Chapitre 4

Le lendemain, à huit heures pile, je pose ma nièce à la garderie de l'école.

À huit heures dix-sept, je suis dans le couloir du dernier étage en train de souffler pour me détendre. Je suis plus que stressée, ma tenue me rend nerveuse. Pourquoi ai-je décidé de ressortir mes anciens escarpins ? Parce que j'ai complètement oublié pourquoi je ne les mettais plus. Ces chaussures me font mal aux pieds. Je risque de marcher comme un canard à la fin de la journée.

La porte s'ouvre sans que je n'aie le temps de toquer. Matthieu Morant me lance un regard étonné. Je le détaille, toujours intriguée par sa beauté. Dire que j'aurais pu tomber sur pire, mais qu'à la place se tient un homme assez agréable à regarder.

— Que faites-vous là ?

Hein ? Qu'est-ce qui lui prend ?

— Heu... bonjour... hier vous..., bafouillé-je comme une idiote.

Je suis surprise par son intonation. On dirait qu'il m'a oubliée.

— Quand je vous demande d'être là à huit heures trente, c'est que vous devez être dans mon bureau, me coupe-t-il la parole. Pas dehors. C'est clair ?

Il est sévère, au point qu'il en est sexy. Trop, d'ailleurs. Je me perds dans sa contemplation. J'espère ne pas baver !

— Je... ne savais pas si je devais toquer ou att...

— Vous entrez sans attendre la permission, annonce-t-il en tournant la poignée. Si vous n'êtes pas là les prochains jours à huit heures trente, je vous vire. Compris ?

Bon. Ça donne le ton. Youpi. Va bosser en commençant ainsi !

— Compris.

Il s'écarte pour me laisser passer la première. J'entre et m'intéresse au plus petit bureau. Qui est quand même plus grand que ma table de cuisine ! Il est au loin dans la pièce, faisant face au bureau principal du DG.

— Votre bureau se trouve ici... Normalement. Cela dit, aujourd'hui je ne suis pas d'humeur à entendre le son d'un clavier et d'un téléphone. Et j'ai un rendez-vous important dans une heure. Alors je préfère que vous travailliez dans le bureau d'en face. Ce n'est que provisoire.

Pourquoi ne le crois-je pas ? À mon humble avis, il ne souhaite pas du tout ma présence.

Nous sortons dans le calme, après qu'il ait récupéré des clés sur son grand bureau. Monsieur Morant passe la porte en gardant ses yeux rivés sur moi. Malgré mon calme apparent, je souffre. Mes pieds sont serrés dans mes chaussures. Mes petits orteils sont tellement comprimés qu'à chaque pas, je retiens un gémissement de douleur.

La douleur est dans la tête..., me répété-je bêtement.

J'ai hâte de m'installer à mon bureau.

— Je ne tiens pas compte de votre retard, pour cette fois-ci. Mais demain, vous serez à votre poste à l'heure.

Encore plus strict, tu meurs.

— Encore heureux ! m'exclame-je, ahurie par sa façon d'agir avec moi.

Il ignore ma vive réaction, par chance, et traverse le couloir. En face de sa porte se trouve une porte en bois foncée. Elle est similaire à toutes les autres de ce dernier étage.

Matthieu Morant m'ordonne d'entrer. Là aussi, il referme la porte derrière lui. Comme si personne ne devait nous observer du couloir.

Le bureau ressemble au sien. Il n'est pas aussi grand, mais il est bien aménagé et lumineux. Trois plantes sont dispersées dans la pièce, l'une au coin du mur et de la baie vitrée. Les deux autres sont aux extrémités de la porte.

Rien qu'à l'ordinateur, je comprends que j'ai une immense chance. Je ne regrette plus d'être venue.

Cet ordinateur va être mon prochain allié dans cet endroit.

Je me tourne vers mon patron en retenant un sourire. Il doit s'en apercevoir, car ses lèvres s'étirent.

— Vous voyez, vous avez bien fait de venir, me dit-il sur un ton enjôleur.

— Ouais, soufflé-je, en prenant un air peu convaincu.

