.

- Ça ne va pas marcher.

- C'est le dernier symbole d'Eole, insista Anthropa. Solen s'imagine qu'une fois la cité tombée, ce sera terminé. Mais si jamais on contrecarre leurs plans et c'est leurs forces que l'on décime là-bas ?

- Ils reviendront avec plus.

- Et nous ferons de même. Tout ce dont nous avons besoin pour nous débarrasser d'eux, c'est d'une forteresse imprenable.

L'idée était... Difficile à se figurer. Mais, à bien y réfléchir, Valiammée n'entrevoyait que deux finalités à tout ça. Soit Solen s'acharnerait sur Caméone et gaspillerait ses forces, laissant l'occasion à Eole et Ifraya de les renverser, soit ils seraient contraints d'abandonner.

Si Caméone tenait et continuait de développer les armes d'Anthropa, alors ils obtiendraient le pouvoir de récupérer le reste du continent. Tout ne serait plus qu'une question de temps.

- Une forteresse, répéta Gyalan, pensif.

- L'idée paraît sans doute utopique, poursuivit Anthropa, mais c'est la seule solution que j'entrevois.

Les lucioles à proximité de Caméone sur la carte se déplacèrent pour former un cercle autour du point. Cette fois, toute once de plaisanterie avait quitté le visage du général Ifrayen.

- Le gouvernement de Caméone est un obstacle. Ils voudront sans aucun doute défendre leur cité, mais pas nécessairement écouter ton plan ou nous y inclure.

- Le gouvernement officiel de Caméone a été renversé il y a des années, contra Anthropa, ce qui signifie que les dirigeants actuels, ou plutôt les magiciens qui tentent de maintenir l'ordre, ne sont techniquement pas en droit de gouverner.

- Ah, oui, votre fameuse dynastie des élus.

- Dynastie qui va nous être bien utile à la poursuite de ce plan, puisque ma camarade Valiammée ici présente est une élue autrefois élevée au temple d'Astras pour devenir reine d'une cité. Laquelle, déjà, Valiammée ?

La Madrigane, jusque là silencieuse, sentit l'attention se poster sur elle. Elle déglutit et garda nerveusement les bras le long de son corps.

Elle n'aimait pas beaucoup la tournure que prenait cette conversation.

- Caméone, avoua-t-elle.

- Caméone, répéta Anthropa. Le gouvernement ne sera pas un obstacle, puisqu'il suffit d'une phrase de sa part pour qu'elle devienne le gouvernement.

- Vraiment ? s'étonna Gyalan. Vous pensez vraiment que ces gens vont céder leur poste à une gamine sans broncher ?

- Ils maintiennent l'ordre mais n'ont pas le pouvoir. Si Valiammée le réclame de droit, c'est ce qui reste de l'armée et de la population qui va assurer ses arrières. Elle arrivera avec l'espoir de sauver le continent. Qu'est-ce qu'il faut de plus ?

- Ils accepteront, confirma Lysandre.

Vénérios, Ariane, Miranda, Adan et même Ténèbres confirmèrent.

C'était toujours ainsi qu'Eole avait fonctionné. Si Valiammée revenait vers la cité qu'elle aurait autrefois dû gouverner en portant l'espoir de mettre fin à la guerre, la population n'allait pas la rejeter. Bien au contraire, elle allait l'aduler.

Valiammée serait élevée en sauveuse. Sans doute était-ce ce qui lui faisait si peur.

- Très bien, concéda Gyalan. Et ensuite ? Pour maintenir une forteresse en place, il faut une armée. Mes combattants et les restes de ceux de Caméone ne suffiront pas, surtout si Solen décide de porter un gros coup.

- Avez-vous entendu parler des portails qui étaient développés sur Eole avant la guerre ? lui demanda Anthropa.

Il y eut un court silence.

- Oui, confirma Gyalan. Je sais que la tentative était louable, mais pas encore très fiable. Certains magiciens se sont retrouvés coupés en deux lors de fluctuations des portails.

- Ah, ça, oui. Vous savez, ils ont été en partie imaginés à Heberen, la cité où j'ai longtemps habité, ce qui signifie que des documents sur leur fonctionnement et leur fabrication s'y trouvent. Je les ai étudiés pendant des semaines et les ingénieurs qui les ont conçus n'ont pas manqué de faire une montagne de commentaires.

- Et donc ?

