Chapitre 9

     Jusqu'à ce que quelques lumières se rallument à l'entrée, la foule se brasse dans le coin du DJ, toujours survoltée au rythme de ses dernières chansons. Fuyant quelques habitués au débit de parole oppressant, Taehyung se faufile dans l'étroit couloir du bar. Appuyé sur le comptoir, J-Kay fait du charme aux filles qui viennent à lui, mais reste sage, ne cherche aucun rapprochement. Pourquoi a-t-il donc fallu qu'il soit d'humeur paresseuse un soir de thème sensuel ? Il aurait pu faire flamber les cartes bleues de nombreux clients en jouant de ses atouts. Les femmes sont toutes dingues de lui lorsqu'il porte ces oreilles ridicules. Les femmes sont dingues de lui quoiqu'il puisse se rajouter sur le crâne, de toute manière. Même habillé en carotte, elles trouveraient le moyen de glapir. Son regard et son charisme naturel suffisent à les faire fondre. Malgré tout, il n'a pas profité de cette ambiance, propice aux dépenses.

     Curieux, Tae dépasse ses barmaids et s'approche de lui. Jungkook se retourne, retire son accessoire de lapin et le toise avec le sourire qu'il adressait à sa cliente. Sourire qui finit en rictus.

— Un problème, boss ?

— Pourquoi t'as pas fait ton J-Kay alors que c'était le bon soir pour vendre ?

    Éberlué, le dragueur hausse les sourcils et ricane, sarcastique.

— Tu as cru que c'était sur commande ? C'est pas comme ça que ça marche.

— Si, c'est comme ça que ça marche. Les filles se sont données à fond. Mel' a même bien voulu grimper à la barre pour un gars blindé, et toi, tu te la joues selon ton mood ? Laisse-moi t'apprendre que si t'es encore ici, c'est pas par respect pour l'ancien proprio', mais pour moi. Parce que tu me rapportes gros.

— Ha ! Parce que tu crois que je le savais pas ? Aish... Kim Taehyung, soupire J-Kay en se retournant pour poursuivre sa conversation avec la jeune femme.

     Son autorité ouvertement ironisée, Tae se rembrunit. Il le saisit par l'épaule et le tourne vers lui. Son geste irrité pousse la cliente à prendre congé.

— Décidément, quand je ne viens pas à toi, c'est toi qui me cours après. Je te manquais déjà au bout d'une nuit, c'est ça ?

     Si son insolence je-m'en-foutiste est bien connue de tous, en revanche, Tae ne s'y habitue pas.

— Écoute-moi, fais ton travail et ramène le fric qui me convainc de te garder ici.

— Toi, plutôt, écoute-moi. J'suis pas ton larbin, monsieur Kim. Tu pensais que je jouais ? Tu as cru que j'enfilais un déguisement de pute pour toi ?

     Dérouté, Tae le corrige sur un ton rehaussé.

— Jeon Jungkook, surveille ton langage !

— Ou quoi ? Tiens, passons un marché : si tu me laisses te baiser ce soir, je te fais triple recette samedi prochain.

     Tae manque de s'étrangler.

— Putain ! Tu m'as pris pour quoi ?! Je suis ton patron ! Reste à ta place !

— Ha ! Ma place, elle te convient jamais. Quand j'suis moi, ça va pas. Quand j'suis plus calme, ça va pas non plus. Sauf que tu sais quoi, je suis pas ton jouet. Alors, tes menaces, tu te les gardes, ou j'irai faire du chiffre ailleurs.

     Piqué au vif, Tae se retient de le choper au col de sa chemise noire. À la place, il le bouscule et l'oblige à monter dans son bureau.

— Donc tu choisis la baise ? pouffe J-Kay en se laissant entraîner dans l'escalier.

     La porte refermée, Tae pousse son serveur contre le mur et éclate sa paume près de sa joue. Son regard est déjà naturellement froid, mais en cet instant, il est le reflet même de la haine ; toute la rancœur accumulée ressort.

     Son fin sourire en coin, J-Kay ne sourcille pas d'un poil, toujours aussi désinvolte. Pas même lorsque le coup rase son oreille.

— Jeon Jungkook, tu commences à me...

— Si tu m'as emmené ici pour pas qu'on te voie maltraiter ton employé, alors vas-y, frappe.

     Taehyung le fixe, déconcerté. Son agressivité laisse place à la confusion. Quelle est donc cette aigreur arrogante qui brille dans ses yeux ? Rien ne semble l'effrayer tant son assurance n'a de limites.

— Soit tu me frappes, soit on passe à autre chose, Kim Taehyung...

     Il susurre ces paroles en se décollant du mur, forçant ainsi son patron à faire un pas en arrière. Face à son avancée féline, Tae a l'impression de revivre les prémices de son rêve. À l'exception du fait qu'en cet instant, il n'a aucune envie que sa nuit devienne réalité. Ce garçon l'inquiète plus qu'autre chose. Et à en voir la malice de J-Kay, il a déjà perçu sa nouvelle anxiété - véritable tentation. Il pousse Taehyung à reculer jusqu'à le faire heurter son bureau en chêne et se penche vers lui. Ce dernier s'agrippe aux bords de son meuble, crispé de tous ses membres. Leurs nez se frôlent dangereusement.

— Kim Taehyung, je ne suis pas l'un de ces hommes normaux et simples d'esprit. Je vois tout. Tout le temps. Je te vois, toi. Et je sens aussi depuis longtemps ce qui pointe pour moi dans ton pantalon.