Ses pupilles se posent sur moi, entièrement. Il me mate sans aucune gêne. Ils passent de mes lèvres à mes seins, avant de s'arrêter sur mes longues jambes. Lentement, il les remonte pour les reposer sur ma poitrine. Je racle ma gorge pour lui faire prendre conscience que ses yeux baladeurs ne sont pas inaperçus.

Prêt à me dévorer toute crue, j'en conclus que le séduire sera facile. Avec un peu de chance, je terminerai cette ignoble mission en quelques semaines. Et après, bim ! Nouveau poste, si son père est honnête.

— Vous avez fait un effort de venir en talons, remarque Morant en se retenant de rire. Vous ne semblez pas bien stable dessus, je me trompe ?

Mes joues s'embrasent instantanément. S'il savait ! Mon seul désir est de m'installer sur la chaise et retirer mes douloureuses chaussures.

Pour toute réponse, j'affiche un sourire crispé en retenant un juron.

— Ailleurs, les femmes sont obligées d'en porter, mais pas ici. Donc, la prochaine fois, venez comme vous voulez. Je ne vire pas les gens à cause d'une tenue... Qu'elle soit couvrante ou non.

Ou non... Il s'agit clairement d'une allusion !

Je dois à tout prix garder mon calme. Ne pas paniquer, ne pas paniquer ! Trop tard, je déglutis en baissant les yeux sur mes talons noirs. La position que j'adopte me stresse bien plus encore.

— D'accord. Je mettrai mes baskets et mon jogging troué. Ils sont très confortables.

Mes pupilles remontent lentement jusqu'à plonger dans celles de Matthieu. Mon supérieur est dérouté pendant un long moment. Lorsqu'il comprend que je plaisante, il lève les yeux au ciel.

— Nous allons bien nous entendre, chuchote-t-il.

Il vaut mieux, oui. Sinon pas de drague et je serais virée. Donc je serais bonne pour chercher un nouveau travail ! Pire encore, je perdrais à coup sûr la garde d'Émilie, vu que le temps défile à une vitesse extraordinaire. Je doute retrouver un boulot durant le mois à venir.

Assistante personnelle est un boulot important. Je dois le prendre au sérieux et mettre toutes mes chances de mon côté pour réussir.

— Vous aimez ce bureau ?

Sa question me déroute.

— Oui, réponds-je rapidement.

Il ferme deux secondes les paupières, avant de les rouvrir. Ses iris tombent sur moi. Leur pâleur me foudroie de la tête aux pieds.

— Par pitié, faite des phrases avec moi. Avec un verbe et tout ce qu'il faut, quitte à en rajouter un peu.

Si on ne peut plus répondre oui à une simple question...

— D'accord, dis-je pour le narguer.

Ça fonctionne, car il est exaspéré.

— Je suis d'accord, Monsieur Morant, me reprends-je en souriant. Et j'adore ce magnifique, que dis-je, ce somptueux bureau dans lequel vous m'enfermez pour la journée !

Il esquisse un léger sourire, avant de mettre ses mains dans ses poches. Ce geste si naturel pourrait en faire pâlir plus d'une. Dont moi, au passage.

— Soyez contente, susurre-t-il en se rapprochant de moi. Je pourrais vous enfermer dans une pièce plus sombre.

Mes poils sur mes bras se dressent. Le corps de mon, nouveau, patron s'approche dangereusement de moi. Je me recule, les poings serrés sous la douleur que je ressens. Ce soir, mes pieds seront dans un état lamentable.

Monsieur Morant a une aura imposante. Je suis électrifiée et me fige à quelques centimètres du bureau. Je connais ces scènes où la femme se retrouve bloquée contre le meuble. L'homme se colle à elle et bien vite, leurs lèvres se plaquent.

Et si ça se déroulait ? Là, maintenant ? Dans ce petit bureau fermé ? Il est tellement proche que mes sens sont exacerbés. Je défaillis à l'idée que ses mains parcourent mon corps. Que sa bouche dévore la mienne et...

Non, ça n'arrivera jamais !

Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Je dois me calmer. C'est mon premier jour. Garder la tête sur les épaules est primordial.

Et pas sur ses épaules !

Par contre, c'est à moi de jouer. Je dois profiter de cette ouverture de sa part en le draguant, histoire de déjà commencer cette foutue mission. Quitte à surpasser ma zone de confort.

