Chapitre 12

    Arrivé à l'étage, Zhan garde les yeux au sol. Il ne tient pas à être le témoin de ce qui se trame ici, pas aujourd'hui. Il ne peut pas accuser le coup d'une autre mauvaise affaire. Lorsque Yibo l'invite à entrer dans une pièce sombre dont les rideaux sont tirés, il ne peut cacher sa surprise. L'anxiété le gagne. Quel est cet endroit ? Un canapé, aux allures de table d'examen avec ce tabouret qui se trouve à côté, des outils étranges – chirurgicaux ?!

    Il recule d'un pas et se prend son patron dans le dos avant de faire un bond de côté, effrayé.

— Où... où suis-je ?

    La porte se referme.

— Asseyez-vous.

— Vous allez me faire quoi ? bafouille Zhan, déjà persuadé de faire les gros titres du prochain journal.

— Vous retirer le foie, déclare Yibo en brandissant un scalpel.

    Le souffle de Zhan se coupe. Après un instant de silence, Yibo émet un pouffement moqueur et s'empare de la compresse et de l'alcool.

— Xiao Zhan, détendez-vous. Je vais simplement soigner vos plaies. Vous ne pouvez pas rester comme ça à la vue de la clientèle.

    Trop sensible pour ce genre de plaisanterie, à l'heure actuelle, Zhan se sent défaillir. Il prend son visage entre ses paumes et maudit cet homme de se jouer de lui, dans son état. En le voyant aussi fébrile – et loin d'être amusé –, Yibo en oublie son humour douteux et l'invite aussitôt à s'assoir sur le canapé. En temps normal, Zhan aurait refusé tous soin (surtout ceux prodigués par ses mains), mais en ce moment, le simple fait de se tenir droit et ne pas céder sous la pression est un exploit. Au regard réprobateur de son supérieur, il devine déjà que ce dernier meurt d'envie de lui faire une remarque.

— Dites-le... dites-le que je suis stupide.

— Comment le pourrais-je ? Je ne sais pas ce qu'il vous est arrivé, répond Yibo en imbibant la compresse.

— Vous en avez une idée bien précise, nous le savons tous les deux, murmure le blessé en baissant les yeux avec une moue amère.

— Xiao Zhan, vous faites vos choix. Je ne suis pas là pour vous juger. Juste pour vous soigner.

    Stupéfié, Zhan relève la tête et le fixe. Son coton en l'air, Yibo reste immobile, captivé par son regard brillant d'un désarroi qui le touche. Leurs deux visages n'ont jamais été aussi proches qu'en cet instant où il est penché vers lui.

    La voix de Zhan n'est plus qu'un souffle, à l'image de son courage.

— Pourquoi... ?

    Bouche bée, Yibo se fait violence pour reprendre sa contenance et appuie enfin la solution sur ses joues écorchées. Lui-même s'interroge encore sur les raisons de ses propres attentions ; elles sont totalement absurdes.

— Parce que vous alliez faire tache à côté de la vitrine, dit-il sur un air trop sec.

    La bouche de Zhan finit par étirer une gaieté douloureuse. Sa lèvre se rouvre.

— Ne souriez pas !

— C'est votre faute...

— Ma faute ? Ha !

— Vous n'êtes pas si froid qu'il n'y paraît.

    Yibo pose sur lui un regard agrandi.

    Dès lors qu'il prononce ces mots, Zhan les regrette aussitôt. Comment peut-il parler ainsi au Lion D'acier ? Il se remet à bafouiller.

— Je... ce n'est pas ce que je voulais dire... ! Excusez-moi...

— Ne vous ai-je déjà pas rectifié sur le fait de sans cesse vous excuser ?

— Je... oui. Excu...

    Il se pince les lèvres pour retenir une nouvelle maladresse, nouvelle douleur. Son sang coule de sa bouche. Dès l'instant où la goutte perle, Yibo s'en rapproche sans s'en rendre compte, magnétisé. Humant l'effluve subtil qui en émane. C'est la première fois qu'il peut sentir le plasma d'un humain sans le goûter, ou l'élever à ses narines. Quel est ce prodige ?

— M-Monsieur...

    Plus près, encore, l'odeur s'affine. Délicate. Sucrée. Aussi précieuse que...

— Monsieur Wang... !

    Yibo se décompose. Leurs regards se rencontrent, tant pétrifiés l'un que l'autre. Il recule d'un geste vif, presque un sursaut.

— Vous...

— Monsieur ?

    Estomaqué, Yibo porte une main à son visage.

    Un Sang d'Or. Le sang le plus rare. Véritable trésor. Xiao Zhan est l'un de ces êtres au nectar d'exception.

