Chapitre 23
Le visage de Zhan s'empourpre, sa bouche s'entrouvre, tremblante. Cette émotion forte finit d'achever sa résistance. Il s'affaisse lentement le long du miroir. Son regard se voile et sa peau perd ses couleurs. Yibo le dévisage de toute sa hauteur, puis s'accroupit pour saisir son menton entre ses doigts.
— Comment pourriez-vous satisfaire mes attentes et gagner mon pardon en étant si...
Zhan puise dans sa rancune.
— Je ne suis pas... un incapable. Vous n'avez pas le droit...
— Ha ! En ce moment, vous n'êtes...
En voyant les larmes perler aux coins des yeux accusateurs de son artiste, Yibo ravale ses piques et en abandonne ses ardeurs. Il est le seul vrai responsable à sa souffrance ; sa race en est à l'origine même. Son dessinateur n'a jamais été en tort et il arrive encore à l'accabler, à l'enfoncer pour mieux oublier les raisons malsaines qui l'ont mené à cet état de faiblesse.
Il se lève et écrase le bouton marche pour grimper au premier étage. Lorsqu'il se penche vers son dessinateur, celui-ci le rejette. Se faire blesser par pur plaisir est intolérable. Son autorité elle-même est intolérable. Abusive. Wang Yibo est la personnification même de tout ce qu'il haït en ce monde.
— Je veux... partir d'ici.
— Dans votre condition actuelle ? Ne rêvez pas.
— Je... démissionne.
L'expression de Yibo se durcit, à défaut de dévoiler sa crainte.
— Impossible, dit-il en le soulevant du sol.
— Vous n'avez pas le droit... ! Pas le droit de me retenir contre mon gré !
— Monsieur Xiao, sachez que j'ai tous pouvoirs dans cette ville.
Sous les yeux ébahis de l'équipe, en pleine discussion avec quelques fidèles et riches clients, Zhan repousse en vain son patron en lui martelant le torse. Tous restent sans voix. Toucher le Lion D'acier est le meilleur moyen de perdre un bras, ou même la vie. Que dire alors d'une telle agressivité en public ? A leurs yeux, ce garçon vient à coup sûr de se condamner. Pourtant, Yibo ne se soucie pas de son image, en ce moment. A quoi bon ? Sa forteresse imprenable s'est déjà craquelée.
Il ouvre la porte de son bureau et abandonne son rebelle sur le canapé. Là encore, dans ses gestes, sa brutalité est réprimée. Il s'installe dans le fauteuil vermillon qui lui fait face et le regarde haleter.
— Laissez-moi partir... je ne...
— Si vous quittez la bijouterie, vous mourrez.
Zhan se pétrifie.
— Si vous me quittez, vous mourrez.
Il s'enfonce dans l'assise, plus serein.
— Lorsque vous avez dit que vous aviez l'impression que vous pouviez mourir demain, vous aviez raison. Ces hommes vont vous traquer sans relâche, nuit et jour. Vous êtes tous les trois en danger, mais vous, vous êtes leur cible principale. Et vous n'imaginez pas de quoi ils sont capables.
— Mais... pourquoi moi ?!
Impossible de révéler la vérité sans s'intégrer lui-même à la cause. Yibo garde le silence. Bien que mentir ne soit pas dans ses habitudes, il doit jouer la carte de la prudence.
— Plus je vous en dirai, plus vous serez en danger.
— Comment puis-je être plus en danger que la mort ?
— Rassurez-vous, s'ils vous attrapent, ils ne vous tueront pas de suite. Ils vous garderont assez longtemps pour vous extraire régulièrement votre sang comme un animal. C'est seulement quand vous serez trop faible qu'ils vous videront pour de bon et disperseront vos cendres au-dessus du fleuve Han. Par contre, si vous êtes au courant de tout, ils vous offriront une mort bien plus lente et douloureuse.
Le regard horrifié de Zhan glisse vers le sol. Il se prend le visage entre les mains, désemparé.
— Je suis condamné...
— Non. Vous ne l'êtes pas.
— Comment pouvez-vous dire ça ?!
— Parce que moi, je suis là. Et tant que vous resterez à mes côtés, je vous protégerai.
Zhan relève la tête et le fixe de ses yeux humides.
— Monsieur Wang, vous risquez votre propre sécurité pour la mienne, dites-moi au moins pourquoi vous...
Il marque une pause, éclairé par la plus simple explication. Son expression se transforme.