— Ça pourrait m'intéresser, soufflé-je avant de mordiller ma lèvre inférieure.

Les yeux de mon patron dévient bien vite sur ma bouche. Une lueur de désir brille et prouve que mon petit jeu fonctionne.

Je suis dans la merde jusqu'au cou.

Je ne sais pas pourquoi je passe, mais j'espère que ma tentative de séduction ne me jouera pas des tours.

Et s'il me testait pour voir jusqu'à quel point une femme est prête pour obtenir un CDI ? Je chasse cette idée. Ce serait horrible.

— Vous êtes drôle, madame Clarke, murmure-t-il en se penchant sur moi.

Son odeur est fruitée. Elle s'insinue dans mes narines. La faible distance entre nos deux corps m'embrase. Campée fermement sur mes pieds, je fais un effort surhumain pour ne pas me reculer. Mes fesses vont buter sur le bois. Je serais définitivement bloquée.

— Vous trouvez ?

Sa bouche s'approche étrangement de mon front. Mes muscles se crispent. Lorsque ses lèvres frôlent mon oreille, une violente décharge me foudroie.

— Oui. Vous êtes hilarante.

Sa main tombe sur ma hanche gauche. Son contact me fait tourner la tête. La chaleur dans cette pièce est étouffante.

— N'est-ce pas vous, qui m'aviez repoussé durant l'entretien ?

Aucun mot ne sort de ma bouche. Il a raison. J'en suis toute retournée. Que puis-je dire ? Que oui, qu'une personne qui utilise son boulot – en général elle a un post important et sait en jouer avec facilité – pour obtenir des relations sexuelles me met hors de moi ? Mais que si le désir est réciproque et qu'il n'y a aucun chantage ou forçage, je n'y vois aucun inconvénient ?

— Je ne sais pas à quoi vous jouez, mais je ne mange pas de ce pain-là, très chère.

Sa main remonte et attrape sauvagement mon menton. Je déglutis, surprise. La situation prend une tournure qui m'effraie. A-t-il cramé ce que je mijote ? Va-t-il me faire passer un sale quart d'heure ?

Mon patron se recule, me donnant la possibilité de respirer à nouveau. Mon rythme cardiaque est démesuré. Mes doigts tremblent sous la peur qui me broie l'estomac.

J'ai peur. Son regard est furieux. Il me scrute de ses pupilles comme si j'étais une criminelle et lui un policier.

— Je ne sais pas qui vous êtes, mais j'espère que mon père ne s'est pas trompé, balance-t-il en s'écartant pour de bon.

Bon au moins c'est sûr, c'est grâce à son père que j'ai ce CDD.

— Caroline Clarke, votre nouvelle assistante personnelle, osé-je sur un ton tremblant. En CDD.

Monsieur Morant se décontracte. Il plonge de nouveau son regard dans le mien, un sourcil levé.

— Une simple assistante qui a intéressé mon père ? Non, un truc cloche et je découvrirai de quoi il s'agit. En attendant, vous pouvez vous installer. Sachez que père ou pas, vous serez mise à l'épreuve comme tous les autres. Ça ne sert donc à rien de battre des cils pour obtenir le CDI.

Super. Maintenant il pense que je veux le séduire pour ça. Ce qui est faux. Enfin, en quelque sorte.

— Tout comme vous, je ne donne pas mon corps pour le travail, siffle-t-il.

Et je dois lui décerner une médaille ?

— Vous avez bien raison ! m'exclamé-je sans me démonter.

L'homme a l'allure professionnelle et imposante se retient de rire. Le coin de ses lèvres tressaute. C'en est si étonnant que j'en reste pantoise.

— J'ai toujours raison, conclut-il, soyez-en certaine. Pour en revenir à votre travail, tout ce dont je vous demande est de ne pas faire d'erreur. Ainsi, je ne vous virerai pas. À la moindre boulette de votre part, vous prenez la porte.

Je hoche de la tête en signe de compréhension. Je sens déjà qu'il va m'en faire baver.

— Je vais vous donner de quoi faire jusqu'à quatre heures.

