3. Le lourd secret des cousins Van Loo


Ils avaient poussé la porte.

Ils avaient osé.

Les cousins Van Loo l'avaient fait.

Ils seraient les premiers depuis des générations à oser franchir ce seuil légendaire.

Perdue sur cette île au plein cœur du marécage, la sinistre bâtisse leur était soudain apparue à travers les langues de brume qui l'enveloppaient.

A cet instant, Peter avait senti un frisson d'excitation lui parcourir l'échine. Il allait enfin pouvoir découvrir cet endroit maudit sur lequel couraient tant de rumeurs effrayantes.

Des messes noires.

Du sang.

Des sacrifices humains.

Et beaucoup d'autres horreurs encore.

Mais la sorcière était morte depuis longtemps.

Sa maison n'était plus guère qu'une coquille vide, tout à fait banale et dépourvue de danger.

Ils ne risquaient rien, lui et son poltron de cousin.

Jan avait été difficile à convaincre de l'accompagner, cependant.

Cet idiot accordait bien trop d'importance à la présence supposée d'une entité maléfique qui rôderait entre ces quatre vieux murs.

Mais, lui, Peter, était plus malin que ça.

Il savait que toutes ces histoires n'étaient que mensonges.

Et il allait le prouver.

En pénétrant dans la maison de la sorcière et en perçant son secret.

S'il y en avait bien un, toutefois.

Pour ce faire, lui et Jan avaient « emprunté » la barque du vieux Kirk.

Munis d'une carte, et de leur excellent sens de l'orientation, les deux cousins s'étaient engagés dans le dédale de chenaux qui les mènerait à destination, persuadés qu'ils y seraient avant que le soleil n'atteigne son zénith.

Ce fut leur première erreur.

Ils avaient sous-estimé l'épaisse brume qui pesait sur la région et perturbait toutes leurs tentatives de se repérer au cœur de ce véritable labyrinthe.

L'état de détresse de Jan n'avait cessé d'empirer au fil de ces longues et épuisantes heures passées à ramer dans cette eau boueuse et stagnante. Il ne cessait de répéter que rien de ceci n'était naturel, que cette purée de pois était maléfique, destinée seulement à égarer les imprudents qui chercheraient à approcher la maison.

Leur voyage fut rendu plus pénible encore par ces lugubres cris qui résonnaient de temps à autre.

Peter se surprit à s'interroger sur la nature des bêtes capables de pousser de tels cris sans parvenir à trouver réponse à ses questions.

Faisant fi de la fatigue, des doutes et de la peur, les cousins accostèrent finalement sur l'îlot au coucher du soleil, transis de froid et proches de l'épuisement.

Pour la première fois, Peter se dut d'admettre qu'il avait peur. Quelque chose dans l'édifice qui lui faisait face lui donnait la chair de poule. L'idée d'y pénétrer alors que les ombres ne cessaient de s'allonger ne lui parut soudain plus aussi séduisante que cela.

Et pourtant, il ne fallait à tout prix montrer aucun signe de faiblesse devant Jan. Que se passerait-il si jamais son cousin venait à deviner sa peur ? Accepterait-il d'encore le suivre sans discuter, comme il l'avait toujours fait ?

Hardiment, comme si de rien n'était, il avait donc poussé la porte. Il était trop tard pour reculer désormais. Mais une inquiétude plus sourde encore vint marteler sa poitrine.

Jamais ils ne pourraient être partis d'ici avant la nuit. Il leur faudrait donc dormir ici de toute façon.

Ils fouillèrent chaque pièce de la maison, sans rien y trouver d'intéressant, hormis du mobilier brisé et calciné.

En outre, nul spectre, nulle créature infernale, ne vint les effrayer. Peter sentit les battements de son cœur redescendre peu à peu et son angoisse le quitter. Jan lui-même paraissait tout aussi soulagé. Ils passeraient une bonne nuit dans la sécurité relative de la maison abandonnée, et prendraient le chemin du retour le lendemain matin. Les cousins Van Loo n'en étant pas à leur première escapade de ce genre, nul ne songerait à les interroger lorsqu'ils reviendraient au village.

Ce n'est que lorsque le dernier rayon du soleil eut entièrement disparu que l'horreur commença. Au début, ni Peter ni Jan ne prêtèrent attention à ce plancher qui grinçait.

A cette porte qui claqua mystérieusement, alors qu'aucun souffle de vent n'animait l'atmosphère.

A cet air devenu glacial qui transformait leur souffle en buée.

A cette sensation d'être observés dans leurs moindres faits et gestes.

Aux cris des animaux du marais qui se rapprochaient lentement.

A ces senteurs d'humus et de terre fraîche.

A cette terrible odeur de viande en décomposition...

Ce n'est que lorsque le rire retentit que Peter et son cousin comprirent que quelque chose ne tournait pas rond.

Un rire cristallin et moqueur qui leur fit dresser les cheveux sur la tête. Un rire démoniaque, inhumain.

A la pâle lueur de la lune filtrant au travers d'une fenêtre circulaire, une ombre commença à se découper sur le mur, qui qui tendit vers eux un bras démesuré. Un bras pourvu d'une main aux longs doigts crochus. Une main à six doigts pour être exact, comme Peter s'en rappelait si bien.