— Est-ce que vous tiendriez à moi... d'une certaine manière ?
Peu confiant, il balaye cette pensée d'un geste de main honteux.
— Oubliez ça, c'est absurd...
— D'une certaine manière, oui.
Zhan reste bouche bée, décontenancé par une réponse à laquelle lui-même ne s'attendait pas vraiment. Pour sa part, Yibo le dévisage d'un air sérieux. Après tout, ce n'est que trop vrai, il tient à lui. La façon n'est juste pas aussi pure et désintéressée que son artiste l'imagine. Loin de là, même... Il s'en voudrait presque de lui faire avaler de telles sornettes à l'eau de rose, mais si cela peut le garder à ses côtés et assurer sa protection, qu'il en soit ainsi. En espérant maintenant que cette raison ne le poussera pas à fuir.
— Ne vous faites pas de films non plus, reprend-il en se levant, les mains dans les poches. Je n'ai pas pour habitude de me lier aux gens et je ne crois pas aux fables de l'amour. Mais lorsqu'un attachement se crée, vous pouvez percevoir...
Une notion de fragilité l'égare un instant. Nouvelle, il réalise que la brèche dans son image est bien plus conséquente qu'il ne l'imaginait.
— ... Vous pouvez percevoir un peu de l'homme que je suis réellement.
Il se retourne afin de lui jeter une œillade méfiante, furtive, et continue ses pas vers la grande vitre. Même si son employé ne sait rien à son sujet, il se sent déjà bien trop à découvert.
— Donc, comme Taehyung, votre attachement à mon égard est du même genre ?
Yibo ricane tout en revenant vers le canapé.
— Ne vous faites pas passer pour plus si naïf que vous êtes, Xiao Zhan...
Son sourire coquin met Zhan en tension.
— Rassurez-vous, je ne vais pas vous sauter dessus. Sinon je l'aurai déjà fait.
— Rassurant, en effet...
Nouvel éclat de rire de Yibo. Il se rassoit à la même place, adouci.
— L'attachement me rend protecteur. Bien trop, parfois, pour le rôle que je dois tenir au quotidien.
— Comme pour Taehyung ?
— Ce stupide gamin...
Une grande tendresse brille à travers l'étrange mélancolie de son regard.
— Comme pour Tae, oui. Il a été la première personne que j'ai prise sous mon aile en arrivant en Corée, il y a neuf ans. Quand je l'ai rencontré, il était en larmes sur le trottoir d'un bar, à moitié ivre. Un type lui parlait, bien trop tactile pour ne pas avoir d'arrière-pensées. À cette époque, Taehyung était encore mineur.
Zhan fronce une moue révoltée.
— Lorsque je me suis approché, j'ai compris que ce gars était le producteur d'une maison de disque prometteuse qui tentait de le convaincre de coucher pour lui signer son contrat.
— Et alors ?!
— Alors, je suis d'abord allé demander avec amabilité à cet homme de prendre ses distances, ce à quoi il m'a répondu cordialement d'aller me faire foutre. Je l'ai donc cordialement envoyé dans les ordures d'en face.
Le visage de Zhan s'illumine.
— Et puis, j'ai appris plus tard qui il était, ce monsieur Lee de la Big Hit. Qu'après que Taehyung ait foiré son audition, il avait profité de sa fragilité émotionnelle pour « discuter » d'un arrangement dans son bureau. J'ai donc pris les dispositions nécessaires pour le faire virer.
— Quelle pourriture... gronde Zhan. Depuis ce jour-là, vous êtes restés amis ?
— Hm... Disons que c'est plutôt un peu comme vous et cet enfant énervant.
— Yah !
— Aish... Jungkook, soupire Yibo en roulant des yeux. Tae ne m'a plus quitté depuis. Je l'ai gardé près de moi, guidé lorsqu'il était perdu et écarté les gens nocifs qui se mettaient en travers de sa route. Il me considère davantage comme son grand frère.
— Finalement, vous avez un cœur, sourit Zhan.
L'air réprobateur, presque douloureux, que son patron lui jette le surprend.
— Aussi idiot que cela puisse paraître, Taehyung a été un moyen de rédemption pour moi, dit-il en se levant pour cacher le trop-plein d'émotions qui s'inscrit sur son visage. J'ai fait des choses terribles. Les vies que j'ai brisées me hanteront toujours. En le protégeant lui, je garde en quelque sorte mon humanité et apporte un peu de bien en contrepartie de tout le mal que j'ai causé. Même si je suis persuadé que j'irai en enfer.