    Il lâche un soufflement incrédule. Il peine à y croire. Mais à présent, tout s'explique. Ses ressentis, l'attraction naturelle qu'il éprouvait pour lui... Tout cela n'était en rien lié à une quelconque déficience sentimentale. Un immense soulagement le gagne. Mais une inquiétude, aussi. S'il est ravi qu'aucune sorte d'attachement ne soit à l'origine de sa fascination pour son dessinateur, cela veut également dire que d'autres vampires de sang fort, comme tous ceux qui les entourent, pourraient l'apprendre. Et donc l'approcher. Le risque que l'un des siens le morde – bien que faible – devient tout à coup bien plus élevé qu'auparavant. Pire encore : si sa nature venait à être découverte, son père ordonnerait de lui livrer sur-le-champ.

    Sa mâchoire se crispe. Une émotion nouvelle, bien plus puissante que tout ce qu'il a pu connaître jusqu'alors, croît en lui. Obsédante. Hors de contrôle. Ce Sang d'Or est à lui. À lui seul.

— Monsieur Wang ?

    La voix de Zhan le rappelle à la réalité. Désormais, il le voit sous un tout autre jour. Et le dévisage avec une tout autre envie, aussi. Au-delà même du désir sexuel qu'il nourrissait pour lui, celui de le boire jusqu'à la dernière goutte grave son empreinte dans son esprit ; une obsession qui, il le sait, ne fera que grandir. Ce garçon est un joyau. Un bijou qu'il compte bien cacher aux yeux de son monde. Comment ? Il ne le sait pas encore. Mais il est hors de question qu'il le laisse lui filer entre les doigts. Rien qu'à l'idée de s'abreuver de ses délices, tout en possédant son corps...

— Je... je vais y aller, je crois...

— Non ! Je... je n'ai pas fini vos soins, se ressaisit Yibo avec un sourire qui effraie plus Zhan qu'il ne le rassure.

— V-vous êtes... un peu étrange, monsieur...

    En découvrant son expression inquiète, Yibo s'éclaircit la voix et respire un grand coup. Il doit se maîtriser. Chasser les fantasmes qui l'imprègnent et faire bonne figure. La même qu'il avait jusqu'à aujourd'hui. S'il ne gère pas bien la situation, la chose qui commence à pointer dans son pantalon risque bientôt de le trahir.

— Je pensais à autre chose, à un souci... J'étais ailleurs, excusez-moi. Je vais terminer.

    À nouveau en confiance, Zhan se laisse faire. Ses ongles se plantent dans ses paumes lorsque l'alcool s'applique sur sa lèvre. Le gémissement léger qu'il émet fait frémir Yibo.

    S'il te plaît, ne fais pas ce genre de bruits...

    La pulpe de sa bouche ouverte, si près de ses doigts, est une réelle torture. Son sang est à sa portée, sa langue est à sa portée... Tout son corps lui hurle de se jeter dessus. S'il avait eu quinze ans de moins ou qu'il n'avait pas reçu une éducation stricte pour canaliser ses instincts, il aurait certainement succombé à ses pulsions. Ce précieux liquide envoûterait n'importe quel vampire de sang fort qui s'en approcherait de trop près.

    Il retire l'ancien pansement sali sur son front et en dépose un nouveau après avoir nettoyé sa plaie. Sa main glisse dans sa chevelure pour mieux l'écarter. Un geste simple qui a pourtant l'effet d'une caresse pour Zhan. Ses paupières se ferment, lourdes. Un souvenir surgit à travers cette tendresse involontaire qui lui rappelle les déboires de sa jeunesse, depuis longtemps oubliée. Un bobo d'enfant, pansé au même endroit par sa mère. Ses mots rassurants, ses doigts dans ses cheveux, lui reviennent en mémoire.

— Essayez d'être plus prudent, à l'avenir.

    Ces paroles, les mêmes que les siennes... Lorsque ses yeux se rouvrent, ils sont embués. Yibo laisse retomber ses mèches par-dessus le bandage neuf et le fixe, interloqué.

— Que se passe-t-il ?

— Je... rien, ricane Zhan en chassant ses larmes par une profonde inspiration. Juste... un souvenir très ancien.

    Le silence se fait, puis...

— J'ai cru comprendre que vous n'aviez plus vos parents ?

    Le sourire de Zhan s'envole. Il détourne un regard bas et reste muet. La discrétion de Wang Yibo est à la hauteur de sa diplomatie.

— En effet.

— Hm. Vous êtes né en Corée ?

— Je suis de Chongqing.

— Hm. Et vous êtes ici depuis longtemps ?

— J'ai quitté la Chine quelques années après que mes parents aient été assassinés, il y a onze ans.

    Nouveau silence. Constatant l'affliction qu'il vient de toucher par sa maladresse, Yibo se sent stupide. Il était loin de s'imaginer que Zhan avait connu un tel drame. Tués alors qu'il sortait à peine de l'adolescence... Comment est-ce arrivé ? Qui est le coupable ? La prochaine fois, il se gardera bien de se montrer curieux.

    Il se frotte la nuque et se détourne.

— Je n'aurais pas dû vous poser toutes ces questions.

    Zhan hoche la tête, reconnaissant pour les soins, et se lève pour retourner à son poste. Yibo fait volte-face et le stoppe net.