Je me tourne pour chercher des yeux de quoi écrire. Je remarque un bloc note et un stylo sur le bois clair. Je m'en saisis très vite pour pouvoir écrire tout ce qu'il demande.

— Déplacez le rendez-vous avec Monsieur Huff pour vendredi dans deux semaines pour le matin. Vous m'excuserez. Ses coordonnées sont dans l'ordinateur, dans le fichier "Clients".

Je marque les informations dont j'ai besoin. C'est-à-dire tout ce qu'il me dit.

— Le rendez-vous doit être le matin. Sinon, je n'ai pas d'autres créneaux. Et ce rendez-vous est important. Très.

Je remarque qu'il a déjà tout prévu. Mais je n'ai pas le temps de lui demander où le rendez-vous doit avoir lieu qu'il enchaîne très vite.

— Appelez Rose Devotti et dites-lui de ne pas compter sur moi pour vendredi. Ne lui donnez aucun détail et raccrochez. Vers onze heures, vous allez recevoir la couverture du prochain numéro. Vous devez la vérifier sans moi avant midi, je serai à un rendez-vous avec mon père. Vous n'avez qu'à vérifier le bon emplacement en vous fiant à l'ancien numéro. S'il y a un problème, ne dites pas oui, attendez pour me faire part de ce qui vous dérange. Même le plus petit détail. Tout doit être parfait.

Il fait une pause pour que je puisse tout écrire. Je lève les yeux vers lui pour lui faire comprendre que j'attends la suite.

— Il nous arrive de recevoir des demandes d'interview. Refusez s'il s'agit de personnalité inventée ou mauvaise. Bien sûr, vous devez faire les recherches sur internet. Pour cette après-midi, je vous donnerais la suite. Je ne serai pas disponible avant. Pour le midi, vous avez la cafétéria ou alors vous vous débrouillez seule. Et tous les lundis, à dix heures, vous devrez me donner mon agenda de la semaine.

Matthieu Morant sort ses mains de ses poches. Sa main droite passe dans ses cheveux avant de venir resserrer sa cravate grise. Son costume noir lui va bien. Je devine sans difficulté son corps. Je secoue la tête et la baisse vers le bloc note.

— Comme il y avait marqué dans le contrat, continue Matthieu Morant. Vous êtes interdit de parler de Morant Magazine à vos amis. Rien ne doit sortir de cette boîte. Même sous la pression. Nous sommes en rude concurrence avec d'autres célèbres magazines. Je ne veux pas que quelque chose fuite. Que ce soit les futures personnalités interviewées, les couvertures... Vous ne devez emmener personne de votre entourage. Si jamais vous désobéissez, vous serez virée. Suis-je clair ?

— Très clair, Monsieur.

— Même sous la torture ?

Je lève les yeux vers lui, intriguée.

— Sous la torture ? m'étranglé-je.

— Je suis votre supérieur, lance Monsieur Morant sur un ton sérieux. Le seul apte à vous torturer.

Quoi ? Je rêve ou j'ai mal entendu ? Est-ce des allusions à une certaine pratique ? Si oui, j'ai envie de fuir à toute allure.

— Je plaisante, rigole-t-il. Si jamais on vous embête, c'est à moi qu'il faut s'adresser. Dernière chose, avant de venir me voir, vous devrez... m'envoyer un message.

— D'accord. C'est not...

— Dans le message, me coupe-t-il sur un ton amusé. Il devra y avoir le début de vos excuses. J'attendrais avec impatiente votre pardon face à face.

Il se retourne d'un mouvement majestueux et s'apprête à sortir du bureau.

— M'excuser de quoi ? lui demandé-je étonnée.

— De m'avoir insulté, répond-il avant de sortir de mon nouveau bureau. Ignoble, c'était le mot, oui.

***

Je verrouille mon téléphone, le sourire aux lèvres. Je viens d'envoyer le message d'excuse à Monsieur Morant. Je n'y suis pas allée par quatre chemins. J'ai simplement écrit "je...". Je reçois sa réponse très vite. Il m'indique arriver sous peu.

Ça sent le roussi. En même temps, je l'ai cherché !

