7. Les eaux mortes
Assis à l'avant de la petite, embarcation, l'homme en gris s'était plongé dans ses pensées.
Il se remémorait chaque phrase, chaque mot, du journal de Morgane.
Ce journal qu'il avait enfin trouvé, après des années de recherches acharnées, enterré et soigneusement gardé dans ce lointain village de Racour. Rien de ce qu'il y avait appris ne semblait correspondre à ce qu'il voyait désormais.
Pourquoi Morgane se serait-elle acharnée sur ce pauvre village ? Si toute sa vie elle avait victime des événements, jamais elle n'aurait fait montre d'une telle cruauté gratuite.
Cela ne lui ressemblait pas.
Mais qu'en savait-il, au juste ? Où se situait la vérité ? Cette dernière n'avait-elle pas été tronquée depuis le début ? Qui était vraiment Morgane ? Se pouvait-il qu'elle ait vraiment été la sorcière maléfique que tous dépeignaient ?
L'homme en gris ne pouvait y croire. Cette femme, cette Macrâle, avait sauvé la vie de sa grand-mère et de son père, il y avait bien longtemps de cela. Or, il avait juré de tout faire pour réhabiliter sa mémoire, coute que coute, même s'il fallait pour cela y passer le restant de son existence.
Pourtant, plus ils avançaient dans ce marais putride, plus l'horrible réalité lui sautait à la face.
Rien de ce qui les entourait n'avait de sens.
La logique aurait voulu que les îles de la confédération flamande aient simplement été séparées entre elles par les flots tumultueux de la Mer du Nord. Mais, au fur et à mesure de leur avancée, le courant ralentissait, les contraignant à ramer dans une eau boueuse dégageant des vapeurs malodorantes. La maigre végétation qui émergeait se résumait à des arbustes malingres, tordus et recouverts d'épine, semblant leur faire signe de fuir tant qu'il en était encore temps.
L'homme en gris partageait son embarcation avec Peter où tous deux se relayaient aux rames.
Non loin devant, l'inquisiteur De Haas faisait équipe avec Jan ainsi qu'avec Kirt, un solide lévrier irlandais, spécialement dressé et entrainé pour la chasse à la sorcière.
Les quatre hommes avaient finalement décidé de faire équipe pour naviguer jusqu'à la maison de la sorcière afin d'en percer le secret.
Ils s'étaient armés jusqu'aux dents, conscients que la Chose ne tarderaient pas à découvrir leurs intentions et à leur réserver un comité d'accueil.
A bien y réfléchir, il était évident que la Chose ne pouvait ignorer leur présence.
Frissonnant, l'homme en gris repensa à sa rencontre avec le sinistre cavalier fantôme, à la manière dont le spectre l'avait invité à le suivre. S'il avait tout d'abord refusé d'accéder à sa demande, l'homme en gris se jetait à présent tout droit dans la gueule du loup.
Il avait finalement accepté l'invitation de la Chose.
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Dirk de Haas avait mal. Terriblement mal.
Il était finalement revenu dans ce lugubre marais, dans ce dédale perpétuellement recouvert d'une épaisse chape de brouillard.
Dans cet endroit de cauchemar où Annika avait trouvé la mort.
Par sa faute.
Tout était de sa faute.
Sans lui, rien de tout ceci ne serait jamais arrivé.
Sans lui, jamais le Diable n'aurait investi ces lieux.
Mais il était Dirk de Haas, le fléau des sorcières ! Sa vie entière, il l'avait passée à combattre le Mal. Alors, pourquoi laisser les vieux souvenirs l'empêcher d'accomplir son devoir ? Trop longtemps, il avait fui ses responsabilités. Cela faisait bien longtemps qu'il aurait dû revenir brûler cette maison, ce portail sur l'enfer. Ce qui était arrivé à Annika ne constituait pas une excuse face à son inaction, toutes ces années durant.
Ils couraient à perdre haleine, Annika et lui.
La maison avait eu raison de leurs dernières réserves de vaillance. Ils fuyaient désormais sans regarder en arrière.
En tant qu'inquisiteur et inquisitrice attitrés, cet échec et aveu de leur faiblesse, leur collerait sans doute à la peau jusqu'à la fin de leurs jours. Qu'importe ! Personne n'en saurait rien. Ils sauraient garder le secret.
Ce rire odieux résonnait encore à leurs oreilles. Ce rire, ils l'avaient déjà entendu à maintes reprises par le passé. Pourtant, la personne à laquelle il appartenait était morte depuis longtemps. Son esprit était revenu d'outre-tombe afin de les chasser.
Jetant un regard apeuré derrière lui, Dirk l'avait aperçue.
La Chose qui les avait pris en chasse et qui tendait vers eux sa main noueuse.
Cette main à six doigts.
Dirk De Haas se l'était promis. Il terminerait sa carrière en beauté, en en finissant définitivement avec la Chose. Et, par la même occasion, en vengeant Annika.
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Pendant que l'inquisiteur De Haas semblait méditer, Jan s'arcboutait sur les rames, les muscles transis par l'effort violent qu'il leur imposait. Mais il était hors de question de prendre le moindre retard.
Certes, ils avaient quitté le village dès l'aurore, mais serait-ce suffisant pour revenir avant la tombée du soir ? Si la lumière du jour les protégeait de la plupart des horreurs qui infestaient le marais, ces dernières ne manqueraient pas de surgir sitôt la nuit venue.
