Chapitre 15

    Toujours aussi élégant dans son trois-pièces Chanel, le Lion D'acier enfile une cape épaisse pour sortir de sa voiture ; cette fin d'hiver reste froide. L'un de vigiles hurle devant la devanture.

— Putain ! Je rêve ! Tu sais où tu es, là, clochard ?! Sors de là !

    Lorsqu'il arrive à sa porte, Yibo reste bouche bée. Son dessinateur est blotti dans l'angle de la vitrine, la tête enfouie entre ses bras dans un survêtement bien trop léger pour les températures actuelles. La main du garde le saisit par le col, Yibo se jette sur lui.

— Arrête ! Tu l'as pas reconnu ?!

— M-Maître... ?

— Abruti.

    Il pousse son subordonné de côté et retire sa cape fourrée pour en recouvrir son artiste frigorifié. Depuis combien de temps est-il là ? Sa peau est glacée, ses lèvres irisées ; plusieurs heures ont déjà dû passer. Il soulève son corps dans ses bras et l'emporte à l'intérieur dès l'ouverture de la grille.

— Tout de même, murmure un garde à un autre, venir squatter ici comme un SDF... On est à Gangnam, il n'a pas honte...

— Ça ne se fait pas pour l'image du...

    Yibo leur lance un œil noir.

— Je vous conseille de ne plus tenir ce genre de propos, sinon c'est moi qui vais vous refroidir.

    Après l'avoir allongé dans un fauteuil de son bureau près du radiateur, Yibo en déduit à ses habits de maison que Zhan s'est fait mettre à la rue en pleine nuit. Son colocataire en sera forcément la cause.

   Il grommèle, exaspéré. Ce barman l'insupporte de plus en plus. Si la chose s'était produite par des températures négatives, les conséquences auraient été dramatiques.

— Qu'est-ce qui ne va pas chez ce mec... bougonne Yibo en comprimant son smartphone entre ses doigts.

  

    La mélodie stridente de son téléphone tire Taehyung de son sommeil.

    Yibo ? Que désire-il ? Il repose son iPhone. Son hyung attendra. Il n'est pas en état de communiquer avec qui que ce soit. Loin de lui l'hypocrisie et les faux-semblants. Il veut juste être seul. Le dégoût lui colle à la peau. Il a l'impression d'avoir, en quelque sorte, approuvé ce qu'il a subi par le passé. De l'avoir cherché et, pire, apprécié. Il enfouit son visage dans l'oreiller et grince des dents. Comment peut-il avoir joui par un acte qui le lie à son agresseur ? C'est peut-être le signe qu'il est tout aussi sale que cette ordure. Finalement, peut-être même a-t-il aimé ce jour-là, au fond, comme l'être répugnant qu'il est.

    Il reprend son téléphone pour regarder l'heure (trop matinale à son goût) et découvre avec stupéfaction le SMS qu'il vient de recevoir.

 « Mon dessinateur est encore hors état de marche. Je l'ai trouvé devant la bijouterie en survet' par 6 degrés. Il était à la rue. Je sais pas ce qu'il s'est passé mais ton serveur y est sûrement pour quelque chose. Tu me recommandes des gens qui m'apportent plus d'ennuis que d'avantages ? Occupe-toi de ce mec ou c'est moi qui vais m'en charger. »

    Le visage de Taehyung perd ses couleurs. Son bras retombe et abandonne son téléphone dans la couette. La situation ne peut plus durer, ni pour lui ni pour Zhan.

       

    La tête de Jungkook bourdonne. Il se redresse, le cerveau dans le coton et la bouche pâteuse. Planté sur ses deux pieds, il chancèle. Une nausée lui soulève l'estomac. Le rhum. Pourquoi se sent-il si...

— Attends... Hyung ?

    Il se rue dans la pièce de vie et reste pétrifié en la trouvant vide. Les souvenirs affluent. Terribles. Il porte une main à sa bouche, horrifié.

— Oh mon dieu... Non, non !

     La nausée suivante n'est pas due à l'alcool. Il se précipite dans la salle de bain et rend toute sa culpabilité. Fébrile, il s'asperge d'eau fraîche devant le miroir. Son reflet le répugne.

— Bordel ! Pourquoi tu fais ça !? Espèce de fils de pute !

    Son poing percute la glace et en brise le verre.

— Comment tu as pu !? Comment !?

    Je sais, c'est bon. Avec l'alcool, tout le monde peut déconner.

    Jungkook se prend le front dans la main.

— Je peux pas y croire...

    Mais tu as besoin de moi. Tu le sais.

— Ta gueule !

    Tu ne te débrouilleras pas sans moi.

— Si, je le peux ! Ne reviens plus ! Plus jamais ! Je te hais ! J-Kay n'existe plus !

    Tu crois que tu arriveras à me rejeter ?

