✖ Chapitre 1 ✖ Interrogatoire
Dans ce monde, quelque soit l'époque, quelque soit le lieu où l'on se trouve, l'espèce humaine a toujours aisément pu être scindée en trois catégories.
Ceux à qui la vie a fait un cadeau, et qui en jouissent. Ceux à qui elle n'en a pas fait, et qui s'en lamentent.
Et ceux qui ont décidé qu'ils n'en avaient rien à faire.
Sans trop prendre de risques, on pouvait affirmer que Ashley Brown appartenait à cette dernière catégorie.
C'était en tout cas l'impression qu'elle donnait, affalée nonchalamment sur la chaise rude de la salle d'interrogatoire n°6 comme si elle avait été le plus confortable des fauteuils, à contempler avec lassitude ses ongles fraîchement rongés.
Que l'on se fixe un contexte. Plus tôt dans la journée, au 16, Ericsson Place de Manhattan, un signal avait fait, dans son habit simple de tâche lumineuse et sur le timbre mélodieux d'un bip de répondeur, son entrée grandiose sur les écrans radar. Un signal bien plus attendu que ne le laissait présumer la paresse des quelques agents de garde à cette heure-ci, nullement dérangés par ce que leurs supérieurs avaient pourtant qualifié de "miracle" lorsqu'ils avaient appris la bonne nouvelle. Ils s'étaient d'ailleurs empressés de la rapporter, et bientôt la rumeur avait couru dans tout le poste : on venait de localiser le point de contrôle de Radiance.
C'était le travail de toute une carrière pour certains, qui avait abouti par ces quelques pixels rouges sur la carte détaillée des ondes de New York. Depuis cinq ans, ce groupuscule avait réussit plus de tours de passe-passe que Dani Lary en une vie. Cambriolages, piratages informatiques, détournement d'informations ou de marchandises... On ignorait leur nombre, on ignorait leurs noms ; et jusqu'à aujourd'hui on ignorait aussi l'emplacement de leur QG tant leur zone d'action était large, s'étendant sur presque tout le continent, si bien que toutes les unités avaient dû plancher sur l'enquête dans une collaboration étroite et tendue.
Une tâche sur le CV immaculé du FBI, un vrai calvaire pour les autorités, la onzième plaie ; c'était du moins ainsi que les journaux titraient leurs numéros spéciaux, consacrés exclusivement à ces "nouveaux Arsène Lupin", et qui étaient ces temps derniers bien trop fréquents au goût de la police fédérale, enfin décidée à réagir sérieusement après l'épisode du saccage de l'Empire State Building. On avait d'ailleurs à ce jour toujours pas résolue l'affaire en question.
Mais voilà, ô joie ! Aujourd'hui leurs forfaits appartenaient au passé. Une patrouille avait été formée à la hâte, et les hommes, le poitrail gonflé d'une fierté presque insolente, étaient parvenus sans encombres d'aucune sorte sur les lieux de l'arrestation.
Quel bonheur, quel soulagement pour les forces de l'ordre que de pénétrer dans la plus imprenable des forteresses, avec une facilité certes déconcertante, mais ô combien réjouissante ! Que de découvrir, sur le canapé tout en lambeaux et ressorts apparents, la jeune criminelle presque offerte ! On en avait oublié le reste du groupe, et qu'importe ! Elle parlerait. On lui avait passé les menottes sans qu'elle ne protesta un seul instant, l'avait tirée en pleine lumière et flashs sous les hourras des reporters et des huit millions de téléspectateurs, avides d'exclusivité et de scandales.
"Va-t-elle livrer Radiance ? demandaient certains.
- Oui, assuraient les autorités. Elle parlera."
C'était avec cet état d'esprit un tantinet trop optimiste que Jeffrey Cain, trentenaire aux joues rondes et oreilles larges, avait endossé avec fierté la responsabilité de l'interrogatoire de Ashley. Tout content, il s'était installé confortablement sur le siège pliant qui prenait des allures de trône sous son regard conquérant, avait sorti son carnet de notes et son stylo bille, enclenché le micro et débuté son inquisition. Seulement voilà : elle ne parla pas.
Et cela faisait maintenant bien une heure et trente minutes, si l'on pouvait se fier au jugement de la vieille horloge en plastique qui constituait la seule décoration de la pièce miteuse, que la jeune femme se taisait de la sorte, face à un geôlier au bord de la rupture, et dont la chevelure filasse commençait à se raréfier face à l'attitude passive de sa prisonnière.
