♚ Prologue ♚ Couronne noire

Le courant glacé de la brise automnale vient doucement caresser mes cheveux. Il siffle un murmure plaintif entre les lampadaires qui, progressivement, tâchent le sol d'un halo jaunâtre. Les hauteurs des immeubles se dressent fièrement, leurs lourdes ombres menaçantes coulant encore sur la chaussée noircie de la Cinquième Avenue comme une boue épaisse et collante. La rivière d'argent qui tombe en cascade sur mes cheveux sombres semble étinceler tandis que sous mes yeux attentifs, New York s'endort et la nuit s'éveille. Un coup d'œil au cadran fendu de ma montre m'indique que mon attente touche à sa fin. Il était temps, je commençais à me lasser du spectacle répétitif que m'offrait le ballet des hommes et des femmes qui regagnaient leurs foyers, satisfaits de leurs petites vies bien rangées, sans se douter qu'à l'extérieur le loup rôde.

Lentement, j'étire mes muscles que ces vingt minutes d'observation ont eu le temps d'engourdir avant de me redresser totalement, un air neutre sur le visage. Il est l'heure pour moi de passer à l'action, Debbie ne vas plus tarder. Toujours concentrée, je dévale dans le silence le plus total la façade en verre qu'offre à la vue de tous mon poste de surveillance du jour, pour atterir souplement sur le trottoir que je longe d'un pas nonchalant jusqu'à la petite ruelle attenante. Voilà. Elle est là. J'ai bien failli être en retard. Retrouvant une expression humaine, je m'approche, un grand sourire niais collé aux lèvres, et j'entame la conversation.

L'intéressée, qui jusque-là s'affairait avec difficulté sur la serrure de sa porte d'entrée, se retourne brusquement au son de ma voix, et me dévisage avec surprise. J'ai peut-être de quoi effrayer, il est vrai. Emmitouflée de noir comme je le suis, jusqu'au menton, il est difficile de discerner mon visage dans l'obscurité naissante de la soirée. Cela dit, ma dangerosité ne semble pas être la principale source d'inquiétude de la jeune femme, qui scrute bien trop mes yeux pour se concentrer sur l'arme que je porte à la ceinture et qui, à la manière d'une bougie, luit de l'éclat spectral et vacillant de la flamme qui se meurt.

Je fais mine de rien, je cause avec une sympathie rare ; elle ne me reconnaît pas. Évidemment, comment le pourrait-elle ? Personne ne me connaît. Mais moi je connais tout le monde. Perchée au plus haut, enfouie au plus bas, dissimulée au plus sombre. Qui verrait l'ombre noire qui, seule, me suis à la trace, alors que je dédale dans la ville lorsque la lumière fui ? Même le soleil ne veut pas de moi. Je le lui rends bien.

Mais là n'est pas le sujet, pour l'instant je me joue des sentiments de mon interlocutrice que j'interroge sur un possible lien entre nous ; elle se contente de secouer brièvement la tête, de plus en plus troublée par le personnage que je dresse devant elle. Son regard tombe sur mon flan et se fige, tandis que sa figure déjà claire se pare du blanc maladif des corps sans vie. Ah. Elle a remarqué le poignard, semble-t-il. Avec délicatesse, je l'ôte de son fourreau et joue distraitement avec, le forçant à refléter un peu plus encore la pâle et froide lueur de l'astre nocturne. Vient le temps des révélations et, avec lui, mon petit exposé sur sa vie. Parce qu'on s'est tout de même déjà croisées, toutes les deux ; mais j'étais seule à la voir.

A ce moment, je vois passer dans les prunelles de mon amie cette étincelle de détresse, de peur et d'angoisse qu'elles ont toutes en commun. Cette dernière étoile de vie, dernière trace de l'âme avant que je ne l'aspire toute entière, qu'elle m'appartienne de façon légitime. Le flash de compréhension, lorsqu'elle se rend compte que je la suis depuis bien trop longtemps. J'inspire la crainte, et cela me plaît. Je sais tout. La connaissance est pouvoir, elles le savent toutes. Et je ne compte pas stopper tout de suite ma petite démonstration de puissance si bien partie. On commence juste à s'amuser.

Et je fais durer ce petit jeu, j'étale mon savoir au rythme de la veine qui pulse sur sa tempe droite, je prends plaisir à la voir se décomposer, se recroqueviller comme si elle voulait disparaître par le trou que, sadique, sa poignée de porte lui offre comme ultime bouée de sauvetage. Alors qu'elle sait déjà que les clés qu'elle possède n'ouvrent plus qu'un vieux garage abandonné sur Brooklyn, et que la source véritable de son éventuel salut se trouve dans ma poche. Cependant, je ne pense pas être disposée à la lui rendre.

D'ailleurs, l'heure tourne. Il va bientôt falloir que je parte, la plaisanterie a suffisamment duré. D'un geste devenu habitude, je coupe court à notre amusant échange dans le même temps que je romps le fragile fil de sa vie. Au revoir Debbie.

J'essuie d'un revers de manche le carmin translucide qui perle de ma dague, avant de me pencher sur ma victime du soir. Sa face est figée pour l'éternité dans une expression de surprise qui n'a pas encore eu le temps de passer à l'horreur. J'ai fait vite, aujourd'hui.

Je griffonne la peau fine à la manière d'un carnet de croquis, puis me redresse, fière de mon œuvre. Ma signature, logée au creux de son cou, la suivra jusque dans l'au-delà.

Puis je tourne les talons, sans un regard en arrière, drapée des ombres du crépuscule. Sur ma tête repose la couronne noire du jugement dernier. J'ai le pouvoir de forger un destin ou de le briser ; alors je trace le mien en effaçant ceux des autres.

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