Ma première journée a été simple. J'ai effectué tout ce qu'il a demandé. Les plus compliqués furent l'inconnue Rose et la couverture. J'ai raccroché comme me l'a dit mon patron. Sauf que Rose a rappelé sept fois jusqu'à ce que je lui mente sur le vendredi. Pour ce qui est de la couverture, j'ai trouvé une différence avec la taille du titre. Celui du mois prochain est plus grand.

Le reste de la journée s'est fait dans le calme, voire un peu dans le stress. J'ai répondu à pas mal de mails et ainsi qu'au téléphone. La plupart des appels étaient pour des interviews.

La porte du bureau s'ouvre sur Monsieur Morant. Le jeune directeur général a le visage fermé. Je n'en mène pas large, beaucoup moins fière de moi tout à coup.

Sa marche est rapide. Ses talons claquent sur le sol, résonnant dans la pièce. Cette sensation est désagréable. Je n'entends que lui, le ventilateur de mon ordinateur et ma lourde respiration.

À mes côtés, il se positionne les bras croisés. Sa façon de me dévisager me stresse.

— Je pense que votre téléphone bug, Madame Clarke, me dit mon nouveau patron.

— Heu non, il marche très bien.

— J'ai reçu "je", c'est donc normal ?

Je retiens un rire de nervosité. Je regrette sérieusement le culot dont j'ai fait part plutôt.

— Vous aviez demandé le début de mes excuses. Je est le début de mes excuses.

Il va me tuer. Me virer sur-le-champ pour cette audacieuse réponse.

Cependant, sa réaction est toute autre. Monsieur Morant aborde un franc sourire. Je baisse la tête, déstabilisée par sa façon de me regarder.

— Vous êtes plus intelligente que ce que je pensais, m'avoue Morant.

Je prends cela comme un vrai compliment. Venant d'un homme comme lui, cela doit être rare.

— Merci.

— Alors ? Je vous rappelle que l'homme ignoble attend encore ses excuses.

— Monsieur Morant, je vous demande pardon de vous avoir insulté d'homme ignoble, car vous m'aviez pris pour une pute.

J'ai dit cela sur un ton détendu. Monsieur Morant semble se tendre suite à ce que j'ai balancé. Ses mains se ferment en poings. Il tente de les cacher en les faisant glisser dans les poches de son jean. Il souffle d'agacement et je me rétrécis sur ma chaise.

— Madame Clarke... râle-t-il en laissant sa phrase en suspens.

— Je dois aussi m'excuser de dire la vérité ?

— Je ne vous ai pas pris pour une pute et je ne vous prends pas pour cela. Est-ce clair ?

Douteuse, mes lèvres se pincent.

— Ah bah maintenant que vous dites ça, oui. C'est vrai, j'aurais dû m'en rendre compte ! Que suis-je conne !

— Vous m'agacez, Caroline Clarke. Dites-moi plutôt ce qu'il se passe avec la couverture.

Sans rien ajouter, je montre du doigt les défauts sur la maquette que j'ai reçue en début d'après-midi. L'écran affiche les deux couvertures. Celle du mois prochain à droite, l'autre à gauche.

— Le titre est plus grand.

Monsieur se penche au-dessus de moi. Son aura m'enveloppe et me réchauffe. Je mordille ma lèvre inférieure de stress, tentant d'ignorer son regard.

— Effectivement, argue-t-il.

Je fais glisser mon doigt jusqu'à la prochaine erreur que j'ai trouvée. Il suit des yeux mon index ce qui m'intimide bien plus.

— De plus, je trouve que la photo de la personnalité interviewée est trop retouchée. J'ai fait des recherches sur internet. J'ai peur que le fait qu'il a une cicatrice en temps normal et que sur cette image, il ne l'a plus, porte préjudice à votre enseigne. Cela pourrait créer un mouvement de foule... de rébellions contre les retouches pour laisser les célébrités vraies. Enfin... si je peux me permettre.

Le temps me paraît une éternité. Il réfléchit à mes mots en examinant l'écran d'ordinateur.

— Vous avez raison.

Il ne rajoute rien. J'en suis hébétée. Mes doigts sur mes cuisses tremblent. Le directeur général se redresse en soupirant.

— C'est tout ? demandé-je.

