Chapitre 28

    De leur cocon de bien-être, les garçons émergent après une heure de sieste câline, la faute aux basses percutantes qui traversent le sol et font trembler les cloisons, pourtant épaisses.

— Hmm... Pourquoi t'as pas fait insonoriser cet appart'...

— Il est déjà censé l'être, soupire Tae en se frottant le visage. Ça reste une boite de nuit qu'on a là-dessous. Je vais à la douche. Après, je devrais y aller.

    Si d'autres gérants n'auraient aucun scrupule à s'absenter, en ce qui le concerne, Taehyung refuse de prendre ce risque plus longtemps. Ce club lui a été confié par quelqu'un qui avait foi en lui. De plus, il est sa seule propriété.

— Si tu y vas, je descends aussi.

    Inquiet, mais rassuré quand même, Taehyung acquiesce et dépose un chaste baiser sur le front de son ami.

    Fin prêts et rafraîchis, ils retrouvent ensemble l'atmosphère chaude et brumeuse de la grande salle. De la part du staff, rien à signaler. Jungkook récupère sa place derrière le bar, fort d'une assurance qu'il n'avait pas auparavant. Peut-être est-ce le fait de vivre enfin le grand amour ? Rien n'est moins sûr. Dans cet endroit, ce genre d'aplomb n'a jamais été sien. Cette impression que J-Kay pourrait surgir en cas de conflit le préoccupe. Il ne peut pas perdre le contrôle et s'effacer maintenant, il doit se recentrer sur le présent. Être confronté à un problème dans un environnement neutre comme le loft de son cher et tendre est une chose, en gérer un ici en est une autre.

    L'ancienne de l'équipe prend ses distances, incapable de le regarder en face. Heureuse nouvelle ! Les autres filles, en revanche, le collent encore plus que d'habitude. Savoir que les deux beaux garçons avec qui elles travaillent viennent tout juste de coucher ensemble titille leurs instincts naturels de fujoshi – et les détails croustillants sur l'anatomie de Jungkook exacerbent leurs fantasmes. Chaque fois que Tae s'adresse à son barman, malgré sa froideur professionnelle, elles ne cessent de glousser.

— Yah ! Vous voulez notre photo en fond d'écran sur vos téléphones ?!

— Oh, oui ! s'écrient-t-elles en trépignant, très sérieuses.

    Quand Jungkook ricane en préparant ses mojitos, Tae se décompose, blasé.

— Aish...

— Patron, quelqu'un veut vous voir dans votre bureau, un certain monsieur Lee.

— Quoi ? Monsieur Lee ?! Et merde ! Je ne l'ai pas rappelé pour vérifier le bilan de ce trimestre. Fais-le monter, j'arrive, s'exclame-t-il avant de répondre au harcèlement des habitués qui ne pouvaient pas l'accaparer durant son absence. Jungkook, je te laisse aux commandes. Mais n'oublie pas...

    Il se penche vers son homme et lui susurre à l'oreille.

— Ne te force pas à faire ce que tu ne veux pas. Reste toi-même.

— D'accord, Hyung...

    Nouveaux glapissements des filles.

    Jungkook sourit, plus serein. Finalement, la folie pourrait peut-être bien disparaître. Au fil des minutes, sa confiance grandit. Il se sent de garder le cap sans J-Kay, et ainsi, d'écarter pour de bon l'obscurité tapie dans son inconscient. Aussi lent soit-il encore dans son travail – la faute à sa piètre concentration –, s'il réussit à passer cette nuit dans sa propre peau, il y parviendra. Il en a la conviction.

 

    Après un passage éclair à son appartement pour récupérer son ordinateur, Taehyung redescend en trombe dans son bureau.

— Lee Byul, désolé de ne pas avoir pensé à te...

    Il s'arrête, bouche bée. Son ordinateur portable manque de lui glisser des bras. C'est bien un Lee qui se trouve là, oui, mais cette personne n'est ni son ami expert-comptable, ni l'électricien, ni une connaissance de longue date, mais bien le dernier Lee auquel il s'attendait rencontrer et espérait retrouver un jour. Et les deux hommes stoïques qui l'accompagnent ont l'air de tout sauf de camarades, malgré leurs tenues de civils.