— Si tu reviens, je te jure que je me foutrai en l'air dès que j'aurai repris la main.

    Le sourire de J-Kay, son rire narquois, teintent l'esprit d'un cynisme insupportable. Il se comprime les tempes et pousse un hurlement qui impose son autorité. À nouveau, le silence.

    Haletant, Jungkook se dévisage dans le miroir fracturé. Scindé en de multiples morceaux, à son instar. Parsemée de sang et de trous noirs.

    Les larmes montent en même temps qu'un ricanement nerveux s'échappe de ses lèvres. Il se laisse glisser contre le mur. Peut-être devrait-il en finir ici et maintenant... S'il le faisait, Zhan se retrouverait seul et culpabiliserait. Mais Taehyung et lui ne seraient plus menacés par cet égocentrique.

    Désormais, J-Kay sera chassé dès qu'il tentera de venir. À l'avenir, il sera l'unique détenteur de ce corps. Peu importent les conséquences qu'il doit subir. Son esprit commence à devenir nocif, l'insécurité y réside. Et l'ombre qui plane en son antre est de plus en plus présente...

    Il essuie ses larmes et se relève. Il doit présenter ses excuses et leur assurer à tous les deux qu'à partir de maintenant, ils n'auront plus affaire qu'au véritable Jungkook. Même si les choses promettent d'être compliquées avec Taehyung. Lui révéler ses dissociations est inenvisageable.

    Rafraîchi et habillé, il quitte son appartement la boule au ventre. Son cerveau tordu trouvera bien un moyen de s'en sortir avec son patron. Il en improvise toujours un, lorsqu'il n'a pas déjà tout anticipé.

  

    TOC TOC

    Taehyung sursaute. Il jette un œil à sa montre. Dix heures dix. Le seul client qu'il attend ne doit se présenter que cet après-midi...

— Qui c'est ?

— C'est... Jungkook...

— Putain ! Sors d'ici !

— Je suis venu m'excuser, Taehyung... Je ne te demande pas de rentrer chez toi, juste de m'écouter...

— Tire-toi ! J'ai rien à entendre de ta part, crache-t-il en retournant se coucher. Je dois déjà revoir ta gueule demain soir, ça me suffit.

— S'il te plaît...

— Va plutôt t'excuser auprès de ton hyung. J'sais pas ce que t'as foutu, mais après tout ce qu'il a fait pour toi, après s'être fait battre pour te protéger...

    Il pouffe, sur les nerfs.

— J'arrive pas à te comprendre. Non, en fait, dit-il en retournant à la porte, je ne veux pas te comprendre. Tes p'tits sourires, là, tes excuses bidons pour ensuite obtenir ce que tu veux, c'est terminé.

— ... Je sais. Y'aura plus de blabla, juste des actes.

— Ha ! J'sais pas si tu as vu l'évolution de tes actes justement, mais c'est de pire en pire. Dire que dimanche, je pensais qu'on pouvait devenir amis, tous les deux. En fait, tu es un putain de barjo à éviter. Si tu veux faire tes preuves, commence donc par respecter ma volonté et fous le camp.

    La gorge de Jungkook se noue. Les actes parleront à la place des mots. Il tourne les talons, mais s'arrête en haut des escaliers.

— Taehyung ?

— Quoi ?!

— Si... si je ne suis plus J-Kay le dragueur, tu me garderas quand même ?

— ... C'est quoi cette question bizarre, encore ? Une sorte de chantage ?!

— Non, pas du tout ! Je...

— Fais ton boulot et reste à ta place ! Je devrais déjà t'avoir viré.

— Oui... Oui, c'est vrai. Merci de m'avoir gardé malgré mes erreurs, patron. Passe une bonne journée.

    L'oreille basse, Jungkook redescend les escaliers avec une détermination nouvelle, bien qu'affligé. Il saisira cette chance d'avoir un supérieur aussi bienveillant pour lui montrer ses changements. Mieux, il fera tout pour faire renaître cette lueur d'espoir dans ses yeux. Ce sourire sincère, chaleureux, cette douceur qui lui était destinée à ce moment-là, rien qu'à lui.

    Une fois dehors, son impatience laisse place à une profonde angoisse. La suite promet d'être un calvaire.

 

    De son cocon, Zhan émerge lentement, groggy. Une faiblesse grippale, plus intense que la veille, lui ôte toute énergie. Il remue et retire la cape noire qui le recouvre. Cette cape... celle de...

— Comment vous sentez-vous ?

    Désorienté, Zhan réalise qu'il se trouve face au bureau de son patron. Dans son bureau. Il tente de se lever, mais retombe sur le fauteuil. Son front est brûlant.

— Vous avez de la fièvre. Ne bougez pas trop.

— Ça va, monsieur Wang...

— Non, ça ne va pas. Jooin ! Taesoo !

