2. Un ancien et magnifique savoir

La pluie tambourinait aux carreaux tandis que le vent furieux faisait trembler les murs. Avec inquiétude, l'homme en gris se demanda combien de temps cette modeste bicoque pourrait encore rester debout avant d'être emportée par la sauvagerie de l'ouragan.

Assis devant un bol de soupe de hareng, il observait ses interlocuteurs assis de l'autre côté de la table, pas peu fier de lui. Il était admirablement parvenu à les embobiner. Bien entendu, il ne pensait pas trouver la moindre trace d'or où que ce soit. Cependant, il avait parfaitement compris que l'avarice de ces pêcheurs pauvres constituait son principal atout afin de les convaincre de l'aider. Il ne serait que temps de prendre la poudre d'escampette lorsqu'ils découvriraient la supercherie.

-Bon, parlons affaires, maintenant.

L'homme en gris rit intérieurement. Le gros garçon, celui qui répondait au nom de Peter, s'efforçait de paraitre grandiloquent dans le but de l'impressionner. En vain, car la bêtise suintait de chaque pores de sa peau. C'est lui qui menait le duo, laissant peu de place à son cousin Jan, pourtant d'une intelligence clairement supérieure. Et c'était tant mieux ainsi. Il était naturellement préférable de laisser l'idiot du village négocier.

Au fil de leur conversation, l'homme en gris avait appris quantité de choses intéressantes au sujet des deux oiseaux auxquels il avait affaire.

Peter, le gros, était orphelin depuis bien longtemps. Il n'avait pas souhaité en dire plus à ce sujet, mais le taudis dans lequel ils étaient assis en ce moment n'était rien d'autre que la demeure familiale de laquelle Peter avait hérité. Un maigre feu de bois brûlait dans la cheminée, surmontée d'un portrait de Tom Van Grieken. Les Flamands étaient demeurés attachés à la figure de leur premier président élu. Tout ceci avant que la brusque montée de la mer du Nord et l'engloutissement définitif de tous les rêves de grandeur de la jeune république des Flandres. Contrairement au reste des hommes du village, Peter ne participait jamais aux sorties en mer. Pour se justifier, il arguait un pied bot imaginaire l'empêchant se mouvoir correctement et d'être d'une quelconque efficacité sur un bateau. Cependant, l'homme en gris en vint naturellement et rapidement à la conclusion que l'adolescent menteur était tout simplement trop idiot pour avoir jamais su apprendre à nager correctement.

Le second garçon, prénommé Jan, s'était montré peu bavard. L'homme en gris n'avait pour ainsi dire rien pu tirer de lui, hormis le fait qu'il vivait non loin de là avec une mère peureuse et un père alcoolique qui n'hésitait d'ailleurs pas à battre sa famille lors de ses fréquentes crises de manque. L'homme en gris sentait qu'il devait se méfier de Jan. Ce dernier ne lui faisait pas entièrement confiance comme l'indiquaient ses bras croisés et ses sourcils froncés. Il était entièrement soumis son cousin, se contentant de le suivre sans broncher dans chacune de ses décisions. Mais pour combien de temps encore ?

L'homme en gris, quant à lui, se présenta comme « un grand historien, en quête d'un ancien et magnifique savoir destiné à éclairer les peuples futurs de toute sa resplendissante et magnifique lumière ». Cette appellation aussi mensongère que grandiloquente avait eu le mérite d'impressionner les deux compères. Néanmoins, il n'avait jamais été question de leur avouer toute la vérité.

Dans sa tête, l'homme en gris revoyait chaque étape de son parcours depuis qu'il s'était lancé dans la quête insensée de retrouver la trace de Morgane la Rouge. Un voyage, long, voire infini, éprouvant, plein d'espoirs et de déceptions.

Jusqu'à son arrivée à Racour et sa rencontre avec le vieux Colin.

L'histoire de Morgane, toute son enfance, retracée de sa main dans ce vieux carnet moisi.