— Tu parais ravi de me voir, Kim Taehyung, plaisante l'ancien producteur. C'est gentil de m'avoir fait monter dans ton bureau. Moi qui pensais me faire virer dans la seconde...

— J'ai cru que vous étiez mon expert-comptable.

— À cette heure-ci ?

— C'est un vieil ami de promo qui vient souvent au Diamond, le week-end. Vous foutez quoi, ici ?

— Je sens dans ta voix beaucoup d'animosité...

    Le quinquagénaire se lève du fauteuil dans lequel il avait pris ses aises et fait quelques pas en sa direction. La tension de Tae grimpe en flèche.

— Pourquoi vous êtes là ?! Répondez !

— Vois-tu, j'ai passé ma soirée au M, et puisque j'étais près de chez toi, j'en ai profité pour discuter avec quelques personnes sympathiques qui traînaient devant ton entrée.

— Quoi ? Qui ça ?

— Des gars qui avaient l'air, disons... moyennement fréquentable, ricane-t-il. J'ai l'impression que tu as de sérieux ennuis...

— En quoi ça vous regarde ? Ils vous ont dit quoi ? s'agace Tae.

— Mmh... quelque chose comme : « toute dette se paie un jour ». Ça te parle, n'est-ce pas ?

    La phrase du lieutenant, prononcée dans le hangar lors de ce jour maudit, revient à la mémoire de Taehyung. Et en ce moment, elle s'avère être une terrible menace. Ces hommes patientent devant le club, en attente de sa fermeture... Le message est très clair.

    Il se prend le front dans la paume, le visage blême. 

— Tu n'as pas l'air bien, se désole Lee, tu ne voudrais pas un coup de main, par hasard ?

    Ses doigts se posent sur l'épaule de Tae. Ce dernier s'écarte et le foudroie d'un regard noir.

— Vous, tirez-vous de chez moi !

— Aish... ! Et dire que j'aurais pu t'aider...

— Vous, m'aider ? Ha ! M'aider à quoi ?

— Eh bien, depuis que ton cher mentor m'a expulsé de la Big Hit, poursuit l'homme, acerbe, je me suis recyclé dans la création d'identité.

— Non, mais... sérieusement ?

— Sérieusement. Je crée et planifie de nouvelles vies, organise certains « rapatriements » ou « départs » en urgence... bref. Que de bonnes infos pour une personne si jeune et pleine de promesses que toi.

    Défiant, Taehyung relève un menton arrogant.

— Ouais, en somme, un putain de trafiquant en plus. Décidément, cette ville est pourrie jusqu'à l'os.

— Ayant fait affaire avec ces gens, je pense que tu es mal placé pour parler, mon garçon...

— Je me fous de ce que vous pensez. Pour fuir la Corée, votre prix serait le même qu'il y a six ans, je me trompe ?

— Je t'offre la chance de t'en aller d'ici pour zéro won, ne suis-je pas généreux ? sourit Lee.

— C'était non et ça sera toujours non, crache Tae en ouvrant sa porte pour l'inciter à sortir.

— Donc, tu es prêt à perdre la vie pour conserver ton intégrité ? vraiment ? Es-tu immature à ce point ? Crois-tu qu'elle te sera utile, ta pureté, au fond du fleuve Han ?

    Tae se crispe, sa pâleur s'accentue. Lee pose sa main sur la sienne pour le contraindre, par dégoût, à lâcher la poignée et pouvoir refermer la porte à sa place.

— Es-tu prêt aussi à condamner ton ami barman ?

— Ils ont parlé de Jungkook ?! Ils sont là pour lui aussi ?!

    Abattu, Taehyung fait quelques pas hasardeux et s'agrippe au rebord du bureau, le regard figé sur la paperasse y gisant.

— Tu vas réfléchir davantage et agir comme un adulte, ou tu vas t'entêter, pour changer ?