    Les deux appelés se présentent, chargés d'apporter une serviette fraîche et de l'eau. Zhan grommèle. Cette impuissance ne lui ressemble pas. Elle est insupportable. Celui qu'il est devenu pour son frère se doit de pouvoir tout encaisser. S'il acceptait l'aide du premier venu – d'autant plus celle de cet homme-là – cela reviendrait à dire que tous ses efforts depuis dix ans n'étaient que du vent, qu'il n'est pas la personne solide et résistante qu'il prétendait être. Il s'est assumé seul, il se sortira d'une banale fièvre, seul. Tout ce qui compte est de rester fort dans son esprit. De toute manière, pourquoi son boss se préoccupe-t-il encore de son état ? Il doit comprendre ce qu'un individu froid et intimidant comme lui cache derrière tant de bienveillance, ce qu'il désire obtenir de sa part.

— Je vous ai dit de ne pas bouger, gronde Yibo en appuyant sur son épaule.

— Je n'ai pas besoin qu'on prenne soin de moi, monsieur Wang.

— Ah oui ? Et pourquoi vous êtes-vous réfugié ici dans la nuit ?

    Zhan baisse les yeux, muet.

— Vous étiez dehors. La faute à qui ?

— Ça... ne vous regarde pas.

— Et moi, je pense que si. Vous travaillez pour moi et vous vous pointez à la bijouterie en pleine nuit. C'est un appel à l'aide évident, et vous continuez à le nier ?

    Zhan appuie une moue piquée. Appeler à l'aide ? La personne dont il se méfie le plus ? Plutôt mourir.

— Je ne vous ai pas demandé de m'aider, articule-t-il en se remettant droit sur ses jambes pour garder la face.

— Vous êtes pitoyable.

    Un silence s'installe après ces paroles. Blessé sans vouloir l'admettre, Zhan rend sa cape à son supérieur et se dirige vers l'ascenseur. Les portes se referment avant que Yibo n'y pénètre.

    Pitoyable, lui ? Il se renfrogne. Hautain, offensant, toujours au-dessus des autres... tout est détestable chez Wang Yibo. Ce gamin, né avec une cuillère en argent dans la bouche, qui n'a jamais connu le dur labeur de la vie, ni souffert... Et il ose encore l'insulter ? Un manque de respect sans pareil.

    Les portes s'ouvrent, Zhan reste bé.

— Hyung...

    Son cœur rate un battement. L'obscénité de la nuit, la voix de J-Kay, ses menaces, la douleur de cette trahison... Le flot d'émotions remonte à la surface, gravé sur le visage de son petit frère, qui ne l'était plus il y a quelques heures. À en voir son expression torturée, il sait déjà que c'est son Kookie qui se tient là. Mais il ne peut s'empêcher de reculer lorsqu'il s'approche de lui.

    La voix de Jungkook se met à trembler, ses yeux à larmoyer.

— Hyung... ! Tu sais que...

    Les paroles suivantes, ils les connaissent tous les deux. Celles qui précèdent le rituel de réconfort... Leur échange visuel, silencieux, se suffit à lui-même. Jungkook sait d'avance que son grand frère lui pardonnera, bien qu'au fond, lui-même condamne ses actes plus que quiconque.

    L'ascenseur s'ouvre à nouveau, Yibo en sort. Son expression s'assombrit aussitôt.

— Bonjour, monsieur Wang...

— « Bonjour monsieur Wang » ? Sérieusement ?!

    Il pouffe, sarcastique. Puis ses yeux descendent sur son poing abimé. Ensanglanté des dernières heures. Dans l'esprit de Yibo, l'explication la plus logique fuse, à tort. La rage jaillit. Son instinct – possessivité bien singulière qui lui est propre – le fait bondir.

— Espèce de... Tu l'as frappé ?!

— Quoi ? Non !

— Wang Yibo ! s'écrie Zhan en s'interposant entre eux. Stop !

    Yibo foudroie Jungkook d'un air noir.

— Qu'as-tu fait... grogne-t-il, assassin.

    Zhan se retourne et découvre les lèvres tremblantes de son frère. Leurs regards brillants se croisent.

— Quelque chose d'ignoble...

— Jungkook ! Ne dis rien ! dit-il en le saisissant par les épaules. Je t'en prie, ne dis rien...

— Et pourquoi pas ?!

— Parce que c'est ma vie privée, monsieur.

— Quand le privé impacte sur le travail, ça me concerne, monsieur Xiao ! A moins que vous ne désiriez être congédié ?

    Zhan lui renvoie un œil accusateur. Loin de se démonter, il lui tourne dos.

— Faites ce que vous voulez puisque vous êtes tout-puissant.

    Les hommes de mains, spectateurs du conflit, se transmettent en silence leur inquiétude. Ceux qui ont osé tenir tête au Lion D'acier n'ont jamais fait long feu.