Quatre-vingt-sept questions, soixante-dix soupirs, cinquante réponses erronées pour seulement une dizaine de déclarations claires, l'ancien professeur de mathématiques que sa passion de la recherche avait poussé à la reconversion avait eu largement le temps de tout compter et de remettre profondément en question son nouveau choix de carrière. Même le pire de ses élèves aurait eu plus de facilités à donner son nom.
Pendant que le pauvre homme regrettait les longues soirées de copies, jetables elles au moins, à corriger et rayer de rage - tâche à l'effet curieusement apaisant -, de l'autre côté du bureau, on était d'encore moins bonne humeur. Parce que la plus ennuyée, dans toute cette histoire, était tout de même la délinquante. Elle avait tout prévu ; sa capture, la presse, son silence. Tout, sauf cette soporifique torture pour les nerfs que lui imposait la résistance psychologique hors normes de son irritant gardien. Eh, mine de rien, là où celui-ci avait tenu quatre-vingt-dix minutes, d'autres avaient démissionné avant la demi-heure. La brune ne pouvait donc que saluer la prestation du bonhomme, aussi agaçante soit-elle ; mais en ce moment elle aurait déjà dû se trouver au FBI alors sa présence dans l'insignifiant commissariat la dérangeait quelques peu.
Elle aurait certainement pu s'amuser de la décomposition progressive du visage de son interlocuteur, mais l'attente devenait insoutenable face à sa nature impatiente et l'urgence de sa situation, au point que même la mine la plus déconfite qu'aurait pu afficher Cain devant son impassibilité n'aurait su la distraire.
- Je vous l'ai déjà dit, soupira-t-elle alors que celui-ci se plaignait pour la énième fois de son manque de coopération. Je ne veux parler qu'à 17.10.1.26.
- Mais pourquoi ? S'exclama encore une fois le policier. Vous répétez ça depuis le début, pourtant je n'arrête pas de vous expliquer que j'ignore qui est cette personne, si vraiment c'en est une. Que lui voulez-vous ?
Plus de bien qu'à vous, marmonna intérieurement la jeune femme. Qu'on ne lui fasse pas croire que cette série de chiffres était inconnue. Elle n'avait eu que peu de temps, entre l'ouverture de son système et son arrestation, pour suivre le logiciel espion jusqu'au serveur de la police fédérale ; quelques secondes amplement suffisantes à la mémorisation de cette adresse IP, celle, à n'en point douter, de celui ou celle qui l'avait démasquée. Si elle avait retenue cette énumération aussi vite, toute la police devait la connaître par cœur et l'acclamer ! Sans elle, Ashley Brown n'aurait jamais franchi le seuil de la porte vitrée du NYPD 1st Precinct, et serait à l'heure actuelle en pleines lamentations sur l'incompétence des forces de l'ordre américaines. Il n'y avait pour ainsi dire qu'un seul véritable expert chez les gardiens de la paix, et c'était 17.10.1.26.
- Je ne lui ferai aucun mal, si c'est là tout ce qui vous préoccupe, répondit-elle en roulant des yeux. Je ne désire que converser amicalement.
Le blond, que le rictus carnassier de la détenue provisoire n'aurait sû dupper, se contenta de secouer mollement la tête.
- Tant que vous êtes placée sous surveillance, vous n'aurez le droit de vous adresser qu'à moi. Il serait peut-être d'ailleurs temps de rendre les armes, non ? On vous a coincée dans le QG de Radiance, face au système de piratage le plus complexe qu'aient connus les États-Unis. Vous êtes faites, et causer à ce... cette machine, je suppose, ne vous sauvera pas.
- Oh, mais je n'espère pas être innocentée, fit distraitement la hackeuse en recommençant à jouer avec ses doigts.
Cain haussa un sourcil interrogateur.
- Et que voulez-vous alors ?
- Je vous l'ai dit, répéta-t-elle pour la énième fois. Parler. Avec la seule personne un tant soit peu maligne de ce pays, apparemment. Les flics sont tous aussi lents d'esprit, ici, ou bien c'est vous qui êtes un cas particulier ?
Le policier serra les poings sous la table. La colère affluait, sinueuse, dans ses veines gonflées, et venait former, avec l'exaspération, un cocktail explosif dont son pauvre cerveau malmené ne semblait pas se lasser de s'abreuver.