— Je... Yibo va...

— Wang Yibo, Wang Yibo... peste Lee. Tu comptes encore te reposer sur ton précieux grand frère et lui mettre tout ça sur le dos pour qu'il assume tes erreurs ? Avec ces gens, la moindre connerie coûte des vies. C'est en détruisant la sienne que tu souhaites le remercier de s'être occupé de toi ?

    Tae sursaute et se redresse aussitôt lorsque ses mains se posent sur ses hanches. Dans son dos, l'ancien producteur, mielleux, souffle son venin au creux de son oreille.

— Ils sont là, à tes portes... Tu veux vraiment perdre la vie et causer la mort de ceux que tu aimes pour un petit quart d'heure avec moi ?

    La bouche de Taehyung s'entrouvre sans qu'aucun son n'en sorte. Non, il ne peut les condamner. A-t-il une autre solution ? Yibo était déjà si nerveux, la dernière fois... S'il devait l'appeler à cette heure de la nuit, il leur ferait courir des risques, à lui comme à Zhan...

    Sa pénible réflexion laisse le temps aux mains vicieuses de se faufiler dans son pantalon. Cet homme savait qu'il pourrait l'atteindre facilement en le faisant faiblir au moyen d'une réalité inévitable, celle à laquelle il ne peut échapper sans mettre les siens en danger. Leurs vies à tous les quatre contre une humiliation de quinze minutes... Sa raison ne lui laisse guère le choix. Il voudrait fuir, mais il en a la formelle interdiction. Son esprit fonctionnant à plein régime, le toucher du diable commence à griser ses pensées par ses caresses sournoises. Il doit réfléchir, vite. Trouver une solution. Pourquoi l'angoisse pétrifie-t-elle ses neurones à ce point ?

    Au bruit de braguette de son maître chanteur, il se liquéfie. Cet acte l'a toujours effrayé. Sans ménagement, ce dernier le plaque face contre le bureau.

— Ça va aller vite, tu vas voir.

    La même fébrilité qu'il y a six ans s'empare de Tae. A l'exception du fait qu'aujourd'hui, il ne doit pas résister. La panique le submerge, le happe dans son néant. Ses yeux s'agrandissent, sa respiration se raccourcit. Les choses sont en train de se produire sans que son cerveau ne réponde, car son affection pour ses proches le convainc d'accepter le tourment que sa culpabilité lui impose. Mais son cœur, lui, s'y oppose.

— Je... je ne veux pas... murmure-t-il d'une voix éraillée.

— Entre vouloir et pouvoir, il y a tout un monde, mon grand. Et toi, tu ne peux pas.

— Non, je ne veux pas !

    Le trafiquant le maintient d'une main ferme sur le bureau dès lors qu'il tente de se redresser. L'horreur est à son apogée. Avant que l'autre ne prenne possession de son corps, il attrape le classeur qui se trouve à vingt centimètres de sa tête et lui jette au visage. Profitant de la confusion de son agresseur, il remonte son pantalon et se rue sur la porte.

— Putain, chopez-le ! Faut pas qu'il me balance !

    Son jean débraillé manque de faire trébucher Tae dans le couloir. Avant que la main d'un des types ne se referme sur son bras, il percute son barman de plein fouet. Le téléphone que Jungkook tenait, en plein appel avec Yibo, chute au sol. En voyant son ami à moitié déshabillé, tiré en arrière par deux étrangers, ce dernier voit rouge. Mais cette violence-là, aussi forte soit sa volonté, il est incapable de l'appréhender. Pas seul.

    Taehyung s'agrippe à sa chemise, affolé de ne recevoir aucune réponse de sa part.

— Aide-moi !

    La main à sa braguette, Lee déboule du bureau.

    Le visage de Jungkook se détache de toute émotion. Cette fois, il ne fait pas le poids. Le Jungkook plein de failles n'est toujours pas en mesure d'affronter ce qui le hante. Alors, cette nuit, il brisera son serment en se brisant lui-même.

    Par amour.

— Jungkook !!

