5. La Chose

Cet instant passé dans les bras de Flora lui avait paru court. Bien trop court.

Jan l'avait regardée partir, tristement. Mais il savait qu'elle avait raison. Son irascible grand-père risquait de devenir un brin chafouin si jamais elle s'avisait de rentrer trop tard. Or, comme chacun le savait, il n'était jamais bon de contrarier le vieil inquisiteur.

Jan avait craqué. Il s'était confié à elle comme jamais auparavant.

Il lui avait avoué ce qu'ils avaient fait, Peter et lui, deux ans plus tôt.

Comment ils avaient défié l'Enfer pour l'impressionner. Comment ils avaient manqué d'y laisser leur peau. Et comment ils s'apprêtaient pourtant à y retourner.

Bien entendu, la réaction de Flora ne s'était pas fait attendre. Elle lui avait reproché leur comportement stupide à tous les deux et l'avait exhorté à ne pas recommencer la même bêtise. Son grand-père lui avait dit tellement de choses affreuses au sujet de cette maison ! Comment pouvait-on être assez fous pour vouloir y pénétrer ?

Après qu'ils eurent fait l'amour, elle se calma rapidement et lui fit jurer d'abandonner son projet. Naturellement, Jan se contenta de promesses en l'air. Rien, pas même les beaux yeux de Flora, ne pourrait le faire changer d'avis !

A nouveau seul, étendu sur sa couche, le regard rivé sur le plafond, Jan s'était laissé à ses pensées, tentant de calmer les battements de son cœur. Au dehors, les hurlements de la tempête s'étaient enfin tus. On n'entendait plus rien à part peut-être les échos lointains d'un glas qui sonnait. Etrange, le clocher de la petite église du village s'était effondré depuis bien longtemps et personne ne l'avait jamais reconstruit ! Ce n'est que lorsque ces bruits de sabots résonnèrent dans la nuit que Jan comprit quel danger menaçait Flora !

Le jeune homme s'était précipité dehors, au bord de la panique. Il avait crié à Flora de se mettre à l'abri, espérant qu'elle puisse l'entendre.

Trop tard !

Un cri d'effroi, appartenant à Flora, lui avait déchiré les tympans, en même temps qu'un hennissement sinistre. Personne ne pouvait ignorer à qui appartenait cette monture. Le cavalier sans tête était revenu pour emporter une nouvelle victime. Une de plus à ajouter à son macabre tableau de chasse...

Jan avait couru comme un dératé, sachant très bien que jamais il ne pourrait rattraper le cheval démoniaque. Il avait surpris des regards anxieux aux carreaux, priant silencieusement, espérant que le spectre qui hantait ce village depuis si longtemps n'emmène personne, cette fois.

Jan avait pourtant senti l'espoir lui revenir subitement, apercevant le destrier ainsi que son fantomatique cavalier arrêté au pied d'une maisonnette.

Celle de Peter. Mais qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ?

Flora, inconsciente, était ligotée en travers de la selle. Jan s'était arrêté, essoufflé par cette course échevelée. Cependant, il n'avait osé émettre le moindre son, de crainte que le fantôme ne détecte sa présence, même dépourvu d'oreilles qu'il était !

Sortant de la maison, Dirk De Haas s'avança, pointant son pistolet sur le fantôme.

-Relâche ma petite fille, démon, ou gare à toi ! menaça l'inquisiteur, d'une voix peu assurée cependant.

Aucune réponse ne lui parvint, hormis un grincement aux accents sardoniques venu de nulle part.

-Tu l'auras voulu !

Une détonation retentit. La balle frappa le fantôme de plein fouet, le traversant de part...sans lui faire le moindre mal. Un nouveau ricanement suivit. Le cavalier ne bougea pas d'un pouce. Ce n'est que lorsque l'homme en gris parut à son tour que le spectre s'anima enfin. D'un geste de sa main blafarde, il fit signe à l'étranger de le suivre.

-Que me veux-tu ? Répond-moi, et peut-être te suivrai-je, cavalier.

Jan, tapi dans l'ombre, observait la scène, épouvanté. Nonchalamment, le fantôme ouvrit les fontes de sa monture et en sortit rien de moins que...sa tête. Posée dans sa main comme sur un plateau d'argent, la bouche s'ouvrit grand pour laisser s'élever une voix haut perchée.

-La Maîtresse attend ta venue depuis longtemps. Ne lui fais pas faux bond.

L'homme en gris, grâce au Ciel, ne montra aucune intention d'obéir à cette injonction.

-Libère la gamine, et je te suivrai. C'est ma seule condition.

-Hors de question. Elle est appartient déjà à la Maîtresse.

-Alors, tant pis. Votre Maîtresse n'aura pas la fille pas plus qu'elle ne m'aura moi.

Les yeux maléfiques de la tête coupée fixèrent l'homme en gris, s'attendant à un geste désespéré de sa part. Mais ce fut le vieux Dirk qui réagit le premier. Sans que le fantôme s'en aperçoive, il avait sorti un petit objet rond de sa poche. Vivement, il lança le projectile qui fendit les airs en direction du cavalier sans tête. Malheureusement, au dernier instant, ce dernier, avisant le danger qui le menaçait, s'écarta de la trajectoire, et la sphère alla se perdre dans les ténèbres. Les yeux de la tête, toujours posée dans le creux de la main, lançait maintenant des éclairs de colère.

-Punition ! Punition ! Punition ! caquetait la petite voix nasillarde et insupportable.

Le spectre s'approcha du vieillard tétanisé, lui enserrant la gorge de ses longs doigts noueux.