- Je sais exactement comment ils fonctionnent. Ce qui veut dire que je suis capable d'en recréer. Certes, ils sont moins stables sur de longues distances, mais fort heureusement, la cité voisine de Caméone est Astras. Astras, qui a encore beaucoup de monde dans ses souterrains.

Cette fois, ce fut la surprise qui envahit la tente. Astras ? Contrairement à Caméone, rien ne garantissait qu'ils acceptent d'agir, surtout si on se reposait sur les souterrains.

- Solen cherche à les décimer, n'est-ce pas ? s'immisça Brimari. C'est pour ça que votre amie guerrière y est retournée ?

Nyma. Anthropa hocha la tête.

- Oui. Si Solen s'infiltre dans les souterrains, c'en est fini de toute sa population.

- On a toutes les raisons de croire que Solen y prépare une attaque, ajouta Adan. Il y a eu beaucoup de bruits de couloir à la surface d'Astras la dernière fois que je m'y suis rendu.

Valiammée, confuse, releva le regard vers ses camarades Phébéiens. C'était eux qui avaient passé une bonne partie de leur temps à la surface. Ils le savaient ?

Vénérios croisa son regard et lui adressa un hochement de tête.

Ils le savaient.

- Réussir à les rallier à nous sera la partie la plus technique du plan, avoua Anthropa. Mais si ça ne fonctionne pas, on pourra toujours aller voir ailleurs. Galinée, Romée, Grise... Ils doivent bien avoir des survivants qui seraient prêts à nous aider. Et tant qu'on a des portails, la distance n'est pas le plus gros problème.

- Non, certes, répondit Gyalan. Mais avoir du nombre ne fait pas tout. Il faut aussi qu'ils sachent se défendre.

- Oui, je sais. Tout ceci n'est rien que la partie stratégie. Il me reste à vous exposer les armes qui serviront au plan.

Les lucioles disparurent d'un geste de baguette d'Anthropa.

- Des bombes à magie bleue, annonça-t-elle sans le moindre préambule.

Gyalan toussa comme s'il s'était étouffé sur de l'air. Au moins, Anthropa avait retenu son attention.

Comme elle l'avait déjà fait plusieurs fois maintenant, elle se lança dans une explication sur les liens entre magie, lumière et minéralogie, et tous les horizons que cette combinaison pourrait leur offrir.

Si toute la partie stratégie n'avait pas suffit à convaincre le général Ifrayen, ce fut l'étalage de possibilités d'armes fonctionnant à base de magie qui termina le travail.

- Donc les bombes ne sont qu'un exemple parmi d'autres ? vérifia-t-il.

- C'est une façon assez rudimentaire de se servir de cet assemblage, confirma Anthropa. Il pourrait y en avoir beaucoup d'autres si on prenait le temps de se pencher sur la question.

- Tu as déjà des idées ?

- Évidemment. Mais je ne suis pas sûre qu'il y ait le temps d'expérimenter pour le moment.

Gyalan hocha la tête. À en croire la concentration qui animait son visage, lui-même devait réfléchir à la question.

- Ça fait des années que je réfléchis à ce plan, conclut Anthropa. Des années à chercher et résoudre les moindres imprévus capables de se dresser sur mon chemin. Ces magiciens que vous voyez derrière moi étaient les derniers rouages qu'il me manquait pour que tout fonctionne. Brimari vous l'a dit, c'est la meilleure chance d'éliminer Solen que vous n'aurez jamais.

Gyalan observa la carte d'Eole qui trônait sur la table, puis celle de Thélis disposée juste à côté.

- Brimari a eu raison de vous ramener ici.

Valiammée sentit un poids quitter ses épaules et un autre s'y ajouter. C'était étrange de se sentir aussi soulagée qu'inquiète.

- Je sais, répliqua Brimari. Et je vous remercie de m'avoir fait confiance.

- Tu es l'un de mes meilleurs éléments. Ne pas t'écouter serait déraisonnable.

Gyalan se redressa de toute sa hauteur. Valiammée se demandait sincèrement quel était son âge. À vrai dire, elle se posait la même question au sujet de Brimari.

Anthropa planta son regard dans celui du général, qui s'était avancé en sa direction.

- Est-ce que vous êtes avec nous ? demanda-t-elle.

Gyalan n'hésita pas un seul instant avant d'acquiescer.

- Ifraya œuvrera en échange de tes connaissances. Il est grand temps de se débarrasser de Solen.

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