    Tandis que son compagnon se fait traîner de force dans son bureau, il ouvre ses accès et laisse la haine l'enflammer jusqu'à ne plus rien rester de lui. Lorsqu'il rouvre les yeux, leur noirceur est implacable. Cynique.

    Sa tête craque.

  

    Lee projette Tae au sol, le piège est scellé. Avant que la porte ne se referme, un pied la bloque, inséré dans l'interstice. Celui qui se trouvait derrière la prend brutalement de plein fouet et se voit propulsé contre le mur.

— Putain ! Dégagez-le, celui-là ! vocifère Lee en s'asseyant sur sa victime.

    Une voix tonne, profonde et ombrageuse.

— Toi, je jure de tellement te fracasser que même ta salope de mère ne pourra pas te reconnaître.

    Tae lève son regard larmoyant vers son barman et reste bouche bée. Cette désinvolture, cette posture supérieure derrière laquelle crépitent les flammes...

— J-Kay... ?

    À son nom, le concerné lui renvoie un fin sourire nonchalant. Sécurisant.

    Les deux hommes répliquent avec hargne, prêts à en découdre. J-Kay les contourne, saisit la chaise roulante de bureau, la soulève comme une feuille morte et l'éclate sur le dos du premier. Celui-ci tombe à terre, inerte. A sa suite, le second lui attrape le bras droit pour l'immobiliser, laissant au gauche tout le loisir de s'emparer d'une lourde agrafeuse en métal, objet qui, entre des mains vives, devient vite redoutable. J-Kay le frappe avec force à la tempe et s'acharne sur son crâne jusqu'à le mettre K.O. A son tour, l'opposant s'écroule, sonné. Pas d'armes ; ni à feu, ni blanches. Simples amateurs.

    Débarrassé, il s'en retourne vers Lee – qui daigne enfin s'inquiéter de son sort en n'entendant plus ses chiens de garde s'agiter. Il le saisit par l'arrière du col et libère Taehyung de son emprise.

— Toi ! Lâche-moi ! On doit conclure un...

    J-Kay projette un violent uppercut dans la mâchoire de l'agresseur qui l'envoie valser au sol. Haineux, il écrase son pied sur sa joue à lui en déchirer la peau, tel un mégot indésirable.

— Espèce de grosse merde.

    Un pas en arrière, puis sa chaussure se fracasse dans son visage jusqu'à briser ses pommettes, son nez et déchiqueter ses lèvres. Le sang gicle dans sa brutalité. Il termine son œuvre à coups de poings dans les arcades, les tempes et les tympans, tuméfiant suffisamment l'entièreté de son faciès pour honorer son serment.

— J-Kay...

    La voix fragile de Tae le pousse à se relever. Il se jette à ses pieds et le remet doucement debout pour le rhabiller.

— Est-ce qu'il t'a...

    Incapable de parler, Taehyung secoue la tête pour nier, au bord des larmes. Puis, désemparé, il s'abandonne entre ses bras et éclate en sanglots contre son torse. D'une protection vengeresse, J-Kay pose un regard noir sur Lee, toujours évanoui. Son étreinte se resserre, puissante. Le souffle court, Taehyung prend son visage entre ses mains et contemple son expression implacable, étrangère au garçon qu'il aime ; redécouvre le calque de celui qui, auparavant, provoquait ses craintes, à tort. Il sourit, les doigts parcourant ses cheveux avec tendresse. Si J-Kay est le protecteur de son compagnon, finalement, il est aussi le sien. Il dépose un baiser tremblant au coin de sa bouche.

    Bien qu'il n'ait pas conscience de son enfer personnel, il sait en revanche que Jungkook s'est divisé, à contrecœur, pour venir à son secours. Pour préserver son intégrité. De chaudes larmes ruissellent sur ses joues.

— Tu l'as laissé revenir pour moi...

    Le regard de J-Kay troque sa haine pour une indifférence peinée. Sa tête bouge. Avant de disparaître, entre deux mondes, quelques mots se murent sur ses lèvres.

— Ça aussi, ça va se payer...

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