Un carnet qui se terminait par des indications précises.

Morgane et ses compagnons avaient quitté Liège en direction du nord, remontant le canal Albert jusqu'à l'île d'Anvers. Une fois parvenu là-bas, localiser l'endroit où Morgane avait accosté près de soixante années auparavant serait un jeu d'enfant.

C'est du moins ce qu'avait cru l'homme en gris avant de se rendre compte de la réalité des faits.

L'île d'Anvers n'existait tout simplement pas. Après l'engloutissement de la grande ville flamande ainsi que de son port, plusieurs bande de terre étaient seules restées émergées.

Ce chapelet d'îles était devenu le repaire d'une multitude de communautés de pêcheurs vivant la plupart du temps en parfaite autonomie.

Une longue enquête avait donc débuté pour repérer l'île. De longues semaines de patients interrogatoires, à questionner chaque homme, chaque femme, chaque enfant afin de glaner le moindre indice au sujet d'une sorcière qui aurait vécu dans la région des décennies plus tôt.

Jusqu'à ce lui parviennent les rumeurs tant espérées. De sombres histoires en vérité. Des légendes qui l'avaient mené, lui, l'homme en gris, jusqu'à ce village perdu où il avait fait la connaissance de Jan et de son cousin, en ce mois de novembre 2142.

Machinalement, l'homme en gris tâta la broche à tête d'ours qui se trouvait dans sa poche. C'était Colin, le Maître de la Vermine en personne qui lui avait remise, juste avant qu'il ne quitte Racour. Selon ces dires, il s'agissait d'une clé. Lorsqu'il aurait trouvé la porte adéquate, les ultimes secrets de Morgane la Rouge seraient à sa portée.

Ne restait plus qu'à convaincre ces deux gugusses de lui dire ce qu'ils savaient. L'homme en gris se racla la gorge.

-En effet. Concluons un simple marché. Commencez donc par me dire ce que vous savez au sujet de la sorcière.

Peter parut perdre un peu de son assurance, le regard d'acier de son interlocuteur braqué sur lui. Jan ne dit mot, se contentant de suivre la conversation.

-Les Anciens n'en parlent pas beaucoup. Il n'y a plus grand monde d'assez vieux ici pour l'avoir connue personnellement, de toute façon, marmonna Peter.

Les traits de l'homme en gris se durcirent. Il pouvait lire en ce garçon comme dans un livre ouvert. Son comportement trahissait une grande nervosité. Si l'adolescent s'était un temps laissé appâter par une promesse d'or facilement gagné, il semblait être maintenant revenu à la réalité. Une réalité qui le terrifiait et qui le poussait à tout tenter pour faire machine arrière. Cependant, l'homme en gris n'était pas déterminé à lâcher sa proie si facilement.

-Alors ? Y a-t-il un endroit que nous puissions visiter ? Morgane la Rouge possédait-elle une maison dans ce village ? Existe-t-elle encore ?

-Non, il n'y en a pas ! Il n'y en a jamais eu, le coupa sèchement Peter. Partez, maintenant! Nous n'avons rien à faire avec vous!

L'homme en gris haussa les épaules.

-J'aurais dû me douter que vous n'aviez pas l'étoffe de vrais lions des Flandres ! Tant pis pour vous ! Vous perdrez l'occasion de faire fortune et d'échapper à cette misérable vie qui est la vôtre. Adieu, pauvres pêcheurs ! Puisse la mer vous être favorable !

Peter blêmit, sa main s'approchant dangereusement du couteau de cuisine posé non loin. Mais alors qu'il s'attendait à le voir changer d'avis, piqué dans son orgueil, l'homme en gris dû rapidement déchanter. L'adolescent, d'un bref mouvement de tête, se contenta de lui indiquer le chemin de la sortie, sans rien ajouter. La conversation était close. Furieux et frustré, l'homme en gris se leva, le menton tremblant de colère.