Il baisse ses yeux clairs vers moi, hausse d'un sourcil avant de prendre un air compréhensif.

— C'est très bien Madame Clarke. Demandez à ce que l'on modifie la couverture.

— D'accord, je le fais de ce pas. D'ailleurs je dois vous dire pour le rendez-vous...

La fin de ma phrase est étouffée. Mon cœur palpite. J'ai peur de sa réaction.

— Je vous écoute.

Il s'installe au fond de son siège. J'aperçois qu'il est détendu, car ses mains sont désormais sur les accoudoirs. Je me sens toute petite ainsi. Même assis, il semble cent fois plus grand que moi et plus puissant.

— Heu... Monsieur Huff a accepté votre rendez-vous. Pour ce qui est du lieu, il a dit comme prévu.

— Parfait.

Je marque un temps de pause après son mot. Ce que je vais lui dire risque de l'énerver. Allez, je dois prendre mon courage à deux mains. J'en suis là grâce à lui d'ailleurs. Sans mon culot et mon courage, je serais encore à la recherche d'un boulot.

— Pour ce qui est de cette dame appelée Rose... J'ai fait comme vous m'aviez dit. Malheureusement, elle m'a rappelée sept fois. Je lui ai alors dit que vous aviez un empêchement. Elle... a demandé des détails...

Il est bizarrement amusé. Il me fait un signe de poursuivre. Je mords ma lèvre inférieure en m'insultant. J'ai conscience qu'il peut me faire passer un sale quart d'heure.

— Elle a dit qu'elle passerait quand même, car c'est important. Elle a besoin de vous pour tout organiser, a-t-elle précisé.

Je me tais en le voyant fermer les yeux. Il serre sa mâchoire et porte sa main pour masser sa tempe droite. Sa main cache la moitié de son visage tandis que son pouce appuie fortement sur sa tempe.

Quand sa main se repositionne dans sa poche, il aborde une mine différente. Je n'arrive même plus à le comprendre.

— Savez-vous qui est cette femme ?

— Non.

Comme le pourrais-je ? Il a gardé cette information comme s'il s'agissait d'un trésor.

— Je m'en doutais, râle-t-il. Bon, bon, bon...

Ses méninges tournent à vive allure. Plongé dans ses pensées durant de longues secondes, je me redresse et adopte une position décontractée.

Ses prunelles plongent sur l'écran d'ordinateur. Ses doigts pianotent vite sur le clavier silencieux. Il est à une proximité déconcertante. Sa fragrance boisée me titille les narines. Ses bras me frôlent. Je me recule un peu, lui laissant de la place. Je veux bien être proche, mais avoir ses bras, dénudés et poilus, à quelques centimètres de mon visage me dérange.

Du coin de l'œil je le vois ouvrir l'agenda de la semaine prochaine, puis celle d'encore après. Elles sont bien remplies. Il prend le temps de lire attentivement chaque jour. Beaucoup de rendez-vous et de réunions sont notés. L'un avec le directeur de publication, un autre avec un imprimeur ou encore un avec une personne appelée H.

J'ai pris connaissance des plannings chargés plutôt dans la journée. Étant déjà fait, ça m'a donné un avant-goût des prochains que je ferai. Il n'y a pas une heure ou Monsieur Morant est libre. Même le midi, il n'a que quinze minutes de pauses. Ce qui est au-dessous de la moyenne légale.

Monsieur Morant vit boulot, respire boulot et dort sûrement boulot. J'ai cru comprendre qu'il bossait jusque tard dans la nuit et venait en avance le matin. Cet homme est une machine. Je suis à la fois sidérée et fascinée.

— Hum... le vendredi, j'ai donc rendez-vous avec Monsieur Huff, qui fera la une du magazine, le matin.

Il garde son prénom privé, respectant ainsi son anonymat.

— Rappelez Rose et donnez-lui rendez-vous en début d'après-midi, avant la réunion de trois heures. Dites-lui que j'aurai peu de temps à lui accorder, que j'attends d'elle un dossier complet.

Net. Je note cela à la va-vite sur le bloc-note. Mon écriture est grossière. Je suis loin de m'appliquer. Je tente juste de ne rien louper.