- Cessez votre petit jeu ! Vous détournez continuellement la conversation, cet interrogatoire n'a que trop duré. Que je sois bien clair ; soit vous dénoncez les autres membres du gang, soit vous êtes transférée à GMDC par la prochaine voiture sécurisée. Et arrêtez donc de sourire de la sorte ! Ajouta-t-il furieusement tandis que les commissures de la brune s'étiraient à nouveau.
Celles-ci ne répondit pas tout de suite, se contentant dans un premier temps de s'étirer gracieusement, laissant ses formes félines prendre leurs aises sur la chaise qui les comprimaient. Les bras écartés, pareils aux ailes des colombes avant l'envol, le dos se cambrant délicatement, son visage exprimait le délice qu'apportait cet exercice à sa musculature fine. Quand enfin elle parut satisfaite, elle fut amusée de percevoir sur le visage de Cain un soupçon d'admiration percer la rage qu'elle lui inspirait. Il était vrai que sa silhouette svelte avait de quoi charmer, mais elle ne comptait pas profiter de ses atouts physiques aujourd'hui. Avec un ronronnement satisfait, la voleuse se redressa correctement et daigna finalement adresser un regard compatissant à son gardien, qui semblait avoir fini de se rincer l'œil lui aussi.
- Faites donc, lâcha-t-elle simplement. Les prisons, on s'en échappe. J'y serais chez moi un temps, puis d'ici un mois je courrai de nouveau dans la nature.
- Nous ne parlons pas de n'importe quelle prison, contra l'agent en plissant ses yeux noirs et déjà petits, mais de Rikers Island. S'en évader n'est pas aussi aisé que vous ne semblez l'imaginer.
- Mais pirater la sécurité de l'Empire State Building n'était pas facile non plus, fit-elle remarquer avec malice. Pourtant j'y suis parvenue.
Inutile de préciser que le tournant que prenait la confrontation ne plaisait absolument pas au fonctionnaire. Irrité, il martelait le bois de la table du bout de ses doigts crochus, l'agacement menaçant de rompre la dernière barrière de professionnalisme qu'il avait instaurée entre lui et la jeune femme. Il s'apprêtait d'ailleurs à la congédier, ne voyant pas l'intérêt de poursuivre la confrontation selon lui perdue d'avance, alors que chacun campait sur ses positions et que c'était lui qui en souffrait le plus ; mais ses supérieurs ne l'entendirent pas de cette oreille. Par l'appareil Bluetooth dont ils avaient équipé le policier, les lieutenants glissèrent quelques indications qui firent se froncer un peu plus encore les arcades du pauvre homme. Elle souhaitait parler de ses exploits ? Soit. Au moins obtiendraient-ils des indications quant aux affaires encore non-élucidées.
- C'était en effet un coup de maître, grommella, vaincu, le blondinet en serrant les dents. Comment vous y êtes-vous prise ?
Si son interlocutrice perçu son changement d'attitude, elle n'en montra rien. Haussant les épaules, elle n'hésita pas un instant et lança le plus naturellement du monde :
- Vous en faites tout un plat, mais au final ça n'avait rien de compliqué. Une heure ou deux pour repérer un peu le logiciel, une petite demi-heure pour localiser le point de contrôle, puis une dizaine de minutes pour le désactiver. Ensuite j'avais l'accès total et sans limite aux circuits et aux écrans d'affichage.
Cain se pencha en avant, immédiatement intéressé.
- Vous êtes en train de me dire que vous avez piraté l'Empire State Building en moins de trois heure ? Ricana-t-il doucement, peu crédule.
- Qu'y a-t-il d'étrange à cela ? Répliqua Ashley en inclinant la tête. Vous faites parti des personnes les mieux placées pour évaluer la difficulté de la tâche, vous avez bien dû vous rendre compte que le système était défectueux ?
L'agent secoua la tête, amusé.
- Justement, je suis parmis les mieux placés pour vous affirmer que ce que vous déclarez est impossible.
- C'est pourtant la vérité, se défendit l'intéressée avec une sincérité dont on ne pouvait douter.
L'expression de son visage n'exprimait plus l'ennui mais la détermination. Elle était certaine de ce qu'elle avançait ; pire, elle ne semblait pas comprendre qu'elle décrivait un exploit hors du commun. Ce fut à ce moment seulement que Cain, et avec lui tous les hauts placés de la police fédérale, prit la pleine mesure de la situation. En face de lui se trouvait la plus grande hackeuse de l'Histoire, et celles-ci n'avait aucunement conscience de son plein potentiel.