     Contre sa jambe, l'érection involontaire de Taehyung - causée par l'indécent souvenir nocturne - colore ses joues de honte. Les mains de J-Kay se posent sur la table, de part et d'autre de ses fesses pressées contre le bois. Il porte sa bouche à son oreille et murmure ses menaces avec une atroce langueur.

— Tu peux jouer les patrons autoritaires avec qui tu veux, avec moi, ça ne marche pas.

     Son regard se teinte d'une noirceur dénuée de toute brèche. Une intelligence supérieure l'habite. Taehyung perçoit à présent son éclat.

     J-Kay ne fait pas semblant. J-Kay contrôle.

     Dans un éclair de panique, il repousse son barman et s'écarte en reculant. Il est terrifié. Leur échange visuel dure encore quelques secondes, effrayant contre effrayé. Puis, J-Kay quitte le bureau les mains dans les poches avec son indifférence habituelle. Comme si cette domination n'était qu'une simple distraction avant de passer à la suivante.

     Lorsque Tae se retrouve seul, il se laisse tomber sur le canapé. Ses jambes flageolent. Cet homme vient de le déposséder de ce qu'il avait réussi à construire, de toute l'assurance et l'expérience qu'il avait acquise au cours de ces dernières années, de tout ce qu'il était. Durant ces quelques instants, il est redevenu cet adolescent peureux, égaré, trop sensible pour s'affirmer contre la menace ; pas assez fort pour s'imposer. Un moment, son identité a disparu, écrasée par sa supériorité.

     Il se prend le visage entre les mains et laisse la pression retomber à travers de chaudes larmes. Lui qui pensait connaître son barman, la réalité est abrupte.

— Je te hais, Jeon Jungkook... Je te hais.


     Dans l'une des rues adjacentes au club, J-Kay fume une cigarette, le regard perdu sur les cratères fins de la pleine lune descendante. Il glisse ses doigts dans ses cheveux pour les tirer en arrière, les yeux mi-clos. Ce matin, il n'a pas envie de rentrer. Ce sentiment d'assurance, de puissance insolente, est bien trop bon. S'il restait lui, pour toujours, il pourrait même se créer une autre vie. La sienne, bien réelle. Il lâche un pouffement sarcastique. Comment Zhan pourrait-il accepter que son frère le quitte ? le libérer de sa protection ? D'ailleurs, il aurait raison, au fond. La sensibilité exacerbée de Jungkook finit toujours par revenir et éclater, pour ne plus laisser qu'un enfant esseulé, perdu dans sa propre conscience : Kookie le fragile. Le chétif. Le reclus. Une faiblesse soudaine, déclenchée par un afflux incontrôlable d'émotions, jusqu'à perdre pied. C'est uniquement dans un instinct d'auto-défense et d'adaptation à ce monde trop agressif que lui, J-Kay, est apparu. Le protecteur.

     En son for intérieur, ce sentiment de pouvoir tout faire, d'être quelqu'un d'important, de charismatique, qui réussit tout ce qu'il entreprend, est une sensation bien trop jouissive pour vouloir s'en défaire. En définitive, la solution de facilité serait de lui laisser les rênes pour de bon. Mais rien n'est aussi simple. Et rien ne serait aussi malsain, également. Ils le savent, Jungkook le premier. Jungkook, lui qui est tout et rien, en attente de construction sur un champ de ruines à peine considéré ; rester aveugle est préférable, le voile opaque de ses partages est plus doux. Rempli de failles, entre deux mondes. En espérant qu'il n'y en ait effectivement que deux. Cette idée-là fait frissonner J-Kay. L'obscurité n'a jamais pris réelle apparence en public. Il n'y a donc pas de raisons qu'elle le fasse un jour...

— Eh, connard !

     En voyant Byul - le frère vengeur, encore cabossé de sa correction assénée plus tôt la veille - accompagné de deux amis, il lève les yeux au ciel, railleur. Il termine sa cigarette, sans aucune pression, pendant que l'autre débite quelques menaces routinières, préliminaires à l'assaut. Déjà ennuyé – et la fatigue commençant à se manifester – il tire sa dernière latte et fait à son tour un pas vers eux. Alors même qu'il balance son mégot, vif comme l'éclair, il projette son poing dans la mâchoire de l'ennemi et neutralise ses acolytes grâce à deux puissants uppercuts, l'un dans l'estomac le second dans le menton.

— Espèce de...

— Tu peux toujours parler, on va arranger ça.

     Avec une poigne de fer, J-Kay s'empare de sa nuque et propulse sa tête dans son genou. Le choc est brutal. Byul s'échoue au sol, le nez brisé, en sang sur le trottoir. Les autres, chancelants, examinent leur ami en souffrance et hésitent.

— À qui le tour ? lance J-Kay sur un ton impatient. Dépêchez-vous ou taillez-vous.

     Les deux types échangent une œillade peu confiante, et choisissent la seconde option. Pitoyable.

— Revenez quand vous aurez des couilles, putain de fiottes.

     Las de ces idiots – véritable perte de temps –, J-Kay reprend le chemin jusqu'à chez lui à pas lents, son cardigan à bout de doigts, balancé sur l'épaule.


___

IMPORTANT

Jungkook souffre (entre autre) d'un trouble dissociatif sévère. Aucun diagnostic professionnel de TDI* n'a été posé sur lui et je ne m'en suis pas inspirée, ignorant tout de cette pathologie durant l'écriture. Rien de ce qu'il vit n'est pour autant inventé (écrire/lire des sujets non maîtrisés n'est pas dans mon habitude), son état est une description bien réelle.

(Je rappelle que je ne tolèrerai aucun jugement personnel)

*trouble dissociatif de l'identité.

+ d'info sur instagram sur le TDI/ATDS/TDNS... : Harlteysystem et Zellianasystem








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