Mais ils ne reculeraient plus.
Pas après ce qui était arrivé à Flora.
Depuis trop longtemps, le village était hanté, maudit par cette Chose.
Cette Chose qui commandait le cavalier fantôme.
Cette Chose qui faisait se lever des tempêtes dévastatrices quand bon lui chantait.
Il fallait que ça cesse.
Il voulait épouser Flora. Lui faire des enfants et que ces derniers grandissent en toute quiétude, sans qu'un spectre risque à tout moment de les enlever.
Tout à coup, alors qu'ils approchaient du but de leur expédition, Kirt, posté à la proue, se mit à grogner, le poil hérissé.
Avec inquiétude, Jan scruta les flots brunâtres, tentant d'y discerner ce qui avait ainsi alerté le chien de l'inquisiteur. Hélas, ses pires craintes ne tardèrent pas à se confirmer.
Postée sur un petit rocher, une horrible créature décharnée les fixait de ses yeux jaunâtres.
Jan cru voir un sourire torve s'épanouir sur les lèvres parcheminées du monstre, découvrant une terrible rangée de dents pointues, ses ongles acérés raclant frénétiquement la pierre. Ces griffes, semblables à des harpons, capables de percer chair et os, afin de mieux entrainer pour toujours leurs malheureuses proies dans les fonds vaseux du marais.
Ces zombies aquatiques, nés de l'imagination perverse de la sorcière, étaient la hantise de tout le village, la raison pour laquelle on évitait d'approcher des eaux mortes, comme on les appelait.
Combien étaient-ils, au juste ? Impossible de le savoir. Cependant, beaucoup affirmaient que ceux qui périssaient ainsi n'étaient pas dévorés, mais changés à leur tour en zombies, chargés de veiller à tout jamais sur la maison de la sorcière.
Jan sentit la sueur couler le long de son dos et ses mâchoires se mettre à trembler. Sur l'embarcation voisine, Peter devait être dans le même état, ça ne faisait aucun doute.
A cet instant, un vent mauvais venu de l'est, porteur de miasmes pestilentiels, se leva, dissipant la brume. Un chuintement répugnant s'échappa de la créature avant que celle-ci ne replonge dans les tréfonds putrides du marais, incommodée par les minces rayons du soleil venus brûler sa peau squameuse.
Jan jeta un rapide coup d'œil à ses partenaires.
L'inquisiteur, la mine plus fermée que jamais regardait droit devant lui.
Peter marmonnait quelque chose d'incompréhensible, sans doute quelque prière afin de se donner du courage.
L'homme en gris roulait des yeux ronds de stupeur, abasourdi par ce qu'il venait de voir.
Kirt, quant à lui, grondait toujours, les babines retroussées.
-Nous y voilà, murmura sombrement Dirk De Haas, alors que se dressait à quelques encablures à peine, une île rocheuse.
Jan entendit Peter gémir en reconnaissant la sinistre silhouette de la maison qui leur faisait face.
Enfin, les cousins Van Loo étaient de retour ! Cette fois, promis juré, ils prendraient leur revanche et plus jamais ils n'auraient peur !
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L'homme en gris contemplait la maison sans ciller.
A première vue, rien ne la distinguait des autres masures.
Il s'agissait d'une simple construction de bois, curieusement épargnée par l'atmosphère de pourriture ambiante
Les carreaux brisés laissaient siffler le vent en une longue et lugubre plainte.
L'inquisiteur De Haas, son pistolet à la main, se tenait sur ses gardes, protégé par Kirt. Le redoutable duo scrutait les flots, prêt à accueillir comme il se devait le moindre zombie surgi de sa tombe aquatique.
Jamais encore l'homme en gris n'avait vu chose pareille. Une foule de questions se pressait dans sa tête D'où venait ce monstre ? Était-il seul ? Les épiait-il en ce moment ?
Oui, lui, l'homme en gris avait peur.
Lui, le voyageur, l'aventurier qui rien n'avait jamais fait reculer. Mais sa quête avait pris un tournant décisif depuis ce jour à Racour où il avait rencontré Colin de la Havette.
Ce jour-là, devant cet homme capable de manipuler les rats à sa guise, il avait compris qu'il existait bien des choses que la raison ne pouvait expliquer.
Ce marais, ces eaux mortes, en étaient une nouvelle preuve accablante.
Mais il n'était pas encore au bout de ses surprises, comme il allait bientôt le constater.
-Entrons et finissons-en le plus vite possible, affirma le vieil inquisiteur.
Les cousins Van Loo approuvèrent silencieusement, tandis que l'homme en gris, intrigué par un détail, fit rapidement le tour de la maison.
-Entrer, oui, mais par où ? Je ne vois aucune porte...
Peter et Jan consultèrent Dirk du regard mais personne ne répondit, car tout à coup, un grondement ébranla l'atmosphère, faisant trembler le sol.
De stupeur, l'homme en gris fit un bond en arrière, trébucha avant de s'étaler de tout son long, les bras en croix, incapable d'admettre ce qui était en train de se produire. Sa raison manqua de vaciller lorsque la maison sortit du sol et se dressa sur ce qui ressemblait furieusement à deux pattes de poulet géantes.
Sous le plancher, une trappe s'ouvrit tout à coup pour mieux laisser coulisser une longue échelle.
-Nous sommes attendus, dit l'inquisiteur, d'un ton résolument calme. Allons, ne faisons pas patienter davantage notre hôte...
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