— Vous restez ici.

— P-pardon ?

— Puisque je sais que vous ne vous reposerez pas si je vous donne votre journée, vous resterez ici, ce matin, et reprendrez après le déjeuner.

— Q-quoi ? Mais...

— Je n'accorde pas de congés maladie à un employé qui pourrait aller s'occuper hors de chez soi. Donc, soit vous obéissez et restez ici dormir, soit je vous vire.

    Zhan manque de s'étrangler.

— Me... me virer ?! Mais vous ne pouvez pas...

— Je suis Wang Yibo ! lance-t-il avec un air supérieur. Je fais ce que bon me semble. Maintenant, allongez-vous et dormez. C'est un ordre !

    La porte claquée, Zhan demeure abasourdi. Il s'en retourne au canapé, déconcerté. À quel point ce type est-il étrange ? Et pour quelles maudites raisons se montre-t-il si prévenant avec lui ? Non, quelqu'un comme Wang Yibo ne fait pas preuve de gentillesse. Ces hommes n'agissent que par intérêt ; il les connaît bien.

    Ses paupières ne demandant qu'à se fermer. Contraint d'obtempérer, il abandonne sa lutte mentale et s'allonge en grimaçant, sous l'effet de ses blessures. Dès que sa tête touche le coussin, son corps exprime toute son épuisement et toutes ses tensions pulsent dans ses membres endoloris. La fatigue l'emporte quasi instantanément.

    Quinze minutes plus tard, Yibo pénètre dans la pièce sans un bruit et s'approche de son bel endormi. Il dépose un long plaid sur lui, un sourire attendri aux lèvres. Lui-même reconnaît qu'il n'a jamais autant souri que depuis ces derniers jours. Ses yeux étincèlent.

    Il doit prendre soin de son trésor, s'il veut pouvoir le posséder. Le boire. Car il le fera sien, ce n'est qu'une question de temps. Peu importe les moyens, Xiao Zhan lui appartient déjà.

    Dans son lit, Kookie le fragile tremble comme une feuille ; il n'est pas fait pour vivre au contact du monde. La main de Taehyung l'a plongé dans le dernier état dans lequel il devait se trouver en ces lieux qui angoissent même les gens normaux.

— S'il vous plaît, cessez de bouger, grogne l'infirmière en changeant ses pansements.

    Que cette sorcière s'en aille, vite...

    Une fois les soins terminés, il attrape son téléphone et cherche le numéro de son frère, puis... s'arrête. Non. Il ne le dérangera pas. Il doit le laisser en paix. Peut-être est-il en train de récupérer chez eux ? Le connaissant, il s'est sûrement rendu au travail, malgré le repos que le médecin lui a imposé. Il doit se débrouiller, seul. Mais comment ? Kookie le fragile n'est pas capable de s'assumer... Si ?

    Il se redresse, l'infirmière se retourne à la porte.

— Qu'est-ce que vous faites ?

— Je veux rentrer chez moi... murmure-t-il.

— Hors de question ! aboie-t-elle en revenant vers son lit. Vous restez ici, sinon j'appelle le médecin et on vous sédate !

    Menace effrayante. Les larmes montent aussitôt aux yeux de Kookie. Il n'est plus qu'un enfant vulnérable que les adultes tentent de maîtriser, d'enfermer. Horreur. Cauchemar.

    Cette quinqua autoritaire le terrorise.

— Vous avez compris ? Je vous parle ! s'écrie-t-elle en se penchant vers lui.

    Trop près. C'est trop près. Son cœur s'emballe. Il veut s'en sortir. Il doit supporter. S'en tirer seul. Dieu, qu'il est seul...

    Ou pas ?

— Ce n'est pas vous qui décidez, ici !

    Le contrôle. Cette femme tente de prendre le contrôle.

    Non. Elle n'aura pas le contrôle. Personne ne peut avoir le contrôle.

    Ses yeux embués s'assèchent et se figent dans le vide, voilés d'une neutralité particulière. Puissante ignorante de ce monde. Ses traits se décrispent, son menton se relève et toute tension s'envole comme si son corps venait de se remettre à neuf.

    Sa voix se pose, grave.

— À qui vous croyez parler ? Vous me prenez pour l'un de vos connards de gosses ?

    La mâchoire de l'infirmière se décroche. Il se lève et se déshabille sans pudeur sous ses yeux ébahis pour enfiler ses vêtements tachés de sang.

— Je vous ai dit de ne pas bouger ! Vous devez...

— Si vous me donnez encore un seul putain d'ordre, je vous garantis que vous allez passer un sale quart d'heure.

    La femme se décompose. Elle s'écarte de son chemin, sidérée par sa soudaine arrogance naturelle, supérieure, extérieure à toute considération. Car J-Kay n'en a aucune, pour personne.

    Lorsqu'il prend la porte, il se retourne et lui jette en coin un rictus léger. Charme inquiétant. L'infirmière reste plantée au milieu de la pièce, idiote, dépossédée de sa suffisance.

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