L'ombre ne semblait pas simplement projetée par les rayons lunaires; elle paraissait ramper, se mouvant comme un être autonome, ses contours vacillant étrangement, comme une flaque d'encre refusant de rester immobile.

Ni tenant plus, ils s'étaient précipités dehors, hurlant d'effroi.

Ils retraverseraient le marécage en pleine nuit, au risque de se perdre définitivement mais ils ne passeraient pas un instant de plus sur cet îlot maudit. C'était hors de question.

Mais ça, c'était avant de s'apercevoir qu'un comité d'accueil les attendait sur le rivage.

Que leur embarcation avait disparu.

La suite ne fut qu'une interminable course contre la mort.

Une nuit de cauchemar passée à nager d'îles en îles, à l'aveuglette, à bout de force, la meute sur leurs talons.

Mais alors qu'ils se trouvaient immergés jusqu'à la taille au milieu d'un chenal, Peter sentit une douleur atroce lui transpercer le pied. Comme si un harpon était venu se ficher dans ses chairs afin de l'attirer vers le fond. Il hurla de terreur et de souffrance

La suite devint plus floue. C'est Jan qui le tira jusqu'à la berge, le sauvant d'une mort aussi atroce que certaine. Les deux garçons purent également compter sur la présence salutaire du petit mausolée qui s'élevait là, sur cette croute boueuse oubliée de Dieu. En vérité, c'est ce lieu sacré qui leur sauva véritablement la vie, les mettant définitivement hors de portée de ces créatures du diable.

Ils passèrent le restant de la nuit blottis l'un contre l'autre, tremblant comme des feuilles jusqu'à ce que l'aube pointe enfin à l'horizon, contraignant les horribles monstres à enfin regagner leurs tanières puantes.

Alors qu'ils croyaient le cauchemar enfin, terminé, Peter hurla de douleur lorsque quelque chose s'agrippa à ses chevilles pour le tirer vers sa tombe aquatique.

Il hurla dans le vide en sentant des rangées de dents pointues lui dévorer la chair...

Peter se réveilla en sursaut, trempé de sueur, les draps imprégnés d'urine encore chaude. C'était à chaque fois la même chose, dès qu'il faisait cet horrible cauchemar, toujours le même. Jamais il n'oublierait ce qu'il avait vécu cette nuit-là. Pour toujours son sommeil serait hanté par ce qu'il avait vu trois années auparavant.

Il avait juré de ne plus jamais y retourner ni même d'en parler à qui que ce soit, hormis à Jan, bien entendu.

Peter contempla son pied mutilé où manquaient plusieurs orteils. Celui dans lequel s'était enfoncé le crochet du monstre qui avait voulu le noyer et avait déjà commencé à le dévorer.

Un pied désormais à demi- mort qui l'empêcherait de nager correctement jusqu'à la fin de ses jours, l'excluant de facto de toute activité maritime, faisant de lui le paria du village.

Mais qu'est-ce qui avait pris à Jan de donner son accord à ce drôle de type pour retourner là-bas ? Ils avaient pourtant fait le serment de ne jamais plus remettre les pieds dans cette maison ! Ils se l'étaient juré sur tout ce qu'ils avaient de plus précieux !

Peter se mordit la lèvre. Tout ceci était de sa faute, depuis le début. Car c'était bien lui qui avait commencé par donner son accord à l'étranger, sans penser une seconde aux conséquences qui en découleraient.

Pouvaient-ils vraiment croire qu'une immense fortune en or se trouvait cachée dans ces ruines ? L'homme en gris ne leur mentait-il pas ? Et puis, qu'avait-il lui-même comme intérêt à s'y rendre ? Était-il vraiment le grand historien qu'il prétendait ? Peter en doutait. Et puis, la promesse d'une fortune soudaine valait-elle la peine de mettre à nouveau leur vie en péril ? Ne valait-il mieux pas continuer à couler des jours misérables mais tranquilles dans leur village natal en tentant d'oublier ce qui s'était passé ?

Jamais Peter ne s'était encore surpris à raisonner de manière si intelligente mais la nécessité faisait parfois des miracles dans sa cervelle.

Jan n'était pas idiot. Lui aussi devait sentir que toute cette affaire était louche. Il ne pouvait avoir confiance en ce parfait inconnu, si bizarre. Cet inconnu qui dormait sous son toit cette nuit-même.

Peter se leva et fit quelques pas dans le couloir, jetant à nouveau un œil maussade à la cicatrice noirâtre qui serpentait sur son pied. Une respiration lente et profonde lui confirma que son hôte dormait toujours bien à poings fermés.

Peter s'approcha de la silhouette immobile qui reposait sur la couche. Il était à sa merci. Il lui suffirait de tendre les mains pour l'étrangler et en finir une bonne fois pour toutes.

Puis il comprit ce que Jan avait voulu faire. Oui, les cousins Van Loo guideraient bien cet homme jusqu'à la maison de la sorcière. C'était le seul moyen qu'ils avaient d'exorciser les terribles cauchemars qui les tourmentaient chaque nuit. Ils mettraient un point final à cette histoire et deviendraient enfin les hommes qu'ils rêvaient d'être.

Mais avant cela, il restait une chose importante à faire, songea Peter. Le secret des cousins Van Loo était devenu bien trop lourd à porter. Il devait se soulager de ce fardeau. Il avait besoin de réponses.

Et il savait précisément qui interroger.

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