Son sarcasme rieur dissimule le poids véritable de son cœur. Zhan se lève et referme une main sur son épaule.
— Avez-vous des regrets ?
Yibo pose les yeux sur ses doigts avant de le fixer à son tour. Plongé dans son regard chaleureux, il laisse échapper par mégarde son tourment le plus profond.
— Peut-on appeler « regrets » le fait de vivre dans la peau de quelqu'un qu'on n'a jamais été...
Zhan demeure interdit. Son patron s'éclaircit la voix et se détourne pour chasser sa dernière déclaration, trop dégradante.
— Oubliez ça.
En découvrant le tendre sourire de son dessinateur, il relève froidement le menton, à nouveau supérieur. Une arrogance qui, cette fois, ne trompe plus Zhan.
Penchés au-dessus de la rambarde du balcon du grand loft, les deux garçons grignotent quelques kkwabaegi. Son beignet torsadé à la main, Taehyung se réjouit de cette fin de journée. Sa terrasse est déjà bondée pour le soir, et son nouvel ami est à ses côtés. La béatitude ne quitte plus ses joues bombées.
— Parle-moi de toi, s'il te plaît, s'exclame-t-il en regardant son barman.
— Ahem... De moi... Tu sais, il n'y a rien de bien intéressant à dire. Ou du moins, rien qui ne te déprimerait pas, plaisante-t-il.
— Peu importe, je veux apprendre des choses sur toi, savoir qui tu es.
— Qui je suis ?
Cette question laisse Jungkook perplexe. En ce qui concerne son passé...
— Pour commencer, ma mère m'a abandonné dans un orphelinat à ma naissance.
— Oh, vraiment ? Je suis désolé...
— Ne le sois pas, reprend-il en haussant les épaules. J'ai sauté de foyer en foyer sans réussir à m'intégrer jusqu'à l'âge de huit ans où j'ai trouvé ma première vraie famille. Ma personnalité ne plaisait pas à mon père adoptif. Il ne supportait pas le fait que j'ai déjà du caractère. Mais moi, j'avais besoin de sa reconnaissance, de recevoir son affection. J'ai donc tout fait pour lui prouver que j'en étais digne et attirer son attention, quitte à m'élever au-dessus de ses enfants biologiques qui, eux, n'étaient franchement pas des lumières. Mon esprit compétiteur – et surtout le fait que je sois meilleur que ses gosses – l'a fait péter un plomb. Il m'a renvoyé à mon tuteur en prétendant que je me battais sans cesse avec mes frères et sœurs pour m'imposer sur eux.
— Quel connard...
— Et puis, au lieu de m'écraser dans ma nouvelle famille, j'ai continué à cultiver ce besoin d'attention et je me mesurais, sans penser à mal, à tous les enfants que je fréquentais. Ça a toujours été vital pour moi. Aujourd'hui, encore, j'ai besoin d'être au-dessus, ne me demande pas pourquoi. Bref, c'est à l'adolescence que l'école est devenue un enfer. J'étais différent de A à Z et les autres le sentaient. Ils ont fini par gagner puisque j'ai cédé et fermé ma gueule au bout d'un an. Bien sûr, mes notes ont chuté, et là, ils ont inversé leurs brimades en me traitant comme une merde. Mais moi, je savais ce qu'ils étaient, au fond. De purs incapables rongés par la jalousie.
— Dis-moi que ça s'est amélioré par la suite ? s'inquiète Tae en ne touchant plus à son beignet.
Jungkook lâche un petit rire. Son sourire s'efface rapidement. Son regard se perd dans les teintes cuivrées du couchant.
— Le pire restait à venir, tu veux dire.
Son nouveau foyer, parfait. Un calme et une harmonie à la hauteur de l'angoisse quotidienne que les dignes apparences renfermaient.
— Mon dernier père... Ha ! rien à dire, en apparence. En fait, personne ne nous critiquait jamais puisqu'aux yeux de tous, on était la famille idéale.
— Et où ça a merdé ?
— Où ça a merdé...
Cette perfection occultait son plus gros démon. Sa très chère grande sœur. Et le géniteur malsain qui couvait sa toxicité, dans l'ombre.
Il inspire un bon coup et demeure silencieux. Les souvenirs ont été voilés par sa mémoire et il ne tient pas à éprouver de sitôt le moment où ils lui reviendront aussi clairs que de l'eau de roche.
— Je n'ai pas envie d'en parler, désolé.