— Vous viendrez le matin au rendez-vous, ainsi qu'à la réunion avec mon père, l'après-midi même.

Oh, j'ai déjà peur ! Je vais rencontrer une célébrité. Je crains de tomber sur une personne que j'adore et me rendre compte que c'est un abruti ! J'ai horreur des doubles-jeux, des mensonges.

Ma tête est en ébullition. Je suis horrible !

Que suis-je supposée faire déjà ? Ah oui, mentir à cet homme ! Jouer avec ses sentiments. Je dois arrête de me voiler la face. Je suis aussi pire que tous les autres.

— D'accord, Monsieur.

Mon supérieur s'écarte enfin. J'inspire profondément en me redressant. C'est à ce moment que la porte s'ouvre à la volée. Nous sursautons, choqués par cette intrusion inattendue. Nos regards se fixent sur Monsieur Tom Morant.

Le grand patron est aussi ébahi que nous. Sa mâchoire est décrochée. À ses côtés, une femme de petite taille avec un chignon parfait et un tailleur serré.

— Mais que faites-vous ici ? tonne Monsieur Morant, en plongeant ses pupilles dans celles de son fils.

Il est en colère. La femme à ses côtés est mal à l'aise. Elle tient contre sa poitrine un cahier ouvert et un stylo entre ses doigts.

— Nous bossons, comme tu peux le constater, réplique Monsieur Matthieu sans se démonter.

La tension est à son comble. Je me sens ridicule assise sur ma chaise. Le duel entre les deux Morant est intimidant. Le fils du PDG affronte son père comme s'il avait face à lui un vulgaire adversaire. Mes prunelles tombent sur l'écran de mon ordi. Pour me donner contenance, j'entreprends de lire le planning.

Rendez-vous, meeting, interviews... Je sais déjà tout ça.

Par mégarde, mes yeux trouvent ceux clairs du patron. Rien sur ses traits n'est lisible. Le secret qui nous lie me compresse la poitrine. Quand je pense qu'il m'a littéralement embauchée pour remettre sur le droit chemin son fils et que j'ai accepté... Non, non, non ! J'ai assez torturé mon esprit. J'ai accepté comme une grande. Ce n'est plus le moment de regretter.

— Je vous demande de sortir, exige Tom Morant sur un ton sévère.

— On bosse, insiste Matthieu en se rebaissant vers moi.

Sa tête est à plusieurs centimètres de mon épaule gauche. Du coin de l'œil, je le vois fixer l'ordinateur. Son index se lève et désigne un rendez-vous durant le jeudi. Son jeu d'acteur est parfait.

— Ici, décalez le...

— Matthieu ! tonne son père en parcourant la salle. Cette pièce sera vide d'ici une heure. Vous n'avez rien à y faire ! La place de ton assistante est dans ton bureau.

L'imposant homme marque une courte pause pour examiner l'ordinateur. Rassuré que l'écran affiche le planning, il nous scrute l'un après l'autre.

— Pendant que nous y sommes. Nous avons un dîner d'affaires vendredi prochain avec de futurs clients qui rachètent la société de Monsieur March. Politesse et tenue correcte sont obligatoires. L'Aura Restaurant, neuf heures précises.

En un clin d'œil, j'ajoute le dîner après la montagne de rendez-vous qu'a son fils. Lorsque c'est chose faite, j'attente la suite des évènements.

— Parfait, nous revenons dans dix minutes, conclut le PDG aussi froid que la glace. Si vous n'êtes pas à votre place, tu sais ce qu'il t'attendra, Matthieu !

Sur ses mots, il tourne les talons. Il ferme derrière lui la porte en prenant bien soin de la claquer, montrant ainsi sa colère. Son fils grogne et parle dans sa barbe. Je comprends plusieurs mots, du moins des insultes.

— Bon, puisque père ordonne ! Déconnectez-vous et rejoignez-moi dans mon bureau.

Sa mauvaise humeur est revenue. Son père a quand même un grand effet sur lui. J'en suis étonnée. On dirait que leur relation n'est pas incroyable. Travaillant ensemble, je m'attendais à ce qu'ils soient très proches. Or, je n'ai assisté qu'à des reproches ou combats en peu de temps.

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