-Voici venue votre fin, inquisiteur. Je crois que nous sommes désormais parvenus au bout du chemin, vous et moi, lança la voix, brutalement devenue sépulcrale et chargée de menaces.
De leur côté, ni l'homme en gris ni Peter, ne savaient que faire, incapables de porter atteinte à cet être venu d'outre-tombe.

Toujours plaqué dans l'ombre, non loin, Jan contemplait le projectile de verre rempli d'un liquide translucide, qu'un miraculeux réflexe lui avait mis dans les mains avant qu'il ne se brise en pure perte.

Le garçon réfléchit à toute vitesse. Le vieux Dirk avait passé sa vie entière à défendre le village contre des abominations, telles que ce cavalier fantôme. Il était forcément armé pour lutter efficacement. Sans hésiter, Jan renvoya le flacon, priant Saint Antoine de guider son bras...

La tête poussa des cris atroces, sa chair carbonisée dégageant des fumeroles âcres, brulée par l'eau bénite qui l'avait aspergée. Avant que le monstre ne se rétablisse, l'homme en gris bondit afin de libérer Flora avant qu'il ne puisse prendre la fuite. La jeune fille, toujours inconsciente, tomba au sol, où son grand-père, à bout de souffle, se précipita.

-Vous payerez pour ça ! La vengeance de la Maîtresse sera sans pitié ! siffla le spectre, furieux et blessé, tout en remontant sur son destrier.

Loin à l'est, le ciel s'éclaircissait. L'aube était proche, et le cavalier le savait. Le temps était venu pour lui de disparaître avant que le soleil ne paraisse. Sans que quiconque ait pu le retenir, il s'était déjà évanoui, ne laissant derrière lui qu'une mince trainée de brume ainsi que l'écho du glas...

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-Certes, le cavalier sans-tête a fui. Certes, Jan l'a blessé. Mais il reviendra, c'est certain.

Dirk De Haas, l'inquisiteur, assis à son bureau, avait parlé d'une voix solennelle. Face à lui, Peter, Jan ainsi que l'étranger hochèrent la tête en silence. Dans la pièce voisine, Flora dormait à poings fermés. Lorsqu'elle se réveillerait, elle ne se souviendrait probablement de rien et croirait avoir rêvé.

-La Chose risque de se mettre très en colère. J'ai bien peur que ceci ne marque le début de nos ennuis...

-Inquisiteur De Haas, l'interrompit l'homme en gris, quelle est cette Chose que vous évoquez ? Cette Maîtresse dont parlait le cavalier. J'ai besoin de le savoir...

Le vieil inquisiteur toisa son interlocuteur avec gravité.

-Une entité qui nous déteste. Un monstre qui nous a maudits. Cette tempête destructrice et ce cavalier fantôme ne sont que des diableries parmi les autres qui accablent ce pauvre village. Moi, Dirk de Haas, j'avais juré de protéger mes concitoyens, mais désormais, au crépuscule de mon existence, je ne peux que constater mon échec. Je crains que nous ne soyons d'ores et déjà damnés, dit-il, au bord des larmes, comme s'il s'était retenu trop longtemps.

-Une Malveillance... murmura l'homme en gris.

Le vieux Dirk sursauta.

-Vous connaissez l'existence des Malveillances ? Mais comment...

-J'ai lu le journal de Morgane la Rouge. Je sais tout ce qu'elle a affronté. Voilà des années que je cherche à remonter sa trace. Ma famille a une dette envers elle, depuis le jour où elle a sauvé la vie de mon père, qui n'était alors encore qu'un nourrisson. Je veux prouver à la face du monde que Morgane n'était pas la meurtrière que tout le monde imagine.

Les cousins Van Loo écoutaient toute cette conversation avec des yeux ronds comme des soucoupes.

-Si le but de votre quête est de faire de Morgane la Rouge une Sainte, sachez que vous courez droit à l'échec mon garçon. J'étais là le jour où elle est arrivée dans ce village. Je m'en souviens comme si c'était hier. Une bande de brigands l'accompagnait. Robert, je crois que c'est comme ça que leur chef s'appelait. Il y avait aussi ce garçon étrange. Qui aurait pu se douter qu'il était en fait un loup-garou ? Ah, ça, ils nous ont bien bernés ! Et puis, cet autre jeune homme, qui se prétendait chevalier. C'était le petit copain de Morgane à l'époque. Ah, il en aura souffert par amour pour elle, le pauvre ! Oui, je me souviens parfaitement de cette gamine aux cheveux blancs. Je me souviens même, lorsqu'elle a débarqué ici, qu'elle portait déjà son premier enfant en ses entrailles. Sa maudite progéniture. C'est moi qui l'ai envoyée sur cet îlot isolé. Avant qu'elle ne transforme les alentours en marais puant infesté de monstres et que sa maison ne devienne la plus hantée du pays. Oui, si j'avais su ce qui allait arriver, je l'aurais condamnée au bûcher à l'instant même où j'ai vu cette diablesse pour la première fois. Je me suis montré trop indulgent et ce fut la plus grande erreur de toute ma carrière d'inquisiteur.

Dirk  s'arrêta quelques secondes afin de reprendre son souffle.

-Cette Chose qui a senti votre présence. C'est vous qu'elle veut désormais comme l'a dit le cavalier et personne d'autre. Elle n'aura maintenant de cesse de vous traquer et de vous détruire...

L'homme en gris frissonna.

-Laissez-moi vous raconter l'histoire de ma rencontre avec Morgane la Rouge. Vous comprendrez alors, je l'espère, que la Chose qui nous menace est bien pire encore que n'importe quelle Malveillance...

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