9. L'ombre et la lumière

Tout se passa très vite. La lumière disparut aussi rapidement qu'elle était apparue, laissant à nouveau place aux ténèbres les plus profondes.

Paralysé par la stupeur, autant que par l'effroi, l'homme en gris sursauta lorsque le contact de quelque chose de glacial sur son épaule le ramena brutalement à la réalité. Vivement, il pivota sur ses talons...et poussa un cri d'épouvante. Devant lui, se tenait une silhouette éthérée, luisant d'un lugubre éclat verdâtre.

-Vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait en venant ici ? le tança le spectre.

Même après sa rencontre avec le cavalier fantôme, la vue d'un revenant le terrorisait encore comme un enfant. Il lui fallut faire un suprême effort de volonté pour ne pas tourner les talons et s'enfuir en courant. L'homme en gris plongea ses propres yeux dans ceux du jeune garçon. Curieusement, il n'y décela ni méchanceté ni volonté de nuire.

Le regard du fantôme n'exprimait rien d'autre qu'une profonde tristesse.

-Vous êtes en grand danger ici, mais il n'est pas encore trop tard pour lui échapper. Suivez-moi, vite !

Le froid mordant qui émanait du fantôme était si intense que l'homme en gris comprit instantanément que c'était lui qui avait gelé le sol pour lui permettre d'avancer alors qu'il était empêtré dans la boue. Une autre évidence le frappa. Les traits qu'empruntait le spectre ne trompaient pas. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à Morgane, sa Mère.

-Oui c'est moi Brandon. Et celle que vous appelez La Chose est ma sœur. Ou plutôt, ce qu'il reste encore d'elle après toutes ces années.

Un long cri courroucé résonna quelque part dans l'obscurité.

-Je suis condamné à protéger les imprudents qui osent pénétrer ici. J'essaye d'empêcher l'esprit de Sandie de les transformer en esclaves et de leur épargner un sort pire que la mort. Ma sœur est devenue comme ma némésis. Si elle représente l'obscurité, je représente la lumière.

Le cri se fit à nouveau entendre, plus proche, cette fois.

-Elle arrive ! Surtout, restez derrière moi, je vous mettrai à l'abri. Nous n'avons que très peu de temps.

Le fantôme de Brandon s'éleva dans les airs, faisant signe à l'homme en gris de le suivre.

De longues minutes durant, ils parcoururent un dédale apparemment sans fin de couloirs obscurs aux forts relents de moisissure.

-Elle peut manipuler le temps et l'espace à sa guise. Elle est beaucoup plus puissante que vous ne l'imaginez. L'inquisiteur De Haas se trompe lourdement s'il s'imagine pouvoir un jour la détruire. Vous ne pouvez rien contre elle, pas plus que moi, d'ailleurs. Votre seul salut réside dans la fuite.

Comme pour faire écho à ces paroles, le sol se mit soudainement à trembler. Surpris, l'homme en gris perdit l'équilibre et s'affala lourdement. La silhouette lumineuse de Brandon disparut en un éclair, comme noyée par une vague de ténèbres.

Un bruit de pas, précédé par une abominable odeur de charogne.

Un rire dément, cruel, dépourvu de toute humanité, à vous vriller les tympans.

La Chose était là, juste derrière lui.

Dans la lumière sépulcrale qui venait de jaillir, il la vit.

Cette silhouette filiforme, aux douze doigts comme des couteaux, qu'elle tendait vers lui, comme pour le dépecer.

Ce visage de petite fille aux prunelles ardentes et aux traits bouffis par la haine.

Un feulement sortit de la bouche de Sandie.

Incapable de bouger, totalement tétanisé, paupières fermées, l'homme en gris crut sa dernière heure arrivée, lorsqu'une poigne glacée le tira brutalement hors de portée du monstre.

L'homme en gris ouvrit prudemment les yeux pour découvrir un lieu bénéficiant d'une température beaucoup plus clémente et surtout débarrassé de l'abominable odeur de putréfaction. Le fantôme de Brandon se tenait à nouveau face à lui.

-Merci ! bredouilla l'homme en gris, à bout de souffle, secoué par ce qu'il venait de voir et surtout ce à quoi il venait d'échapper.

Brandon ne répondit pas.

Ils se trouvaient maintenant dans une petite pièce carrée dépourvue de fenêtre, au plancher poussiéreux couvert d'un invraisemblable fatras de jouets et de coussins éventrés. Dans un coin, une petite commode en bois blanc des plus spartiates.

A l'opposé, un lit d'enfant aux draps roses sur lequel reposait un ours en peluche.

-C'était autrefois sa chambre. Le seul lieu dans cette maison à avoir conservé un peu de la gaité de l'enfance. Le seul où elle ne peut pénétrer. Nous sommes en sécurité ici...pour l'instant !

L'homme en gris s'adossa au mur, laissant à son cœur le temps de ralentir.

Promenant son regard sur le décor qui l'entourait, il releva de nombreuses traces de suie, comme si un violent incendie avait jadis consumé une partie de cette pièce.

-Que s'est-il passé ? Pourquoi...