-Attendez !

La voix de Jan l'avait subitement retenu au seuil de la porte d'entrée.

-Il y a une vieille maison en ruines sur une île, à quelques kilomètres d'ici. C'est là que la sorcière vivait, avec sa famille.

L'homme en gris sursauta.

-Avec sa famille ?

-Oui, avec ses enfants. C'est là qu'ils se sont installés après avoir été chassés du village. C'est ce qu'on nous a toujours raconté, en tout cas.

Peter, blême, fusilla son cousin du regard. L'homme en gris, de son côté, se mit à cogiter. Ce qu'il venait d'apprendre était du plus haut intérêt. Ainsi, Morgane la Rouge avait eu descendance. Il lui tardait d'en apprendre plus. Nul doute que cette maison lui apporterait des éléments de réponse.

-Eh bien, conduisez moi donc sur cette île et vous ne serez pas déçus. Je vous laisserai l'intégralité du trésor que nous y trouverons. L'argent ne m'intéresse pas. J'ai d'autres préoccupations.

L'homme en gris ricana intérieurement. Ce retournement de situation était inattendu. Jan le timoré venait de prendre le devant de la scène, éclipsant Peter le charlatan.

-Nous vous y mènerons dès que la tempête sera achevée. Vous avez notre parole !

Une lueur assassine dans le regard, Peter saisit son cousin par le bras, avant de le traîner jusque dans une pièce annexe, prenant bien soin d'en reclaper soigneusement la porte. L'homme en gris ne put s'empêcher de coller son oreille contre le panneau de bois.

-Tu es fou ? Qu'est ce qui te prend ? On ne va quand même pas conduire ce type là-bas ?

-Si, Peter ! On va le faire ! Tu l'as entendu comme moi, non ? Il y a de l'or dans cette maison. Et il sait très bien où il est planqué, j'en mettrai ma main au feu ! Sans lui, on ne le trouvera jamais. Sans or, on ne sortira jamais d'ici. On sera tous crevé noyé ou de pneumonie bien avant ! Et puis, c'est toi qui as d'abord accepté d'aider ce gars, non ? Assume tes conneries, une fois dans ta vie !

-Je m'en fous, Jan ! Je ne retournerai pas dans cette maison ! Pas après ce qu'il s'est passé la dernière fois ! Jamais !

De gros sanglots montèrent dans sa voix.

-On n'a pas le choix, Peter. Laisse-moi décider, pour une fois ! Je sais ce que je fais. Voilà ce que nous allons faire. Nous l'amènerons jusqu'à la maison et on l'attendra tranquillement à l'extérieur. On n'entrera pas, je te le promets. Tu verras, il ne nous arrivera rien.

-Si tu le dis, Jan...

Peter renifla bruyamment. Lorsque les garçons réapparurent, l'homme en gris nota ses yeux rougis et ses mains secouées de tremblements nerveux. Jan paraissait calme mais il masquait sa propre peur derrière cette façade de marbre.

-Vous logerez ici cette nuit. Ne bougez pas, ne vous montrez pas à qui que ce soit. On n'aime pas beaucoup les étrangers dans ce village...surtout s'ils sont trop curieux ! Moi, je vais préparer le matériel dont nous aurons besoin demain. Soyez debout à la première heure. Nous partirons aussi discrètement que possible. Je vous souhaite une bonne nuit.

Son ton n'admettait aucune réplique, ce que l'homme en gris comprit parfaitement. Lorsque Jan ouvrit la porte, une rafale de vent glacé s'engouffra dans la maison, faisant vaciller la maigre flamme qui restait encore dans la cheminée.

Cependant, ce n'est pas ça qui fit frissonner l'homme en gris, mais bien le regard que lui jeta Jan avant de disparaître sous le rideau de pluie. Un regard empli d'une terreur profonde.

Le regard de quelqu'un prêt à affronter l'enfer dans le fragile espoir de s'offrir un avenir meilleur...

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