— Pas de problème, tu m'en as déjà tellement dit... et je t'en remercie. Je ne m'attendais pas à ce que tu aies vécu tant de choses... Ha Ha ! Je me sens minable, tout à coup, bafouille Tae en se frottant la nuque.
— Ne t'en fais pas, tout le monde a ses secrets. Raconte-moi un peu des tiens, en retour ?
— Eh bien, mes parents ont toujours voulu que je devienne un grand chef d'entreprise, quelqu'un d'admirable et d'audacieux. Inutile de préciser qu'ils n'imaginaient pas leur fils en tant que gérant d'une boîte de nuit, ricane-t-il. Cette offense m'a valu un magnifique « à partir de maintenant, démerde-toi avec ta vie ».
Rieur, Jungkook siffle entre ses dents en ouvrant un lait à la banane. N'y-t-il donc aucune famille correcte sous tous les angles ?
— Moi, je voulais devenir idole.
— Oh ! C'est de ça que tu parlais quand...
Il se musèle lui-même pour ne pas évoquer à nouveau sa nuit.
— Oui. Et ce monde-là, pour mes parents, c'était un non catégorique. Malgré tout, j'ai décidé de réussir mes examens avec d'excellents résultats et de les surprendre en me faisant sélectionner lors d'une audition. Une fois mon année terminée, comme prévu, je me suis présenté à la Big Hit. Mais, à cause d'une très mauvaise nouvelle apprise juste avant mon rendez-vous, je me suis foiré lamentablement.
Jungkook le regarde, ahuri. Comment une voix si sulfureuse a-t-elle pu passer à la trappe ?
— Je me sentais misérable d'avoir échoué. Après ça...
Il s'interrompt pour contempler son ami, suspendu à ses lèvres. L'enchevêtrement d'évènements, ce jour-là, est ce qui a provoqué son aversion pour les gays, cela paraît évident. Jungkook le comprendra dès l'instant où il saura. Mais qu'importe. S'il veut se prouver à lui-même que cette histoire ne l'atteint plus, ne doit-il pas balayer ses propres tabous ?
— Le producteur Lee m'a rappelé dans son bureau et proposé de rediscuter mon contrat si je...
Il fixe un point à l'horizon, la lèvre mordue, pour faire abstraction du reste.
— Si j'acceptais ses avances.
Jungkook serre les dents. À présent, les choses s'éclaircissent.
— Et... qu'as-tu fait ?
— J'étais au fond du sceau. Je savais que je n'aurais plus d'autres choix que de suivre la voie que mes parents m'imposaient si je revenais bredouille ce jour-là. Je venais de me faire tromper et plaquer comme une merde pour une femme, et face à ces gens importants, je venais aussi de perdre le seul talent que j'avais. Alors, quand cet homme-là m'a rouvert une petite porte... en plein désespoir, je n'ai même pas réalisé ce qu'elle signifiait. Je n'entendais que ses mots de velours, ses promesses... ses paroles m'hypnotisaient. Même quand il me touchait, je ne réagissais pas. J'ai mis du temps à percuter et à récupérer ma dignité... Quel con. Si je m'étais repris juste quelques secondes plus tard...
— Mais ça n'a pas été le cas, poursuit Jungkook en posant sa main sur son avant-bras.
Les deux garçons échangent un regard affectueux.
— Non, c'est vrai...
La main chaude de Tae rejoint la sienne. Leurs doigts s'entrelacent.
— Je suis content qu'on ait pu parler. Pour être franc, je suis content aussi qu'on puisse...
Son téléphone sonne dans sa poche. L'appel d'un employé. Il quitte le balcon pour répondre, laissant un Jungkook rêveur, réjoui au sujet de leur nouvelle relation.
— Jungkook ?
— Oui ?
— On va devoir y aller, je vais ouvrir le night-club plus tôt. À moins que tu veuilles dormir un peu ?
Coucher ici ? Chez Taehyung ? Son ventre se noue. L'idée l'enthousiasme autant qu'elle l'effraie. Il sait qu'il ne pourrait pas se reposer de façon convenable ailleurs que dans son lit ; son cerveau fonctionnerait à plein régime et il a besoin de son cocon.
Un jour, il dormira chez son ami. Il s'en fait le serment. Car s'il y parvient, cela voudra dire qu'une part de son enfer intérieur aura été vaincue.
Contre sa fatigue et ses appréhensions, il acquiesce et lui emboîte le pas.
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