-C'est une longue histoire, répondit sombrement le fantôme. Nous n'avons pas le temps. Il faut que vous sortiez d'ici au plus vite, que vous quittiez cette région immédiatement et que vous n'y remettiez plus jamais les pieds. Il en va du salut de votre âme. Elle vous veut. Elle n'aura de cesse d'envoyer son esclave, le cavalier sans tête, vous traquer. Vous n'auriez jamais dû venir ici. Vous avez réveillé des forces qui vous dépassent et qui vous détruiront si jamais vous persistez dans votre quête.

-Ma quête ?

-Je sais tout de vous. Je sais que vous recherchez les traces ma mère. Je sais aussi que vous devriez abandonner maintenant. Vous êtes déjà allé beaucoup trop loin. Il y a des souvenirs qui ne méritent que d'être oubliés. Celui de ma mère fait partie de ceux-là. Aussi, je vous en conjure. Oubliez tout ceci et partez tant que vous le pouvez encore.

L'homme en gris sentit un long frisson lui parcourir l'échine.

-L'inquisiteur et les Van Loo devront chacun affronter leur destin. Je ne puis rien pour eux. L'inquisiteur De Haas est en grande partie responsable de tout ceci. N'ayez pas pitié de lui. C'est un homme cruel et le temps ne l'a pas changé.

-Je vous en prie, supplia l'homme en gris, dites-moi ce qui s'est vraiment passé ici. J'ai besoin de comprendre.

Le visage de Brandon parut se troubler l'espace d'un instant.

-Même par-delà la mort, j'ai juré de faire mon possible pour empêcher ma sœur de nuire. Et pourtant, moi aussi j'ai du ressentiment envers l'inquisiteur et les villageois qui l'ont suivi aveuglément sans poser de question. Sandie n'est qu'une victime. Elle a cru à un mensonge, comme l'aurait fait n'importe quel enfant de son âge. Elle-même n'est que le pantin d'une force maléfique infiniment plus grande. Celle du...

Brandon n'acheva pas sa phrase, comme s'il craignait de prononcer un mot.

-Celle du Diable, compléta sombrement l'homme en gris, se remémorant l'avertissement de l'inquisiteur.

Le fantôme fit un bon en arrière, la mine catastrophée.

-Ne prononcez jamais ce nom, malheureux ! C'est bien plus dangereux que vous ne le pensez, en ces lieux !

A ce moment, un grattement à la porte de la chambre se fit entendre. La Chose qu'était devenue Sandie attendait patiemment que sa proie se décide enfin à quitter son terrier.

-Et la maison ? Est-ce son œuvre aussi ?

Pour la première fois, Brandon eut un demi- sourire.

-Non. C'est elle qui nous a sauvés lorsque l'inquisiteur De Haas nous a abandonnés sur cette île, espérant nous voir mourir de faim et de froid. Oui, c'est un simple œuf venu d'un lointain pays a sauvé notre famille.

L'homme en gris médita quelques instants sans comprendre vraiment à quoi le fantôme faisait allusion.

-Et comment êtes-vous...

-Mort ? Trop long à vous expliquer. Mais prenez ceci. Ce ne sont que quelques souvenirs d'enfance. Ne les lisez qu'une fois loin d'ici.

La porte de la chambre se mit à trembler et à gémir de plus belle. Rapidement, l'homme en gris s'empara des feuillets posés sur la commode et qu'il avait omis de voir jusque-là.

-Prenez aussi Nounours. Il vous protégera d'elle. Ne le quittez pas un seul instant. Ne lui donnez surtout pas !

La voix de Brandon se faisait plus pressante.

-Elle est en colère. Si ses pouvoirs sont grands, ils défient l'imagination une fois la nuit tombée. Je crains qu'elle finisse par pouvoir entrer dans ce sanctuaire. Quittez cette île et vite ! Il ne vous reste que peu de temps. Le temps est distordu ici. De nombreuses heures ont déjà passé depuis votre arrivée. Le crépuscule n'est plus très loin maintenant.

Réprimant son angoisse, le dos trempé de sueur, l'homme en gris souleva l'ours en peluche...et chancela, surpris par son poids surnaturel. Mais il n'avait pas le choix que de faire confiance au défunt Brandon. Puisque cette peluche miteuse semblait être la seule garante de sa survie, il se devait d'essayer.

La silhouette de Brandon s'estompait lentement. L'homme en gris lui adressa un signe de tête en guise de remerciement. C'était bien le moins qu'il pouvait faire.

Ravalant sa salive, l'homme en gris s'apprêtait à passer la porte lorsqu'un détail attira son regard. D'un revers de main, il effaça les traces de suie sur le mur pour découvrir un dessin complexe aux couleurs toujours éclatantes malgré le passage du temps.

Le dessinateur avait représenté avec une extrême précision une île rocheuse, nantie de hautes falaises et entourée par une mer démontée, couronnée d'un ciel de plomb strié d'éclairs.

-Un simple rêve d'enfant. Ma sœur imaginait beaucoup avant de sombrer dans l'obscurité. Ne vous occupez pas de ça. Ca n'a aucune importance.

La voix de Brandon, de plus en plus lointaine, ne parvenait pourtant pas à masquer complétement son malaise. Il mentait, c'était évident.

Repoussant ses questions à plus tard, l'homme en gris s'apprêta à quitter la pièce et à affronter la colère de Sandie, armé de quelques feuilles griffonnés et d'un ours en peluche...

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