Le teint blafard du fonctionnaire vira au vert, puis au jaune, puis passa par quelques nuances de rouge avant de se fixer au gris terreux de ses entrailles qui le comprimaient. Miss Brown n'était pas une simple délinquante. Elle en avait l'activité, mais pas les capacités. Non, elle était largement au-dessus. Bien au-delà même du réseau Radiance, aussi efficace soit-il.
- Avez-vous déjà passé des tests ? Demanda-t-il en bafouillant, alors que la réponse lui sautait déjà aux yeux, évidente. Autrement, elle aurait joué la carte de la supériorité dès qu'il l'avait enfermée avec lui, au lieu de s'embêter à la lui démontrer.
- Quel genre ? Interrogea tout de même l'intéressée, intriguée.
- De capacité mentale, précisa le fonctionnaire sur le même ton que précédemment. Il fallait vraiment qu'il se calme, au risque de lui faire comprendre le problème et de tout faire capoter.
Mais Ashley, quant à elle, ne parut qu'étonnée par sa demande. Qu'est-ce qu'il lui voulait, à bégayer comme un nouveau-né ? Avait-elle grillé les restes meurtris de ses pauvres petits neurones ? Elle n'était même pas sûre de savoir de quoi voulait parler. Qu'est-ce qu'elle aurait fait d'un examen cérébral ? La prenait-il pour une simple d'esprit ? Elle l'avait pourtant mené en bateau et fait tourner en bourrique tout au long de leur petite séance. Quelle autre preuve lui fallait-il ?
- Nan, riposta-t-elle donc en haussant les épaules. Quand on vit dans la rue, on a pas vraiment de temps à accorder à ce genre de choses, vous savez. Pourquoi ?
Cain ne prêtait qu'une oreille peu attentive aux justifications de la détenue. Dès l'instant où son ignorance sur elle-même avait été mise en lumière, et ce bien qu'il l'avait plus deviné à l'incompréhension qui brillait dans le regard de la brune qu'à ses mots, il s'était focalisé sur les instructions qu'on lui glissait. Agir. Faire sortir la fille ; elle ne devait rien savoir avant qu'ils ne l'aient décidé, l'avantage qu'elle aurait pris aurait été trop gros. Puis réunion d'urgence pour décider de la marche à suivre. On aviserait vite, il n'y avait pas une minute à perdre ; dans le commissariat était enfermée une femme instable et trop intelligente pour qu'on la laisse sans surveillance. A présent l'officier était certain qu'elle aurait été parfaitement capable de sortir de Rikers Island par ses propres moyens, et il ne tenait pas à prendre ce risque.
- Oh, pour discuter, s'empressa-t-il de déclarer sur conseil de l'oreillette. Mais il se fait tard, enchaîna-t-il en écho avec le directeur qui lui dictait toujours la marche à suivre, venez donc plutôt, que je vous conduise dans votre cellule.
Et sans préambule, le policier coupa l'enregistrement et mit fin à l'interrogatoire, sous les yeux ébahis d'une criminelle à peine échauffée, avant de filer en coup de vent jusqu'à la salle où se tiendrait le débat.
✕ ✒ ✕
Yo, ici l'auteur !
Merci d'avoir lu ce premier chapitre, qui, comme vous pouvez certainement le deviner, a été long et compliqué à écrire (oui, même si tu trouve qu'il est nul). Y'a eu du travail derrière, et je dois dire que si le début me satisfait, je ne suis pas très fière de la fin. Je la retravaillerai certainement mieux plus tard, comme le prologue (que je trouve un peu à chier aussi).
J'espère tout de même que l'histoire vous plaît (je sais, elle a toujours pas vraiment commencée...), et que vous la suivrez attentivement.
Le second chapitre sera lui aussi long à écrire, j'ai pas de pouvoirs magiques... Alors patience !
Petite info également, par rapport aux symboles sur les titres de chapitre. Enfait, ils correpondent au point de vu adopté dans le chapitre et à son contenu :
- ♚ = Point de vue du meurtrier, à la première personne et au présent
- ✖ = Point de vue externe, à la troisième personne et aux temps du passé
- ✒ = Mots de l'auteur / NDA
Voilà pour le petit lexique, comme ça vous saurez à l'avance et ne serez pas déstabilisés à la lecture !
A bientôt (j'espère) !
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