— Si vous tenais à me virer, monsieur, dites-le-moi. Je m'en irai de ce pas.

— Hors de question.

    Surpris, Zhan fait volte-face. Yibo dévisage son frère avec haine.

— Toi, les choses ont intérêt à bien tourner.

    Le coupable baisse les yeux.

— Hyung, je suis désolé, ce que je t'ai fait, c'est...

— Chut... ! Rentre à la maison, murmure-t-il en le pressant vers la porte. Essaye de...

    Anxieux, il se pince les lèvres et détourne un regard fuyant.

— Fais tout ce que tu peux pour rester toi-même, s'il te plaît... S'il te plaît... !

— Oui. Je ne le laisserai plus... c'est fini.

    Dans l'élan de son émoi, Jungkook se jette dans les bras de son frère et enfouit sa tête dans son cou, se confondant en supplications sanglotantes. Zhan s'efforce de garder son calme et lui rend son étreinte. Cela n'a pas d'importance, il prendra sur lui tant qu'il le faudra.

    Jungkook quitte les lieux après une dernière œillade chagrine pour son frère et disparaît dans la rue. Il est temps de retourner au travail.

— Monsieur, déclare Zhan en s'inclinant, je vous remercie de m'avoir accordé votre attention. Je suis prêt à récupérer mon poste. Excusez-moi pour les désagréments.

— Vous plaisantez j'espère ? Vous avez de la fièvre !

— Monsieur, je suis capable de...

— Non. Vous n'êtes pas capable.

    Nouvelle pique condescendante. Zhan se dirige vers son atelier, ignorant son provocateur.

— Vous faites quoi, au juste ?

— Je pars travailler, monsieur. J'ai le pendentif de Madame Kim à dessiner.

— Vous avez vu dans quel état vous êtes ? Non mais regardez-vous !

— Monsieur, sans vous offenser, ma santé me concerne. Si je suis apte à reprendre mon poste, vous n'avez pas à vous soucier du reste.

    La sécurité braque un regard ahuri sur le Lion D'acier dont l'irritation devient palpable dans l'air. Il fait quelques pas vers Zhan et l'attrape par l'épaule pour le retenir.

— N'essayez pas de m'écarter.

— Ah ? Pourtant, ma vie privée ne concerne que moi, et uniquement moi, rétorque Zhan en se détachant de sa prise.

    Yibo voit rouge. Il lui agrippe le bras pour le tourner vers lui.

— Xiao Zhan, vous n'avez pas l'air de bien comprendre.

— Au contraire, j'ai très bien compris. Vous essayez de me contrôler et tentez de vous immiscer dans mon intimité pour une raison que j'ignore, et je n'aime pas ça, monsieur Wang. Je suis un homme libre, je viens ici pour travailler, pas pour être surveillé, dit-il en tirant sur son coude. Vous n'avez pas à m'accaparer de cette manière.

    Une cliente pénètre dans la bijouterie sans se faire remarquer. La poigne de Yibo se resserre, bientôt douloureuse.

— Lâchez-moi ! Ou vous n'aurez pas à me virer, je le ferai moi-même !

    Sa voix résonne, le silence qui suit renforce sa prétention. Yibo se retourne et dévisage la bourgeoise – cliente fidèle. Celle-ci ne cache pas sa surprise face à ce spectacle inhabituel ; qui oserait parler de la sorte au Lion D'acier ? Un suicidaire, sans aucun doute.

    Les gardes sont sur les starting-blocks. Personne ne s'est jamais opposé à Wang Yibo sans en payer le prix. Personne non plus ne lui avait jamais donné d'ordre et encore moins contraint par le chantage. Avec un tel public, son autorité et sa puissance sont remises en cause. Les informations se propagent comme une traînée de poudre, dans leur milieu. S'il venait à se savoir qu'un privilégié reçoit un traitement de faveur, certains se feraient une joie de diffuser la nouvelle. Les effets seraient désastreux. Son image imposante pour son jeune âge est tout ce qui le préserve des traîtres mal intentionnés, mais également de son père.

    Il libère le bras de Zhan et fait volte-face, glacial.

— Emmenez-le.

    La mâchoire de Zhan se décroche. Il recule, les hommes en noir s'avancent en sa direction.

— Quoi ?! Non ! Je n'ai rien fait ! Monsieur Wang !

    Ils s'emparent de lui et le traînent jusqu'à l'ascenseur avant de s'y engouffrer. Ses hurlements font grincer Yibo des dents. Amusée, la cliente s'en va patienter sur l'un des fauteuils baroques du salon.

— Qu'allez-vous lui faire ? s'enquiert-elle, curieuse.

— J'ai besoin de lui. Je vais donc rappeler qui est le chef ici.

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